De la passion des mathématiques aux vertiges de la finance

Dossier : Premier PasMagazine N°697 Septembre 2014Par : Yun LI (03) et Guillaume TROIANOWSKI (05)

REPÈRES

L’X apporte un ticket pour être convoquée aux entretiens en début de carrière et une invitation à aller en faire passer par la suite. Entre autres, c’est en effet une reconnaissance de ce que j’ai accompli et des encouragements à aller entreprendre de nouveaux défis. Mais c’est aussi une grande responsabilité de se montrer à la hauteur et de se dépasser sans cesse (Yun Li).
La reconnaissance des grandes écoles françaises aux États-Unis n’étant encore que sporadique, la principale contribution de l’X à mon parcours réside dans le chemin qui y a mené, mettant l’accent sur l’omniprésence de la pensée mathématique dans les entreprises aussi bien théoriques (physique, biologie, etc.) que pratiques (économie, finance, sciences sociales, etc.).
L’approche consistant à se concentrer sur le cœur conceptuel de chaque discipline (que j’ai perçu à l’X dans l’enseignement aussi bien en mathématiques qu’en économie ou en biologie) est une excellente préparation (même si elle peut parfois paraître un peu sèche) pour les études supérieures et l’apprentissage d’un métier non scientifique.
Elle en rend aisé l’apprentissage des spécificités, facilite l’assimilation de son langage, de ses concepts sous-jacents (Guillaume Troianowski).


Yun Li :

Après avoir suivi le mas­ter de prob­a­bil­ités et finance de Paris-VI, j’ai été accep­tée en tant que sta­giaire à la BNP, au sein de l’équipe de struc­tura­tion sur les pro­duits dérivés.

Aux États-Unis, la recon­nais­sance des grandes écoles français­es est encore spo­radique. Ici Stan­ford, la tour Hoover

J’ai eu beau­coup de chance d’être recrutée par cette équipe quand la crise des sub­primes com­mençait à point­er son nez et j’ai eu un début de car­rière assez mou­ve­men­té, comme cer­taine­ment beau­coup de jeunes financiers de l’époque, dans un décor de mon­tagnes russ­es boursières.

“ Je n’ai jamais pu expliquer à ma mère ce qu’est un produit hybride ”

Mais, peut-être préservée par l’insouciance pro­pre aux jeunes diplômés, j’ai gardé de très bons sou­venirs de ce début de car­rière où j’ai reçu beau­coup d’aide de mon équipe et où j’ai décou­vert un monde pas comme dans les poly­copiés, et heureuse­ment dans mon cas, c’était en mieux.

C’est par un pur hasard ou pour des raisons que j’ignore tou­jours que l’on m’a pro­posé d’aller rejoin­dre le « trad­ing hybride » (je ne savais pas ce que sig­nifi­ait « hybride »). Je me rap­pelle encore très bien que c’était le lende­main de la chute de Lehman Broth­ers, un lun­di, que je devais offi­cielle­ment rejoin­dre ma nou­velle équipe.

Arrivée en avance, je me suis ren­du compte que l’équipe était déjà présente en salle de marché, et cela depuis l’aube.

Voilà cette insou­ciance de l’époque qui serait prob­a­ble­ment impar­donnable aujourd’hui. Les qua­tre années suiv­antes m’ont ini­tiée au trad­ing, et je n’ai qu’un seul regret : n’avoir jamais réus­si à expli­quer claire­ment à ma mère ce qu’est un « pro­duit hybride ».

UNE “ FRENCH BANKER ”

Après dix belles années à Paris, j’ai migré vers le « XXIe arrondisse­ment de Paris », où j’ai eu droit à un jour férié pour aller regarder la princesse épouser son prince charmant.

Stanford : MathCorner
Stan­ford : MathCorner

Et j’ai décou­vert que Lon­dres ne ressem­ble à aucun des vingt arrondisse­ments de Paris, mais je l’aime dif­férem­ment, surtout d’un point de vue pro­fes­sion­nel. J’y ai décou­vert une autre cul­ture, ou plutôt d’autres cul­tures, et je con­tin­ue de les décou­vrir tous les jours. J’apprécie ce change­ment cul­turel qui m’apporte quelque chose d’indescriptible et de pétillant.

J’ai aus­si été amenée à tra­vailler sur des pro­duits dif­férents, même si c’est encore con­sid­éré comme le même type de trad­ing, et, l’insouciance cédant sa place à l’expérience, je vois mon méti­er d’un œil nouveau.

Et à ma grande sur­prise, la jeune femme asi­a­tique du trad­ing floor de Paris est désor­mais con­sid­érée comme une French banker dans cette banque améri­caine. La com­mu­nauté française est digne de son image dans ce méti­er et je suis fière d’en faire partie.

LA RECHERCHE QUANTITATIVE

Guil­laume Troianows­ki : À l’issue de ma troisième année à l’X, je suis par­ti faire mon stage d’option à Stan­ford dans un lab­o­ra­toire tra­vail­lant sur les mal­adies car­dio­vas­cu­laires, me spé­cial­isant dans cer­tains types de mal­adies con­géni­tales du cœur. Ayant été admis en pro­gramme de mas­ter à Stan­ford pour ma qua­trième année, j’ai con­tin­ué ce pro­jet pen­dant deux ans.

En 2010, ayant décidé de rester à Stan­ford en doc­tor­at, j’ai com­mencé à tra­vailler sur un pro­jet en topolo­gie algébrique qui est devenu par la suite le sujet de ma thèse. Après ma sou­te­nance de doc­tor­at en 2013, j’ai été recruté par le groupe de recherche quan­ti­ta­tive chez J.P. Mor­gan spé­cial­isé dans les pro­duits dérivés de taux d’intérêt.

Stanford : La Bibliothèque
Stan­ford : La Bibliothèque

TOUT EST POSSIBLE

Que retenez-vous de votre passage à l’X ? Pourquoi avoir choisi d’y étudier ?

Y.L. : Quand mon entourage se plaint que j’entreprends trop de pro­jets et que j’ai ten­dance à vouloir tout organ­is­er et prévoir (ce qui, selon moi, n’arrive que rarement), ma réponse la plus con­va­in­cante est que je n’avais jamais prévu de venir en France, et encore moins d’y étudi­er à l’X, à tel point que je n’ai com­mencé à con­naître l’X que lorsque j’ai appris que j’y étais admise.

“ Les plus grands choix dans la vie se font souvent par hasard ”

De l’université de Pékin à l’aéroport de Rois­sy, sans par­ler un mot de français, je ne peux que dire que les plus grands choix dans la vie se font sou­vent par hasard. C’est par la suite que notre volon­té et notre déter­mi­na­tion nous amè­nent à choisir de les suiv­re ou non. J’ai choisi de suiv­re ce hasard, ayant un petit goût de folie, quand l’X m’a ten­du les bras avec le sou­tien d’Égide m’offrant la bourse Eif­fel, qui m’a per­mis d’aller voir la fameuse tour, à l’aurore, juste après mon pre­mier vol international.

Et mis à part la chance, je retiens surtout que tout est pos­si­ble dans la vie, si nous le voulons bien, et que le monde est bien plus vaste que la carte du monde de ma cham­bre d’enfance.

G.T. : L’X a été pour moi une péri­ode d’ouverture durant laque­lle j’ai pu décou­vrir la valeur de la pen­sée math­é­ma­tique dans d’autres dis­ci­plines. De voir que l’on pou­vait extraire la struc­ture d’un sys­tème sans l’y réduire, en dessin­er le squelette pour mieux se con­cen­tr­er sur ce qui s’en détache m’a ouvert de nom­breux hori­zons dont cer­tains que j’ai explorés durant ma qua­trième année.

La finance est pour moi un exem­ple dans lequel cette approche intel­lectuelle est néces­saire sans pour autant que la dis­ci­pline ne s’y réduise.

OUVERTURE ET FERMETURE

Que faites-vous au quotidien ? Qu’est-ce qui vous plaît le plus ?

UN MICROCOSME FASCINANT

Il est naïf de penser que la proximité de l’argent qu’offre le monde de la finance ne saurait attirer une avidité massive (tout comme la falsification de données dans le monde académique qui, ayant moins d’impact sur la vie courante, a fait moins de remous). Les banques sont littéralement des points de convergence pour d’énormes sommes d’argent et la technologie en facilite l’accès et l’excès.
Cela dit, ce n’est pas pour cela que l’on doit travailler en finance. C’est un monde qui se trouve à l’intersection des mathématiques, de l’économie, de la technologie, du droit, de la psychologie des foules et même de la théorie du récit ; en cela, c’est un microcosme fascinant, aux problèmes intéressants et à l’impact réel qui ne peut se résumer aux abus qu’il occasionne et continuera d’attirer (Guillaume Troianowski).

Y.L. : C’est prob­a­ble­ment la ques­tion la plus tech­nique que l’on puisse pos­er à un financier ! Car, au-delà de la réponse clas­sique, « con­cevoir des pro­duits financiers et cou­vrir les risques asso­ciés », expli­quer les con­cepts et les tech­niques qui for­ment le cœur du méti­er en quelques mots n’est pas une chose facile.

Le quo­ti­di­en est ryth­mé par l’ouverture et la fer­me­ture des marchés, mais n’est en rien rou­tinier, car chaque jour apporte son lot de nou­veaux défis ; si les prob­lèmes se ressem­blent, ce n’est pas le cas des solutions.

Pour quelqu’un qui a passé des années à étudi­er les math­é­ma­tiques (appliquées), aime cette matière, et est assez lucide pour savoir qu’il ne sera pas la prochaine médaille Fields, la finance quan­ti­ta­tive est une plaisante gym­nas­tique du cerveau qui peut aboutir à quelque chose de con­cret (prof­itable de préférence) assez rapidement.

Le tout asso­cié à ce grand défi quo­ti­di­en d’expliquer, de défendre, d’adapter nos idées auprès d’interlocuteurs qui ne perçoivent pas tou­jours le monde en for­mules ou en équations.

Et dans mon méti­er, en dehors des dis­cus­sions entre experts, ce sont sou­vent ces inter­locu­teurs qui nous poussent à être plus inno­vants tout en gar­dant les pieds sur terre.

UN QUOTIDIEN DYNAMIQUE

G.T. : Mon quo­ti­di­en se partage entre la con­struc­tion de mod­èles en math­é­ma­tiques finan­cières, la pro­gram­ma­tion et l’analyse des résul­tats, et l’équilibre entre ces trois pôles rend mon tra­vail intéressant.

“ La spéculation n’est fustigée que lorsqu’elle est malheureuse ”

La recherche appliquée, si elle ne se focalise que sur la preuve de con­cept, peut être frus­trante au mieux et com­plète­ment erronée au pire (comme il m’a été don­né de m’en apercevoir) car elle se donne le choix du prob­lème à résoudre, choix par­fois trop par­faite­ment choisi pour illus­tr­er une tech­nique nouvelle.

Lorsque, au con­traire, elle s’applique à résoudre un prob­lème indus­triel ayant une com­posante matérielle, le prob­lème impose un con­texte qu’il est plus dif­fi­cile de manip­uler, val­orisant ain­si davan­tage sa résolution.

L’ajout de la pro­gram­ma­tion comme prin­ci­pal out­il de tra­vail donne la pos­si­bil­ité de con­stru­ire la solu­tion à un prob­lème sans les dif­fi­cultés matérielles que ren­con­tr­erait un biol­o­giste expéri­men­tal­iste ou un archi­tecte. Ces élé­ments en font un quo­ti­di­en dynamique, aux mul­ti­ples oppor­tu­nités d’apprentissage.

ÉVOLUTION PLUS QUE CONTRADICTION

Le secteur financier continue d’attirer de nombreux diplômés, en particulier les X. En même temps, il est fustigé par les médias et l’opinion depuis la crise des subprimes de 2007. Comment vivez-vous cette contradiction ?

Y.L. : Je dirais que c’est plutôt une évo­lu­tion qu’une con­tra­dic­tion. Je ne suis pas dans le méti­er depuis assez longtemps pour par­ler de la finance d’avant, mais la finance d’aujourd’hui a cer­taine­ment évolué et évoluera vers de nou­veaux équilibres.

Si j’ai com­mencé le méti­er par appren­dre et appli­quer des for­mules et des mod­èles, j’ai surtout appris que la finance ne vit pas dans une tour d’ivoire. Nous avons aus­si une grande respon­s­abil­ité à l’égard de notre trad­ing desk, de notre banque et surtout de nos investis­seurs, dans un envi­ron­nement qui ne cesse de changer.

Faire par­tie de cette évo­lu­tion du méti­er est plutôt une chance, car les change­ments créent aus­si de nou­velles oppor­tu­nités et amèneront le méti­er vers un meilleur avenir.

G.T. : Je ne vois pas ma sit­u­a­tion actuelle comme une con­tra­dic­tion. La spécu­la­tion sur des valeurs de plus en plus volatiles qui fut une des caus­es de la crise n’est fustigée que lorsqu’elle est mal­heureuse ; vic­to­rieuse, elle prend le nom de tal­ent et est présen­tée par les hedge funds comme la garantie de leur valeur, jus­ti­fi­ant des frais astronomiques.

D’autre part, la finance, sys­tème omniprésent d’une com­plex­ité gran­dis­sante, néces­site un con­trôle à la hau­teur, s’appuyant sur un équili­bre entre avancée tech­nologique et pen­sée abstraite.

Ce défi de taille vaut bien qu’on s’y arrête, en dépit d’une image contestable.

Stanford : Les Arcades
Stan­ford : Les Arcades.

Stanford : Batiment principal
Stan­ford : Bati­ment principal.

L’ATOUT DE LA DIFFÉRENCE

Yun, tu travailles dans un milieu très masculin – voire macho. Comment faire quand on est une polytechnicienne ?

Y.L. : Les poly­tech­ni­ci­ennes y ont prob­a­ble­ment été habituées bien avant de choisir leur méti­er. De mémoire, ma pro­mo­tion fai­sait par­tie des pro­mo­tions récentes les plus mas­cu­lines, avec une quar­an­taine de filles, et avant l’X, j’étais dans un départe­ment de math­é­ma­tiques comp­tant encore moins de filles.

Sta­tis­tique­ment par­lant, mon milieu est même devenu de plus en plus féminin. Per­son­nelle­ment, je ne vois pas de dif­fi­culté par­ti­c­ulière à tra­vailler avec des gen­tle­men tout en gar­dant ma féminité.

Au con­traire, être dif­férente peut être une richesse voire un atout, tout comme notre orig­ine, notre par­cours académique et notre vécu per­son­nel. Et c’est surtout vrai dans une ville comme Londres.

UN MODE DE PENSÉE

Comment passe-t-on de la recherche en mathématiques aux salles de marché ?

G.T. : Cette tran­si­tion s’est faite très aisé­ment. Les math­é­ma­tiques sont un out­il très ver­sa­tile et, bien qu’il n’y ait que peu de place en finance pour la topolo­gie algébrique appliquée, la pen­sée algébrique en elle-même se trou­ve invo­quée chaque fois qu’une struc­ture sim­ple appa­raît sous la forme d’un sys­tème complexe.

J’ai passé mon doc­tor­at à essay­er de traduire la sta­bil­ité appa­rais­sant dans les pro­priétés topologiques de cer­tains com­plex­es en ter­mes algébriques. Cette démarche peut s’appliquer à d’autres domaines et, même si cette for­mu­la­tion algébrique n’est pas tou­jours au ren­dez-vous, le mode de pen­sée en lui-même reste le même.

CONSEIL AUX JEUNES

Y.L. : Mon père me répé­tait : les seules lim­ites sont dans notre tête. Je pense que quand on fait ce que l’on aime, il est plus facile de franchir ses lim­ites, et de don­ner du sens à ce que l’on fait. Ayez une car­rière pas­sion­nante et sans limites.

“ Les seules limites sont dans notre tête ”

G.T. : Le temps passé en uni­ver­sité et la pos­si­bil­ité d’apprendre un domaine nou­veau sont précieux.

Je suis con­scient que la ten­dance est de se ruer vers la car­rière mais, étant don­né la dif­fi­culté, une fois que l’on y est engagé, de se retourn­er vers les sci­ences et les let­tres pour y appren­dre quelque chose de nou­veau par sim­ple plaisir, il est impor­tant d’en avoir fait l’expérience avant de faire un pas qui mar­que le début d’une péri­ode d’une quar­an­taine d’années.

Propos recueillis par Franck Lirzin (2003)

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