Une "salle" de l'école polytechnique en 1931

Fantômes

Dossier : La Tradition et les Traditions de l'X des origines à nos joursMagazine N°331 Juin 1978Par : Jean-Pierre CALLOT (31)
N° 331 Juin 1978
Dans le soir qui tombe, je gravis les pentes de la Mon­tagne Sainte-Geneviève. A ma gauche, les bâti­ments de l’É­cole dressent leurs grands murs qui parais­sent, dans la nuit, d’une blancheur inso­lite. A droite, je retrou­ve les vieilles maisons de ma jeunesse ; leurs façades craque­lées, leurs murs de guin­go­is, leurs som­bres encoignures, leurs enseignes !

Dans le soir qui tombe, je gravis les pentes de la Mon­tagne Sainte-Geneviève. A ma gauche, les bâti­ments de l’É­cole dressent leurs grands murs qui parais­sent, dans la nuit, d’une blancheur inso­lite. A droite, je retrou­ve les vieilles maisons de ma jeunesse ; leurs façades craque­lées, leurs murs de guin­go­is, leurs som­bres encoignures, leurs enseignes !

Voici l’hô­tel de l’E­spérance ; à la corne du square Mon­ge. Juste à ce car­refour de l’é­va­sion, où dis­parais­saient les murs de l’É­cole, et où Paris nous était livré, avec ses lumières, sa liber­té, son aven­ture ! Comme il était bien nom­mé, cet hôtel, qui mar­quait le pre­mier jalon de nos joies hebdomadaires.

Voici la voûte de la Cité Sainte-Geneviève, mis­érable impasse que peu­plaient tous les pres­tiges de l’Asie, parce que, quelque­fois, une anna­mite en pan­talon de soie sautil­lait sur ses pavés iné­gaux. Voici l’hô­tel de Bor­deaux et ses étroites fenêtres der­rière lesquelles nous guet­taient d’imag­i­naires Celinas.

Voici notre place. Sa fontaine aux têtes de lions, son petit hémi­cy­cle où deux clochards dor­ment tou­jours du même som­meil impas­si­ble. Et voici la porte du 5, son fron­ton aux let­tres mag­iques, sa Min­erve, sa chou­ette — et, dans la clarté d’un lumignon, la chaîne et le cade­nas qui ont brisé notre espérance.

Com­bi­en de fois l’ai-je franchie cette porte sacrée ! Tan­tôt d’un pas vif et l’épée au côté, tan­dis que la Berzé com­mençait d’é­gren­er ses dix coups inexorables.

Et tan­tôt, comme aujour­d’hui, très douce­ment, très silen­cieuse­ment, dans la noire tenue de β, le cœur plein de rêves impos­si­bles, et sur les lèvres le nom d’une fille qui allait bercer mon som­meil, au casert et jusque sous les bancs de l’Amphi.

Depuis 173 ans, près de 40 000 Poly­tech­ni­ciens ont mon­té cette pente, mêlant leurs joies et leurs soucis ; dis­cu­tant analyse, cares­sant le sou­venir d’une femme, com­bi­nant le prochain chahut, échangeant des pro­jets d’avenir, avides devant la vie où cer­tains allaient s’en­gloutir et qui ferait d’autres d’il­lus­tres per­son­nages, dont les noms seraient gravés sur les murs de l’École !

Je me sou­viens … je me sou­viens des jours et des nuits où nous lon­gions ces murs, groupes frater­nels, agités de petits prob­lèmes et de grandes idées, mêlant nos avenirs. Bien des années ont passé ; les vis­ages fam­i­liers se sont estom­pés, les ami­tiés aussi.

Aujour­d’hui, où êtes-vous, mes cama­rades, que j’ai tant aimés et si bien con­nus ? Hélas, vous étiez comme les amis du poète, et sur notre colline souf­flait le vent… Il vous a emportés …

Une salle en 1931.

Le conscrard Chambergeot

Quel est ce fan­tôme incon­nu dont la
présence redoutable
vient trou­bler ce jour mémorable ?
Dis-moi, réponds : Qui donc es-tu ?
(Ombres, Gas­ton Mach, 1878).

De tous les fan­tômes que les murs de notre École ont tenus cap­tifs, il en est un qui joua un rôle si émi­nent qu’il serait incon­venant de ne pas le saluer ici :
c’est Chambergeot.

L’his­toire et les orig­ines de Cham­ber­geot ont fait l’ob­jet d’é­tudes nom­breuses. Mar­cel Prévost con­sacra à ce per­son­nage sa pre­mière oeu­vre, une nou­velle qui parut dans le « Cla­iron » en 1883, et dont le suc­cès déci­da peut-être de sa car­rière lit­téraire. Il don­nait Cham­ber­geot pour le fils adop­tif d’un cor­don­nier de Mon­trouge, ce qui est peut-être vrai, mais il n’avait pas per­cé le mys­tère de sa véri­ta­ble et sin­gulière nature.

Pinet et Lévy, dans leur « Argot de l’X » paru en 1894, don­nent une ver­sion un peu dif­férente. Cham­ber­geot aurait été un col­légien lau­réat du « grand con­cours », mort en 1750 et intro­duit dans la mytholo­gie poly­tech­ni­ci­enne par le « cours de thèmes alle­mands » du pro­fesseur Bacharach (pro­fesseur à l’É­cole Poly­tech­nique de 1846 à 1872).

D’après une troisième ver­sion, les reg­istres du jury de Paris siégeant pour le pre­mier con­cours, en 1794, auraient fait men­tion d’un can­di­dat nom­mé Cham­ber­geot, âgé de 16 ans, qui aurait obtenu les notes les plus élevées lors des épreuves écrites.

Pour­tant, nous ne trou­vons pas son nom dans le réper­toire de Marielle, qui donne la liste com­plète des Poly­tech­ni­ciens, de la fon­da­tion de l’É­cole à 1853. C’est que Cham­ber­geot ne pas­sa pas les épreuves orales du con­cours. Il mou­rut dans l’in­ter­valle des deux sessions.

Ces faits — cir­con­stances et âge de sa mort — se trou­vent authen­tifiées par la tra­di­tion orale de l’É­cole. Il y a une soix­an­taine d’an­nées, en effet, à l’oc­ca­sion de l’« absorp­tion “, deux ques­tions étaient posées aux conscrits :

  • Que n’avait pas Cham­ber­geot quand il mou­rut ? et il fal­lait répondre :
  • Il n’avait pas seize ans.
  • dans quoi mou­rut Chambergeot ?
    dans l’intervalle.

Les faits sont bien étab­lis. Ce qui est mys­térieux, c’est la rai­son pour laque­lle Cham­ber­geot choisit de mourir à ce moment.

Cham­ber­geot entra néan­moins à l’É­cole Poly­tech­nique. Il y entra, bien qu’il ne fig­ure pas sur les annu­aires. On peut même dire qu’au­cun Poly­tech­ni­cien n’y fut jamais aus­si présent.

Il y entra physique­ment, sous la forme de son squelette. Il y entra morale­ment ; bien des évène­ments dans l’his­toire de l’X, bien des rites et des tra­di­tions, por­tent la mar­que de son génie.

Cham­ber­geot patron­nait la séance des ombres — céré­monie aujour­d’hui dis­parue — et il par­rainait l’une des cotes attribuées aux con­scrits lors de la grande séance annuelle qui a lieu à l’am­phithéâtre de Physique, la cote Cham­ber­geot, décernée à l’élève ayant obtenu au cours des années précé­dentes les plus hautes récom­pens­es uni­ver­si­taires ; celui-ci était invité à la mod­estie par un vigoureux dis­cours de son squelet­tique ancien :

Hommage à Chambergeot

Cham­ber­geot immor­tel, géant tou­jours debout,
Toi qui, mal­gré ta mort, est tou­jours par­mi nous,
Toi dont le nom illus­tre étince­lant de gloire
Accom­pa­gna Car­va pen­dant cent ans d’histoire,
Écoute, en cette crypte aux murs glu­ants et froids,
C’est toute la Pro­mo qui par­le par ma voix
Pour deman­der con­seil au plus grand des antiques.
Souf­fre donc, Cham­ber­geot, que d’abord je t’explique
Ce qu’au­jour­d’hui, hélas ! Car­va est devenue.
Depuis qu’en­tre ses mains l’As­tra les a tenus,
Les mal­heureux Cocons traî­nent leur pau­vre vie,
En bâil­lant de langueur et de mélancolie.
Enfer­més sans espoir dans ce som­bre séjour,
La Chi­ade et les Ephi se parta­gent leurs jours.
A la pâle lueur des jaunâtres Mercas,
Sou­tenant dans leurs mains leur front puis­sant et las
Où chaque théorème a creusé une ride,
Ils peinent, tels des bœufs sur les œuvres arides
Qu’à Toron­to, jadis, le Plon élabora.
Puis, quit­tant sans regret ces étranges nablas,
Ils nagent au milieu des grands lacs de bromure
Dans quoi le cours du Z. baigne ses formes pures,
Ou bien jetant en hâte à leurs corps amaigris
Le vête­ment léger qui con­vient aux Ephis,
Au sor­tir du bunoust ils vont, fantomatiques,
Encore mal réveil­lés ; à leurs jeux athlétiques.
Les uns, surex­cités par l’air frais du matin,
Courent comme des fous dans le vaste jardin,
Courent jusqu’à ce que le souf­fle enfin leur manque.
D’autres, glacés d’ef­froi en haut de la palanque,
Son­dent avec ter­reur les abîmes profonds,
Hési­tent un instant, puis se jet­tent d’un bond
Dans le gouf­fre béant. Et de leur course folle,
Ne voy­ant qu’un paquet de chair qui dégringole,
Nous croi­sons nos regards et mur­murons tout bas :
« Pri­ons tous pour celui qu’on ne rever­ra pas. »
Enfin, dans ce tableau de souf­frances inhumaines,
Le spec­tre du Basoff ou celui du Pitaine
Passent de temps en temps en sourds éclairs de feu.
Alors, fou­et­tez, Cocons, il suf­fit de bien peu
Pour que de leur fureur l’ef­froy­able tempête
Tour­bil­lonne en hurlant au-dessus de vos têtes
Et déverse sur vous un déluge de crans…
Eh bien, nous pen­sons tous qu’il faut faire du bran,
Qu’il faut mon­tr­er de quoi la pro­mal est capable
En faisant sans mol­lir des choses effroyables ;
Nous pen­sons qu’il est temps d’es­say­er de briser
Les chaînes que l’As­tra nous con­damne à porter.
Mais devant la grandeur d’une telle entreprise
Je trem­ble, ô Cham­ber­geot, et ma tête soumise
S’in­cline avec respect devant ton vaste front.
Toi seul tu pour­ras ren­dre notre effort fécond.
Oh ! par tous les côtés fais-moi voir toute chose.
Mon­tre-moi que l’As­tra est faible, afin que j’ose
M’at­ta­quer à ce fort bor­dé d’un triple airain,
Et per­me­ts-moi d’aller, un flam­beau à la main,
Muet, trem­blant d’hor­reur dans cette nuit profonde,
Décou­vrir sur ton crâne aus­si grand que le monde
Le secret écla­tant des jours victorieux.

Revue des pro­mos 42–43 A mai 1945

Et bien, con­scrit infâme
Oses-tu t’é­ton­ner si verte­ment je blâme
ton culot mon­streux ? Pour des prix arrachés
à quelques con­cur­rents absur­des, mal léchés
tu t’os­es com­par­er à ton antique illustre !
Non, ce n’est pas ain­si qu’on acquiert un tel lustre
Con­scrard ! Et si tu veux te com­par­er à moi
meurs, ressus­cite et meurs encore, comme avant toi
l’a fait ce Cham­ber­geot, dont sans doute on plaisante
mais qu’i­ci cha­cun vante

Gas­ton Moch (1878)

Car Cham­ber­geot mou­rut et ressus­ci­ta plusieurs fois au cours de sa car­rière poly­tech­ni­ci­enne. En 1814, il se com­porte vail­lam­ment dans la bat­terie de l’É­cole, et il est tué à la bar­rière du Trône.

En 1830 il tombe, aux côtés de Vaneau, devant la caserne de Baby­lone. On le voit reparaître en 1848, et il est l’un des Poly­tech­ni­ciens qui arrê­tent· les pil­lards aux portes des Tui­leries ; cette fois, il s’en tire sans dommage.

Il n’en est pas de même en 1870. Après avoir été décoré à la bataille de Reichshof­fen, il est tué en même temps que son cama­rade Benech à la bataille de Champigny.

Mais il reparaît ! En 1911, il prend une part active à la cam­pagne de caisse, et on peut le voir, un matin, chevauchant le « cama­rade Zoubre » sur le toit de la « Boîte à claque ».
(Le« cama­rade Zoubre” était un squelette de cheval appar­tenant aux col­lec­tions de l’É­cole. L’hono­rari­at qui lui avait été plaisam­ment con­féré ne per­met absol­u­ment pas de le situer sur le méme plan que Chambergeot.)

Nous ne pos­sé­dons aucun ren­seigne­ment sur le com­porte­ment de Cham­ber­geot au cours de la guerre 1914–1918. Mais dans la péri­ode qui suit, nous le trou­vons en pleine activ­ité. Il par­ticipe aux travaux de la « Kom­miss », au moment de la cam­pagne de caisse, en par­ti­c­uli­er, il est le héros d’une sorte de ral­lye : Cham­ber­geot est caché dans un des replis les plus secrets de l’É­cole — et l’on sait quels inex­tri­ca­bles labyrinthes elle recèle — et les équipes de chaque tan­dem par­tent à sa recherche.

En récom­pense, les vain­queurs se voient hon­orés de la présence dans leur bar de l’il­lus­tre antique ; c’est là un gage impor­tant de succès.

Hélas ! Ce prodigieux per­son­nage qui pen­dant cent cinquante ans par­tic­i­pa à tous les fastes de l’É­cole qui l’honore au même titre que les plus grands par­mi ses anciens, ce génie glo­rieux et mul­ti­forme, dis­parut en 1939.

Et les jeunes Poly­tech­ni­ciens, lorsqu’on évoque devant eux le nom de Cham­ber­geot, posent cette ques­tion, pour cent cinquante pro­mo­tions inconcevable :

- Cham­ber­geot ? Qui est-ce ?

La Légende de Chambergeot
air : la plus bath des javas

I

Je vais vous raconter
L’his­toire d’un gros bottier
Une his­toire qu’est triste à faire pleurer.

Pour vous racon­ter ça
y m’fal­lait une java
J’ai pris la plus bath, écoutez-là

Si mes vers sont idiots
C’est que j’su­is un ballot
Par­don­nez-moi, j’comm​ence aussitôt.

C’é­tait un bon p’tit gars
Sur un air de java
Qui s’ap­pelait Chambergeot
Sur un air de javo
Il était à l’École
Sur un air de javole
Tou­jours par­mi les bons
Sur un air de gigon.

Ah, Ah, Ah, Ah, Écoutez ça si c’est digne
Ah, Ah, Ah, Ah, Moi j’n’au­rais jamais cru çà.

II

Ayant passé l’bachot
D’math­’élém et d’philo
Il se dit j’su­is bien assez costaud

Pour pou­voir m’présenter
A l’ex­a­m­en d’entrée
De l’X où je serai sûre­ment l’premier…

Il avait bien raison
Car toutes ses intentions
S’trou­vèrent réal­isées pour de bon.

Alors il s’présenta
Sur un air de java
Il fut reçu major
Sur un air de javor
Mais hélas peine amère
Sur un air de javère
Il meurt dans l’intervalle
Sur un air de schicksaI.

Ah, Ah, Ah, Ah, Voyez-vous ça comme c’est
triste,
Ah, Ah, Ah, Ah, Quelle affaire que c’t’affaire-là !

III

Per­son­ne n’a jamais su
Ce qu’il était dev’nu
A l’É­cole on ne l’a jamais vu,

Mais on a son squelette
Et ça c’est vrai­ment chouette
D’l’avoir par­mi nous les jours de fête

C’est un​beau gosse ma foi
Dis­tin­gué mince et droit
Et même il fait des dis­cours parfois

C’est un type très sympa
Sur un air de java
On ne r’grette qu’une seule chose
Sur un air de javose
C’est qu’il n’ait plus qu’deux trous
Sur un air de javou
A la place des deux yeux
Sur un air déjà vieux.

Ah, ah, ah, ah, Écoutez-çà si c’est macabre
Ah, ah, ah, ah, C’est la plus bath des javas.

lina
Céli­na, m​a jolie,
Je t’aimerai toute la vie.
Céli­na, mon amour,
Je t’aimerai toujours.
Sérénade à Célina par un polytechnicien Chaque soir, à ta fenêtre,
ô Céli­na,​tu parais.
Cha­cun dit : c’est moi, peut-être
Et cha­cun se met en frais.
Ils sont tous là, mes amoureux, sous ma fenêtre ;
Leur lente litanie s’é­grène dans le soir,
Émue, assuré­ment, ironique, peut-être :
Qu’im­porte l’ironie où trem­ble un peu d’espoir.Ils sont tous là, mes amoureux, sous ma fenêtre.
Dieu qu’ils sont a​musants et comiques à voir !
Le bot­ti­er, que l’amour trans­forme en petit maître,
Arrache à son ban­jo des cris de désespoir.
Qu’im­porte l’ir​onie, ô beaux por­teurs d’épée ?
Ce que je sens trem­bler dans vos gorges crispées,
Ce n’est pas de l’amour pour moi, je le sais bien.Mais j’évoque à vos yeux la vision fugitive
De celle qui demain saura tenir captive
Toute votre gaîté dans sa petite main.

Le moineau de Berzélius à l'école polytechnique

En 1817, l’ illus­tre pro­fesseur sué­dois, Berzélius, fit, devant les élèves de l’Ecole Poly­tech­nique, une con­férence sur les effets phys­i­ologiques de la raré­fac­tion de l’air.

Pour l’il­lus­tr­er, il plaça, sous la cloche d’une machine pneu­ma­tique, un moineau cap­turé dans la cour. Comme l’oiseau allait suc­comber, les trois cents élèves présents se mirent à crier pour deman­der sa grâce ; le pro­fesseur le libéra.

La légende racon­te que, depuis ce jour, le moineau se pos­ta vers dix heures du soir, les jours de sor­tie, sur l’hor­loge du Pavil­lon des Elèves.

Et, lorsqu’il aperce­vait, au loin, un retar­dataire courant sur les pentes de la Mon­tagne Sainte-Geneviève, il se per­chait à l’ex­trémité de la grande aigu­ille et l’empêchait d’at­tein­dre l’heure jusqu’à ce que la porte eût été franchie

La chanson du Berzé à l"école polytechnique

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