Fonctionnaire à Marseille, un oxymoron ?

Dossier : Premier PasMagazine N°697 Septembre 2014
Par Franck LIRZIN (03)

En posant mes valises à Mar­seille, pour prendre mon pre­mier poste dans l’administration, je m’attendais à Kaf­ka et Cour­te­line. J’ai eu Rabe­lais et Melville.

Après les années sur le Plâ­tal, mon rang de sor­tie me condui­sit natu­rel­le­ment vers le corps des Mines. Après deux années de stage, le pre­mier à la RATP, le second à la Socié­té géné­rale en pleine crise finan­cière, et une année de for­ma­tion com­plé­men­taire, j’avais envie de chan­ger d’air.

REPÈRES

Provence-Alpes-Côte d’Azur est une région dont l’économie est aussi riche et diverse que ses paysages. De l’industrie lourde (pétrochimie et sidérurgie) sur les berges de l’étang de Berre aux salles blanches de la microélectronique dans la garrigue d’Aix-en-Provence, en passant par l’éco-extracteur de parfums dans les Alpes à Grasse ou les détecteurs à neutrinos sous-marins au large de la baie de Toulon.
Cette profusion fait la force de la région, qui résiste bien mieux que d’autres aux soubresauts de la mondialisation, mais elle crée également la confusion chez les investisseurs internationaux qui peinent à distinguer les points forts.

Mar­seille s’offrait comme la pro­messe d’un exo­tisme à moindres frais. Un ami, Mar­seillais de nais­sance et de coeur, me pré­vint qu’elle était ville qu’on aime ou que l’on déteste, mais devant laquelle nul ne reste insensible.

D’autres m’alertèrent sur les vicis­si­tudes de cette Chi­ca­go à la fran­çaise. Mon par­ti était pris : je ferais rendre gorge aux pré­ju­gés et par­ti­rais goû­ter aux charmes de ce grand port.

Animer le tissu régional

À la fin de l’été, je pris donc mon poste, d’un côté chef de la divi­sion déve­lop­pe­ment indus­triel à la DRIRE (Direc­tion régio­nale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement) – qui allait deve­nir la DIRECCTE (Direc­tion régio­nale des entre­prises, de la concur­rence, de la consom­ma­tion, du tra­vail et de l’emploi) – et de l’autre char­gé de mis­sion « éco­no­mie » auprès du secré­taire géné­ral aux affaires régio­nales, le SGAR.

“ Mon parti : faire rendre gorge aux préjugés ”

À l’interface entre entre­prises et admi­nis­tra­tion, ma mis­sion était d’animer le tis­su indus­triel régio­nal. Concrè­te­ment, cela signi­fie aider les entre­prises à se déve­lop­per et à créer ou pro­té­ger les emplois : don­ner un coup de pouce aux start-ups, inci­ter à la col­la­bo­ra­tion entre grands groupes, PME et labo­ra­toires, struc­tu­rer les filières, mais aus­si essayer de sau­ver celles qui étaient en chute libre.

Les outils dont nous dis­po­sions étaient nom­breux et inégaux : pôles de com­pé­ti­ti­vi­té, agence régio­nale pour l’innovation, pro­gramme des inves­tis­se­ments d’avenir, fonds struc­tu­rels euro­péens, aides pour les actions col­lec­tives, et sur­tout l’énergie et l’enthousiasme que tous, fonc­tion­naires, nous met­tions à aller à la ren­contre des entre­prises, à les écou­ter et à tra­vailler avec elles.

Énergie et obstination

Pas une jour­née qui res­semble à la pré­cé­dente. Un jour sur la plage Napo­léon au bout de la Camargue avec élus et indus­triels pour ima­gi­ner ce que pour­raient être des éoliennes offshore.

“ Un geste mal compris devient une affaire d’État ”

Un autre au milieu des champs de lavande pour ini­tier un rap­pro­che­ment entre filières aro­ma­tiques pro­ven­çales et agroa­li­men­taires drômoises.

Un autre enfin autour de la table pré­fec­to­rale lors d’une média­tion pour cette fabrique de sachets de thé en conflit ouvert avec la mul­ti­na­tio­nale qui venait d’en déci­der la fermeture.

Il y a dans cette éner­gie déployée beau­coup de l’obstination du capi­taine Achab. Notre Moby Dick était la créa­tion d’emplois. Voi­là pour Melville.

Théâtralité méridionale

Il y a ceci de plai­sant en PACA, et à Mar­seille en par­ti­cu­lier, qu’un mot mal pla­cé, un geste mal com­pris se trans­forme en affaire d’État en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ou le faire.

LE LOISIR D’ENTREPRENDRE

Parce qu’il fait confiance à ses agents, l’État leur donne une très grande liberté. Il leur est loisible d’entreprendre, de débusquer les idées reçues, de faire bouger les lignes. Le « statut » d’ingénieur des Mines – de polytechnicien en fait – protège également contre les aléas du bon vouloir de la hiérarchie et confère une responsabilité unique. La liberté acquise n’est pas un droit, mais un devoir.

Ain­si, l’oubli d’envoi d’une invi­ta­tion for­melle à l’un des maires pour une grand-messe me valut une tri­bune assas­sine dans la presse et une remise au pas du pré­fet. Ici plus qu’ailleurs, la forme compte infi­ni­ment plus que le fond.

Toute entente est for­cé­ment pré­cé­dée d’un moment de bour­sou­flure des egos, où les engueu­lades trouvent tout écho dans la presse, grand théâtre bouf­fon des affaires humaines.

Durant les trois ans, j’ai eu droit à des his­toires que je n’aurais crues pos­sibles que dans les films. Une lettre ano­nyme d’un « cor­beau » pour dénon­cer une mau­vaise ges­tion financière.

Un pré­sident de fédé­ra­tion invi­té à une réunion la semaine sui­vante et qui nous indique qu’il ne sera pro­ba­ble­ment pas dis­po­nible – et pour cause, il était mis en exa­men trois jours plus tard.

Un chef d’entreprise tué sur son yacht par un sni­per embus­qué sur un pneu­ma­tique, dont la police décou­vri­ra qu’il trem­pait dans un vaste tra­fic de drogue et de proxénétisme.

Un incen­die volon­taire pour faire dis­pa­raître cer­tains docu­ments admi­nis­tra­tifs. Et j’en passe. Il y a là sans doute de la théâ­tra­li­té du Sud, qui met sous les pro­jec­teurs ce que d’autres régions par­viennent à mas­quer sans peine. Voi­là pour Rabelais.

Un seul interlocuteur

Je suis arri­vé à Mar­seille au tout début de la créa­tion de la Direc­tion régio­nale des entre­prises, de la concur­rence, de la consom­ma­tion, du tra­vail et de l’emploi, la DIRECCTE. L’idée, née de la RGPP, était de fusion­ner huit direc­tions ou délé­ga­tions régio­nales, dont la divi­sion déve­lop­pe­ment indus­triel des DRIRE, toutes ayant une action « économique ».

Trois pôles com­posent la DIRECCTE : le pôle C, consti­tué de l’ancienne DGCCRF, qui s’occupe du contrôle des poids et mesures, de la qua­li­té du vin ou encore du res­pect du code du com­merce ; le pôle T, consti­tué des ins­pec­teurs du tra­vail, char­gé d’appliquer en toute indé­pen­dance le code du tra­vail ; et le pôle 3E, la véri­table nou­veau­té, regrou­pant pas moins de six ser­vices allant de l’intelligence éco­no­mique aux poli­tiques de l’emploi en pas­sant par l’artisanat et la for­ma­tion professionnelle.

Un habillage baroque autour du thème de l’entreprise. J’ai été res­pon­sable adjoint de ce pôle, et ai donc sui­vi sa nais­sance et ses pre­miers pas difficiles.

Mar­seille, un exo­tisme à moindres frais. © FOTOLIA

L’ambition ini­tiale était excel­lente sur le papier : une entre­prise aurait désor­mais un seul inter­lo­cu­teur éta­tique pour tout ce qui concer­nait son déve­lop­pe­ment. Besoin d’une aide finan­cière, d’un conseil pour expor­ter, d’un plan de ges­tion des com­pé­tences ? Le pôle 3E pou­vait répondre pré­sent. Un col­ber­tisme local.

En réa­li­té, les ser­vices fusion­nés étaient de culture et de nature très dif­fé­rentes et les syner­gies furent dif­fi­ciles à trou­ver, entre les ingé­nieurs qui par­laient inno­va­tion, les ins­pec­teurs du tra­vail qui comp­taient les emplois aidés et les conseillers du com­merce exté­rieur qui regar­daient au loin.

Des idées aux projets

Nous avons néan­moins réus­si à créer un lien autour de pro­jets concrets, par exemple les pôles de com­pé­ti­ti­vi­té. En quelques années, ceux-ci, ini­tia­le­ment conçus comme des usines à idées, se sont trans­for­més en usines à pro­jet, capables d’incorporer toutes les com­po­santes requises, de la R&D au recru­te­ment en pas­sant par le finan­ce­ment. Ce qui en fait des inter­lo­cu­teurs pri­vi­lé­giés de tous les acteurs de l’économie, et un par­te­naire incon­tour­nable du pôle 3E.

PACA est l’une des régions où il y a le plus de pôles en France, et créer une véri­table « gou­ver­nance » per­mit de fédé­rer les éner­gies autour d’un pro­jet com­mun tout en déve­lop­pant des leviers concrets d’action de déve­lop­pe­ment économique.

Du théatre au cirque

Depuis, j’ai rejoint les cou­loirs longs et gris – mais non moins ani­més – de Ber­cy, à la direc­tion du Bud­get où je m’occupe du « pré­lè­ve­ment sur recettes », à savoir les ver­se­ments de la France à l’Union européenne.

Il s’agit là de négo­cia­tions inter­na­tio­nales avec des enjeux finan­ciers colos­saux, un tout autre uni­vers que Mar­seille, où le cirque bruxel­lois rem­place le théâtre mar­seillais, et les cultures natio­nales les carac­tères locaux.

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