Le coup du poulet

Le Bahutage

Dossier : La Tradition et les Traditions de l'X des origines à nos joursMagazine N°331 Juin 1978Par : Gaston CLARIS (1863), Albert LÉVY (1863), Gaston PINET (1864) Jean-Pierre CALLOT (31) et Jacques SZMARAGD (66).
N° 331 Juin 1978
L’ini­ti­a­tion, dev­enue l’ab­sorp­tion, puis le bahutage, est une tra­di­tion qui remonte aux orig­ines de l’É­cole et qui ne s’est per­due qu’en 1967. L’ex­péri­ence a mon­tré que ces man­i­fes­ta­tions baro­ques et sou­vent puériles. ces épreuves que les élèves s’im­po­saient à eux-mêmes d’an­née en année, étaient à la base des tra­di­tions les plus saines, et un élé­ment impor­tant de la for­ma­tion morale des Polytechniciens.

L’ini­ti­a­tion, dev­enue l’ab­sorp­tion, puis le bahutage, est une tra­di­tion qui remonte aux orig­ines de l’É­cole et qui ne s’est per­due qu’en 1967.

L’ex­péri­ence a mon­tré que ces man­i­fes­ta­tions baro­ques et sou­vent puériles. ces épreuves que les élèves s’im­po­saient à eux-mêmes d’an­née en année, étaient à la base des tra­di­tions les plus saines, et un élé­ment impor­tant de la for­ma­tion morale des Polytechniciens.

C’est le bahutage qui per­mit d’éla­bor­er. de trans­met­tre et d’im­pos­er le « Code X » qui. sous son aspect bur­lesque. est un code d’hon­neur auquel la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne res­ta longtemps attachée.

Cela est si vrai que les com­man­de­ments de l’É­cole, tout en s’op­posant aux abus du bahutage, l’ont tou­jours toléré, et que par­fois, même, lorsque les cir­con­stances séparaient les pro­mo­tions, ils ont pris des mesures pour qu’il ne dis­paraisse pas com­plète­ment1.

Les rites de l’ab­sorp­tion s’élaborèrent à par­tir du moment où les élèves furent casernés sur la Mon­tagne Sainte Geneviève.

Gas­ton Pinet. dans son His­toire de l’É­cole Poly­tech­nique ( 1887). en dresse un tableau pittoresque.

« Le pre­mier effet du régime mil­i­taire et du caserne­ment fut de provo­quer. con­tre l’au­torité, un véri­ta­ble sys­tème d’en­tentes. de ligues, absol­u­ment ignoré sous l’an­cien régime de l’ex­ter­nat libre. Au Palais· Bour­bon, l’au­torité n’avait pu s’ex­ercer d’une manière sen­si­ble que pen­dant les études. Les Élèves n’avaient pas entre eux de rap­ports très fréquents, de rela­tions bien intimes. surtout d’une divi­sion à l’autre. Ils n’avaient pas sen­ti le besoin de se liguer con­tre leurs chefs.

Une fois réu­nis. casernés, con­stam­ment en présence de ces chefs, ils résolurent de se liguer pour échap­per à la sur­veil­lance et résis­ter au Com­man­de­ment. Alors com­mença entre eux. sous l’ap­parence de jeux. une sorte d’as­so­ci­a­tion qui se per­pé­tua d’une pro­mo­tion à l’autre. Grâce à une espèce d’ini­ti­a­tion. com­binée de toutes sortes de puni­tions et d’épreuves, les anciens s’ar­rogèrent, pen­dant un temps, sur les nou­veaux, une autorité à l’aide de laque­lle ils leur dic­taient jusqu’aux fautes qu’il fal­lait commettre.

Ils exigeaient des con­scrits (c’est le nom qu’on com­mença à leur don­ner, et il est resté), des témoignages de respect, qu’ ils imposèrent quelque­fois par la force.

Des ques­tions baro­ques de sci­ence leur étaient adressées ; on leur infligeait mille vex­a­tions. les huées, les arrose­ments, l’en­lève­ment et la destruc­tion des effets de caserne­ment, d’ha­bille­ment ou d’é­tude, l’in­fec­tion des cham­brées, etc., etc., surtout la bas­cule et les postes.

Ces ini­ti­a­tions cou­vraient du nom de jeux de véri­ta­bles désor­dres ; elles ont occa­sion­né plusieurs fois des voies de fait et des duels. Elles duraient ordi­naire­ment deux mois, depuis le mois de novem­bre jusqu’au mois de jan­vi­er, époque à laque­lle le temps d’épreuve était con­sid­éré comme ter­miné, et alors les anciens con­sen­taient à traiter de pair avec les nou­veaux.

Dès la sec­onde année de caserne­ment, les ini­ti­a­tions fonc­tion­naient. Elles avaient don­né nais­sance à de tels désor­dres dans les dor­toirs qu’on fut obligé d’y met­tre pen­dant quelque temps des sen­tinelles en per­ma­nence et d’y faire de fréquentes patrouilles.

Sous la Restau­ra­tion, les mys­ti­fi­ca­tions, les ini­ti­a­tions. les bas­cules, les brimades, fort inno­centes du reste, qu’on infligeait à la pro­mo­tion nou­velle, continuèrent.

Le baron Bouchu, décidé à faire un exem­ple, deman­da le ren­voi de dix Élèves qui s’é­taient fait remar­quer. Deux seule­ment furent exclus. L’une des mys­ti­fi­ca­tions qu’il blâ­mait sévère­ment était la dénom­i­na­tion de con­scrits que les anciens don­naient aux nou­veaux. Elle est humiliante, écrivait-il, j’e­spère qu’elle ne sera plus repro­duite à l’É­cole. Elle s’est trans­mise jusqu’à aujourd’hui.

Le coup du poulet

L’an­née suiv­ante, l’au­torité essaya sans suc­cès un sys­tème, qu’on ne saurait d’ailleurs approu­ver. Elle voulut exiger de chaque Élève sa parole d’hon­neur de ne pren­dre part à aucune délibéra­tion, ni à aucun acte con­venu. Les désor­dres recom­mencèrent avec plus d’au­dace et elle n’osa intervenir.

A la ren­trée de 1818, le baron Bouchu, à bout d’ar­gu­ments, dit qu’il ne voulait pas traiter sérieuse­ment de pareilles plaisan­ter­ies. Le spec­ta­cle des ini­ti­a­tions et des mys­ti­fi­ca­tions se fit alors publique­ment et se ter­mi­na par une représen­ta­tion grotesque des autorités de l’École. »

La bas­cule con­sis­tait à éten­dre le con­scrit sur un tabouret auquel on impri­mait une suc­ces­sion de mou­ve­ments alter­nat­ifs d’élé­va­tion et d’abaisse­ment des plus saccadés.

La cra­pau­dine, en usage alors dans l’ar­mée, s’ap­pli­quait de la manière suiv­ante : on couchait, à plat ven­tre, le con­scrit sur le tabouret, les jambes repliées, on attachait le bras droit à la jambe gauche et le gauche à la jambe droite et on rafraîchis­sait le patient à l’aide de bombes hydrauliques.

Les postes étaient plutôt une peine qu’une brimade et s’in­fligeaient après un vote. Dix cama­rades traî­naient dans la cour, avec une vitesse que venaient accroître de nou­veaux aux­il­i­aires. le patient qu’ils lais­saient épuisé.

Amphi-gueule à l'école polytechnique
Amphi-gueule.

Les cama­rades Lévy et Pinet ont don­né dans l’Argot de l’X l’or­dre qu’af­fichaient les anciens, dans chaque brigade. dès l’en­trée de la nou­velle promotion :

Con­scrit

La bas­cule tu recevras
De bonne grâce en arrivant.
La porte ouverte laisseras
Chaque soir au casernement.
Sans cela tu ressentiras
notre cour­roux chimiquement.
Dans nos salles tu n’entreras
Que bien après le jour de l’an.
Ton bon­net pris rachèteras
Par la bas­cule seulement.
Ou sinon tu le recevras
Défig­uré nitriquement.
Ton ancien tu respecteras
Et servi­ras diligemment.
A son abord tu trembleras
Et salueras bien humblement.
Nulle part ne te placeras
Sans avoir son consentement.
Sans quoi la poste tu courras
Dans notre cour, tam­bour battant.

Dans un de ses rap­ports, un sous-inspecteur déclare qu’en­ten­dant des cris dans la cour, il a trou­vé un con­scrit à qui deux anciens don­naient la bas­cule sous la pompe, le con­scrit n’ayant pas voulu se laiss­er appli­quer la bas­cule ordi­naire. Il se plaint ensuite que cette bas­cule ordi­naire est si vite don­née qu’on ne peut jamais arriv­er à temps pour saisir les coupables. « L’usage grossier des bas­cules, dit un rap­port, du mois de novem­bre 1819. au moins tem­péré l’an­née dernière, a été rem­placé par d’autres épreuves de con­trar­iété et de mys­ti­fi­ca­tions de divers­es espèces employées par les anciens à l’é­gard des nouveaux.

Toute la sur­veil­lance pos­si­ble ne parvient pas à empêch­er ces bizarres ini­ti­a­tions de dégénér­er en vex­a­tion et d’altér­er la discipline. »

A l’Ini­ti­a­tion suc­cé­da l’Absorp­tion, qui con­sis­tait surtout en plaisan­ter­ies. Ain­si, le pre­mier jour, on forçait un con­scrit revenant de la lin­gerie à endoss­er une chemise sur ses habits et à chanter, sur un air con­nu, un pas­sage quel­conque d’un livre ouvert au hasard. La céré­monie se pas­sait dans la cour. Elle était dirigée par l’absorbeur, placé au cen­tre du cer­cle for­mé par les deux pro­mo­tions dans lequel entraient suc­ces­sive­ment les con­scrits désignés.

Voici une descrip­tion de l’Absorp­tion, vers 1840 : « L’Absorp­tion des con­scrits dans le sein de l’É­cole, en cos­tume bour­geois, le bon­net de coton sur l’or­eille et la queue de bil­lard à la main, n’est pas moins plaisante : là, un des plus anciens, celui dont le berry (redin­gote de petite tenue) est le mieux culot­té, offre les traces les plus accu­mulées de rap­a­ton­age (rapièce­ment), ce qui est un signe d’hon­neur équiv­a­lent aux chevrons des vieux sol­dats, pique un laïus aux nou­veaux condis­ci­ples, il les engage en un style du cru à ne point trop se péli­caner (se saign­er les flancs par un tra­vail trop ardent), à ne pas red­outer de temps en temps de bouquin­er, à vivre dans la crainte des colles (exa­m­ens) et dans l’amour des suçons (sucres d’orge) dont le goût est de tra­di­tion dans l’É­cole et qui ser­vent sou­vent d’en­jeu au bil­lard ou aux échecs pour intéress­er la partie. »

L’ab­sorp­tion se pas­sait alors à l’É­cole même. A par­tir de 1840 env­i­ron, elle se fit au Holl — le « Café hol­landais » — aujour­d’hui dis­paru. situé sous les arcades du Palais Roy­al, Galerie Montpensier.

Le bahutage ne se déroulait pas selon un sché­ma immuable, chaque pro­mo­tion et sa Kom­miss y ajoutant quelques per­fec­tion­nements ou en sup­p­ri­mant quelques épisodes. Nous allons essay­er de citer, dans le désor­dre qui con­vient à de telles cou­tumes, les pra­tiques les plus courantes. Que les cama­rades qui con­stateront l’omis­sion des épreuves qu’ils ont per­son­nelle­ment subies, nous écrivent ou vien­nent nous les infliger à titre de châtiment.

Les con­scrits étaient mis en con­di­tion au cours des « amphi-gueules », où leur pro­mo­tion rassem­blée et prosternée subis­sait les sar­casmes des Anciens. Quelques noms priv­ilégiés inspi­raient des qua­trains aus­si spir­ituels que ceux-ci :

« En salle le cro­tal Hublot
assis tout près de la fenêtre
veille aux des­tinées de Fenêtre
qu’il cou­ve comme un bibelot. »
ou
Il n’a donc pas mis ses lunettes,
le Bib au regard paternel
qu’il laisse entr­er les mains nettes
des Catin, Dheu, Bordel. »

Au cour du grand monôme. dont Pinet fait remon­ter l’o­rig­ine à 1836, la pro­mo­tion rangée en file indi­enne der­rière son major, par­courait la cour au milieu d’une foule d’an­ciens qui la harce­lait, la bous­cu­lait et la bom­bar­dait de red­outa­bles bombes à eau.

Le grand monôme à l'école polytechnique

Le grand monôme était suivi de l’ex­er­ci­ce qui n’avait que de loin­tains rap­ports avec l’in­struc­tion mil­i­taire. Il s’agis­sait, en fait, d’un par­cours du com­bat­tant, amé­nagé avec toutes sortes d’ob­sta­cles impro­visés. Et gare au con­scrit qui cher­chait à tir­er au flanc… Ce ne sont pas des SAS ou des SAR qui s’a­bat­taient sur lui, mais bien la ter­ri­ble main de la komiss, et il était promis aux mys­térieuses tor­tures du cryptage.

La tra­di­tion anci­enne retient l’ex­is­tence de l’ex­er­ci­ce des majors de tête et de queue, armés de queues de bil­lard, et de celui des funestes, élèves d’une com­plex­ion « mon­strueuse » , qui n’avaient pas encore pu recevoir la tenue com­plète de récole.

Les cro­taux béné­fi­ci­aient d’un traite­ment de faveur. Ils étaient oblig­és de par­ticiper, sous une étroite sur­veil­lance, à une course par dessus et par dessous bancs, tables et bourets. L’ex­er­ci­ce s’achevait par une revue passée par un ancien à cheval sur un con­scrit ou par des chics tracés sur le sol par les con­scrits, en ren­dant hom­mage à la couleur de la pro­mo des anciens.

Le coup du poulet se fai­sait le mar­di, jour où ce volatile. jadis fort prisé, fig­u­rait au menu. La rafle avait lieu sur les tables, ou avant le ser­vice au mag­nan, et elle était très bien con­nue de l’Ad­min­is­tra­tion puisque cette dernière, alma mater sec­ourable, prévoy­ait d’a­vance un plat de bœuf sup­plé­men­taire pour calmer la faim des con­scrits frustrés.

Au coup du poulet suc­cé­dait le coup des frites : lorsque ce tuber­cule appa­rais­sait pour la pre­mière fois au menu, les anciens en rem­plis­saient leur phé­cys le plus crasseux et venaient présen­ter ce plat alléchant aux con­scrits. Il était aus­si dan­gereux qu’in­civ­il de refuser cette col­la­tion improvisée.

Il exis­tait naturelle­ment bien d’autres épreuves : le clas­sique « cirage », le « flam­bage » qui con­sis­tait à plac­er dans le dos ou sous les chauss­es d’un con­scrit un papi­er qu’on enflam­mait. Le « flam­bage » a été désigné à par­tir de 1900 par le mot « Delort », du nom d’un com­man­dant en sec­ond qui avait fait affich­er dans chaque salle les con­signe à appli­quer en cas d’in­cendie. C’est une cou­tume qui s’est main­tenue longtemps et dévelop­pée au point de devenir une des plaisan­ter­ies favorites des Polytechniciens.

Une autre pra­tique courante était celle du « Zanzi » (Zanz­ibar) : un verre de lampe était intro­duit dans le pan­talon, l’ex­trémité supérieure dépas­sant un peu la cein­ture ; un bou­chon était placé sur le front ren­ver­sé du patient qui devait, au com­man­de­ment de l’an­cien, le faire retomber adroite­ment dans le verre de lampe.

Mais pen­dant que, la tête en arrière, le con­scrit attendait religieuse­ment le sig­nal, une carafe d’eau vidée dans le tube inondait son pan­talon … l’eau étant sou­vent rem­placée par de la pein­ture, du vin rouge, de la marme­lade, de la soupe de pois, etc.

Dans les caserts, on pra­ti­quait l’omelette, sorte de range­ment à l’en­vers où les meubles étaient jetés pèle-mêle au milieu de la pièce, le perce­ment des souri­aux (vas­es de nuit) avec les tan­gentes, les lits en porte­feuille, les salades de bottes jetées en tas dans la cour.

Le cou­vre-feu ne met­tait pas fin aux tour­ments des mal­heureux con­scrits, bien au con­traire. Les Anciens. à la faveur de l’ob­scu­rité, mul­ti­pli­aient les per­sé­cu­tions : en pleine nuit, ils fai­saient irrup­tion dans les caserts des con­scrits et les viraient ou les pisur­de­taient. Ce dernier verbe, dont l’é­ty­molo­gie est claire, définit une manœu­vre qui con­sis­tait à soulever le lit par les pieds et à le met­tre en posi­tion ver­ti­cale : l’oc­cu­pant s’ef­fondrait lente­ment, cou­vert par son matelas.

Le pisur­den­t­age simul­tané des huit lits d’un casert par huit anciens bien entraînés con­sti­tu­ait une très belle manœuvre.

Dans cer­tains cas, ces exac­tions étaient précédées du coup des sar­dines. Le con­scrit, à demi éveil­lé, se voy­ait con­traint de gob­er quelques-uns de ces savoureux pois­sons ; pour « faire pass­er ». on lui ver­sait dans le gosier l’huile de la boite.

Plus angois­sante était l’in­ter­ven­tion de la Kom­miss dont les mem­bres, dis­simulés der­rière des cagoules, entouraient le lit d’un con­scrit rétif, l’in­for­maient de sa con­damna­tion, puis, s’emparant de lui, l’en­traî­naient dans les noires pro­fondeurs du Styx où il allait subir les affreuses tor­tures du kryptage.

Le kryptage …
cen­suré2

La guerre 1939–1945 a mar­qué une dis­con­ti­nu­ité dans la vie de l’É­cole. Celle-ci a été trans­portée : le con­tact a été rompu à divers­es repris­es entre pro­mo­tions suc­ces­sives, enfin, au cours des années qui ont suivi, les bâti­ments ont été presque entière­ment renouvelés.

Séance solennelle des cotes à l'école polytechnique

Aus­si, ne faut-il pas s’é­ton­ner que beau­coup de tra­di­tions se soient per­dues à cette époque. Moins, toute­fois, qu’on aurait pu le crain­dre et d’autre apparurent, qui ne man­quaient pas de pit­toresque. L’essen­tiel fut sauve­g­ardé : c’est-à-dire l’e­sprit de l’École.

On peut néan­moins regret­ter que la méth­ode de bahutage se soit mod­i­fiée. Celui-ci, beau­coup plus court — il durait moins d’une semaine, du mer­cre­di de la ren­trée au lun­di soir — était l’œu­vre presque exclu­sive de la Kom­miss qui traitait un peu les con­scrits à la chaîne. Le reste de la pro­mo­tion était spec­ta­teur3. Jadis, l’ac­tive par­tic­i­pa­tion de tous au bahutage avait con­féré à celui-ci un tour plus nuancé, plus per­son­nel, plus subtil.

Séance des cotes en 1931 à l'école polytechnique
Séance des cotes en 1931.

A tra­vers les plaisan­ter­ies et les épreuves inno­centes, une intim­ité s’étab­lis­sait plus rapi­de­ment entre les deux promotions.

Nous avons évo­qué l’ap­pari­tion, après 1945, de nou­veaux épisodes du bahutage. Par­mi ceux-ci, les dépor­ta­tions et la course au Tré­sor.

La dépor­ta­tion con­sis­tait à enlever un con­scrit au cours de la nuit, et à l’emmener « faire un tour en voiture » à l’is­sue duquel il était aban­don­né, sou­vent fort loin de l’É­cole, et dans une tenue générale­ment som­maire. Les incon­vénients de la prom­e­nade étaient aggravés par le fait. qu’en ce temps là, exis­tait encore une cou­tume bar­bare nom­mée l’ap­pel du matin.

Pour la course au Tré­sor, la Kom­miss dis­tribuait à chaque salle de con­scrits une liste d’ob­jets hétéro­clites que devaient, en quelques heures, rap­porter ses occu­pants, ain­si que la cota­tion de ces objets.

Les con­scrits se répandaient fébrile­ment dans Paris pour éviter la dernière place. qui leur aurait valu un bain de minu­it dans la piscine, et si pos­si­ble obtenir la pre­mière, récom­pen­sée d’un somp­teux mag­nan offert par la Kommiss.

Par­mi les objets (ou les êtres) les plus inso­lites qui aient fig­uré sur les listes de la Kom­miss, sig­nalons ceux qui avaient été pro­posés à l’ingéniosité des pro­mos 56 et 57 : un car de police — le stick du général — une tortue élec­tron­ique — la porte du micral — l’in­signe du para­graphe4 — un min­istre — un académi­cien — le lorgnon de M. Divisia5 — le tour de cuisse de la « Marie“6 — un panier de fruits a var­iés, etc.

A l’heure dite, en 1956, les objets demandés étaient rassem­blés dans la cour de l’É­cole en plusieurs exem­plaires, même ceux qui, par déf­i­ni­tion parais­saient uniques. Il y avait en par­ti­c­uli­er deux cars de police !

Par con­tre, il ne s’y trou­vait qu’un académi­cien, et point de min­istre, mais seule­ment un chef de cabinet.

Ballade du conscrit

L’entrée à Carva ne peut pas
Quelle que soit votre insolence
Transformer un fangeux amas
En une promo. C’est la chance
Qui vous a, par négligence,
Sur une liste, un jour, inscrits.
C’est le schicksal seul, qui, je pense.
A fait de vous tous nos conscrits.
Vous avez eu quelques tracas :
C’était pour votre réjouissance.
Nul ne fit vraiment d’embarras
Pour contenter votre exigence.
Le bahutage est sans violence :
Tout se termine par des cris.
La tradi, malgré la défense,
A fait de vous tous nos conscrits.
Conscouères. en tous les cas.
Avons-nous bien fait connaissance ?
C’est fini le branle-bas
De celte étonnante séance.
Prenons un ton de circonstance
C’est en votre honneur que j’écris.
Quinze jours, à notre convenance,
Ont fait de vous tous nos conscrits.

Le dernier épisode du bahutage était la séance des cotes.

L’o­rig­ine de la séance des cotes remonte à 1840. C’est celle année là que. fut inau­gurée. dans une salle spé­ciale du « Holl », une céré­monie dont Gas­ton Claris nous donne la description :

» Le néo­phyte était intro­duit dans un vestibule som­bre séparé du café par d’é­paiss­es ten­tures. Quelques anciens à la mine féroce après l’avoir débar­rassé de sa tan­gente et de sa capote, assur­aient d’une for­mi­da­ble tape son claque en bataille, inscrivaient à la craie sur la par­tie char­nue, son numéro de classe­ment et le soule­vant ensuite, le lançaient brusque­ment à tra­vers les rideaux dans la pièce voisine.

Il y retombait au milieu d’une vraie bande de démons qui, les manch­es retroussées, se le pas­saient de mains en mains comme jeu de balle, lui fai­saient tra­vers­er plusieurs salles et le dépo­saient tout ahuri devant le « parc aux huîtres » où il était for­cé de pénétr­er en fran­chissant une corde ten­due con­tre laque­lle il trébuchait généralement.

Dans cet étroit espace, où venait s’en­tass­er peu à peu toute la pro­mo­tion, les anciens cir­cu­lant par­mi les vic­times, vari­aient aux dépens des pau­vres « huîtres » leurs plaisirs et leurs dis­trac­tions, faisant chanter les uns, boire les autres, au milieu du vacarme le plus épou­vantable qui se puisse imaginer.

Lorsque tous les con­scrits avaient subi le bap­tême, on procé­dait à la lec­ture des Cotes. La Cote est un laïus com­posé par un ancien et des­tiné à fla­geller les défauts de quelques con­scrits poseurs ou d’un mau­vais car­ac­tère. L’in­culpé extrait du parc. hissé sur le bil­lard en face de l’ac­cusa­teur. subis­sait devant les deux pro­mo­tions, la lec­ture du réquisi­toire et de la sen­tence. La peine con­sis­tait à avaler dans une omelette ou sim­ple­ment sous la forme bru­tale d’une boulette de papi­er si le cas était grave, la Cote qu’on venait de lire.

La fête se ter­mi­nait enfin par un immense gueule­ton dont les antiques étaient presque seuls à savour­er les vins exquis et les déli­cieux pâtés de foie gras. La place man­quait pour la plu­part des anciens : quant aux con­scrits. vic­times de liba­tions plus ou moins volon­taires. mais trop abon­dantes. ils avaient dû être recon­duits en grande par­tie à l’É­coie par les Com­mis­saires. Une longue file de fiacres s’alig­nait, à cette inten­tion, d’un bout à l’autre de la rue Montpensier ».

Plan de l'Ecole Polytechnique. Jusqu'en 1930.
Plan de l’Ecole Poly­tech­nique. Jusqu’en 1930.

Après 1883, la séance des cotes eut lieu à l’Ë­cole, dans l’am­phithéâtre récem­ment con­stru­it, l’am­phi de phy, devenu l’Ara­go. Elle s’y pour­suiv­it, selon des rites invari­ables, jusqu’à sa dis­pari­tion, en 1968.

La Kom­miss, con­sti­tuée en tri­bunal , vêtue de robes et cagoules, siégeait sur l’estrade. Devant elle, de ter­ri­fi­ants bour­reaux, eux aus­si encagoulés et armés d’énormes haches.

La Kom­miss procé­dait à la lec­ture des cotes, dont le nom­bre avait beau­coup aug­men­té depuis le Holl. et la fai­sait suiv­re de dis­cours trai­tant le cas de cha­cun. Voici une liste non lim­i­ta­tive des cotes les plus classiques :

Les côtes maj et maj de queue, la cote 100 (ou Longchamp) attribuée au l00e du schick­sal d’en­trée7, plus tard rem­placée par la cote λ, car­ac­térisant le rang médi­an, les cotes géant et ε appliquées au plus grand et au plus petit de la pro­mo­tion, la cote pose pour les van­i­teux, la cote jour­nal pour ceux dont le suc­cès avait été célébré dans quelque feuille de chou locale, la cote laïus, réservée à l’au­teur de la meilleure dis­ser­ta­tion française, et qui valait à son tit­u­laire le priv­ilège de pronon­cer un dis­cours, la cote bébé pour le con­scrit le plus jouf­flu, la cote lèche, la cote chamô, sanc­tion­nant les suc­cès féminins de l’im­pé­trant, la cote gnouf, les cotes éléphant, soulo­graphe, pod­neu, maboul, dégueu­lasse, mag­nan-phana, p’tit n’Ange et enfin la cote rogne dont le tit­u­laire enfer­mé dans une cage d’osier était lancé du haut de l’am­phi jusqu’à l’estrade sur le fil d’un téléphérique improvisé.

Par­mi les cotes tôt dis­parues, sig­nalons les cotes mas­cotte, pet de nonne, époil, pépin, lendit (major en édu­ca­tion physique), et la cote Cham­ber­geot décernée le cas échéant au pre­mier prix de math­é­ma­tiques au Con­cours général.

En 1880 fut attribuée au pre­mier con­scrit de race noire entré à l’É­cole la cote nègre, afin qu’il soit, dès le début, délivré d’un éventuel complexe.

La séance des cotes s’achevait par la lec­ture du Code X, dont les con­scrits repre­naient, en un chœur bal­bu­tiant, les arti­cles successifs.

La fin du bahutage.

En 1966, les anciens votèrent pour savoir s’ils bahuteraient leurs con­scrits. Le résul­tat du vote fut posi­tif, et la pro­mo­tion 67 fut bahutée ; mais ce fut la dernière. La tra­di­tion la plus anci­enne et la plus sig­ni­fica­tive de l’X s’est donc per­due à cette date.

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1. En par­ti­c­uli­er en 1906. lors de l’ap­pli­ca­tion d’une nou­velle loi sur le recrutement.
2. Selon la tra­di­tion. les « Kryp­tés » ont pris l’en­gage­ment de ne rien révéler des traite­ments qui leur avaient été appliqués.
3. Une excep­tion toute­fois : le jume­lage des caserts. Pen­dant la semaine du bahutage, les con­scrits de chaque casert appor­taient leur petit déje­uner au lit à leurs anciens du casert jumelé.
4. Rébus indéchiffrable pour les non-ini­tiés, Le para Graff, Graff était cap­i­taine para­chutiste en ser­vice à l’Ecole.
5. Pro­fesseur d’é­conomie politique
6. Cabaretière de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
7. Cer­taines Kom­miss ajoutaient une cote 69, sur laque­lle nous ne fournirons aucune précision.

Séance des cotes 42 à l"école polytechnique

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