Faire du business avec la RSE : le cas du programme « Accès à l’énergie » chez Schneider

Dossier : RSEMagazine N°751 Janvier 2020
Par Thomas ANDRÉ (D2015)
Par Nicolas MOTTIS (D93)
Par Jean-Pierre PONSSARD (66)

De plus en plus d’entreprises con­tes­tent aujourd’hui le mod­èle action­nar­i­al clas­sique et met­tent en avant la néces­sité d’intégrer des grands enjeux socié­taux dans leurs objec­tifs stratégiques. La RSE devient alors une véri­ta­ble oppor­tu­nité stratégique et plus seule­ment une con­trainte de management.

En sim­pli­fi­ant, cette approche cor­re­spond à l’une des deux grandes caté­gories de RSE ren­con­trées en pratique.

Les deux orientations de la RSE

On trou­ve d’une part une RSE ori­en­tée « prise de con­science et ges­tion des risques » : il s’agit surtout d’identifier les risques asso­ciés au non-respect ou au dur­cisse­ment futur de con­traintes environ­nementales, sociales ou de gou­ver­nance. L’objectif est de faire en sorte que l’entreprise opère dans un cadre « éthique », n’enfreigne aucune règle et, par la qual­ité de ses opéra­tions en par­ti­c­uli­er, préserve sa capac­ité à croître (un indus­triel con­nu pour pol­luer aurait ain­si beau­coup de mal à s’implanter sur de nou­veaux sites) sans sac­ri­fi­er sa per­for­mance finan­cière à court terme.

D’autre part, avec une RSE ori­en­tée « oppor­tu­nités busi­ness », l’ambition est beau­coup plus large : il s’agit de con­cevoir une créa­tion de valeurs mul­ti­ples, pas unique­ment finan­cière, mais aus­si d’ordre social et envi­ron­nemen­tal, de repenser le périmètre de ses activ­ités pour recon­cevoir l’ensemble de la chaîne de valeur, de dévelop­per de nou­veaux pro­duits et ser­vices, etc.


REPÈRES

Le « BoP », base de la pyra­mide (bas de la pyra­mide des richess­es ou bas de la pyra­mide des revenus), est le groupe socio-économique aujourd’hui le plus vaste mais le plus pau­vre. Au niveau mon­di­al, il s’agit des 2,7 mil­liards de per­son­nes vivant avec moins de 2,50 dol­lars par jour.


Les opportunités des « BoP »

Des pro­jets « BoP » (pour Base of the Pyra­mid) ont été lancés par des grands groupes pour répon­dre aux besoins de pop­u­la­tions au pou­voir d’achat très faible, le plus sou­vent dans des pays émer­gents (Inde, Indonésie…), comme Proc­ter & Gam­ble ou Unilever (con­di­tion­nement de pro­duits d’hygiène en très petites dos­es), Lafarge (pro­gramme Afford­able Hous­ing pour l’achat de ciment en petite quan­tité), Essilor (lunettes à très bas prix), etc. Ces pro­grammes sont sou­vent mis en avant comme des com­bi­naisons réussies de nou­veaux busi­ness renta­bles et de répons­es à des besoins soci­aux non sat­is­faits. Les pre­miers pro­jets BoP ayant été lancés il y a plus de vingt ans, on com­mence à avoir du recul sur la réalité.

L’Accès à l’énergie de Schneider Electric

Schnei­der Elec­tric a lancé son pro­gramme Accès à l’énergie au milieu des années 2000. Ce pro­gramme est au croise­ment des préoc­cu­pa­tions de l’entreprise liées au change­ment cli­ma­tique et de prob­lèmes BoP. L’Afrique est un bon exem­ple : alors que ses besoins d’énergie devraient dou­bler d’ici à 2050 compte tenu de la crois­sance démo­graphique et de l’augmentation du niveau de vie, les émis­sions glob­ales de CO2 à l’échelle mon­di­ale devraient être divisées par deux… Plus générale­ment il s’agit de pro­pos­er des solu­tions de pro­duc­tion, stock­age et dis­tri­b­u­tion d’électricité à des pop­u­la­tions défa­vorisées de pays en voie de développe­ment tout en dimin­u­ant forte­ment les émissions.

Sché­ma­tique­ment, ce pro­gramme Accès à l’énergie a con­nu 4 phas­es. La pre­mière phase, de 2008 à mi-2010, cor­re­spond à la pre­mière caté­gorie de RSE « prise de con­science » évo­quée plus haut. Le pro­gramme se développe à la marge, de façon expéri­men­tale, dans une vision plutôt phil­an­thropique et avec l’idée d’interagir avec de nou­velles par­ties prenantes. La deux­ième phase de mi-2010 à 2013 est mar­quée par une struc­tura­tion du pro­gramme au sein de la direc­tion développe­ment durable. Cela coïn­cide aus­si avec un change­ment d’approche de l’entreprise vis-à-vis de la RSE, doré­na­vant vue égale­ment comme une source de business.

La troisième phase, en 2014–2016, con­naît une véri­ta­ble mon­tée en puis­sance et de réels suc­cès sur le ter­rain, mais tou­jours sous l’égide de la direc­tion développe­ment durable, ce qui évite à ce pro­gramme d’être tué trop tôt par les procé­dures clas­siques de l’entreprise, très exigeantes en ter­mes de report­ing et de rentabil­ité notam­ment. Enfin la qua­trième phase, depuis 2017, per­met d’observer un cer­tain flot­te­ment : le suc­cès est là (plusieurs dizaines de mil­lions d’euros de CA, des activ­ités dans plusieurs pays), mais le pas­sage à l’échelle a du mal à se faire. Le pro­gramme n’arrive pas encore à attein­dre les niveaux de rentabil­ité clas­siques atten­dus des autres busi­ness et l’intégration dans les unités clas­siques de l’entreprise n’est pas encore réalisée.

“L’intégration du BoP dans
le
core business d’une entreprise génère
de fortes contraintes organisationnelles.”

Malgré le succès, des points d’achoppement

D’un point de vue tech­nique, ce pro­gramme Accès à l’énergie appa­raît comme un vrai suc­cès. Les solu­tions tech­niques fonc­tion­nent et répon­dent à une vraie demande. Pour­tant, on peut iden­ti­fi­er trois bar­rières pour le pas­sage à l’échelle.

D’abord, même si le con­cept est séduisant et entre par­faite­ment dans les objec­tifs de com­mu­ni­ca­tion de l’entreprise, les sché­mas d’incitation en place ne poussent pas les dirigeants par pays et par lignes de pro­duits à inté­gr­er cette nou­velle offre moins rentable dans leur porte­feuille. La per­for­mance ESG (envi­ron­nemen­tale, sociale et de gou­ver­nance) est là, mais pas encore suff­isam­ment recon­nue pour com­penser le rat­tra­page à con­firmer de la per­for­mance financière.

En sec­ond lieu, l’organisation matricielle com­plexe d’un groupe inter­na­tion­al de plus de 140 000 per­son­nes ne facilite pas l’intégration de mod­èles d’affaires rad­i­cale­ment dif­férents. Au niveau mon­di­al, ce cas BoP est trop petit pour con­stituer une nou­velle busi­ness line sig­ni­fica­tive à même de peser sur les déci­sions ; au niveau des pays, il est intéres­sant, mais intro­duit une couche de com­plex­ité (petits et nou­veaux clients), qui ne pousse pas à le con­sid­ér­er comme une priorité.

Enfin, les revenus générés sont en forte crois­sance et déjà sig­ni­fi­cat­ifs, mais la rentabil­ité finan­cière – par rap­port aux attentes habituelles du groupe – est encore à démontrer.

Ce qui se passe là n’est en fait pas fon­da­men­tale­ment dif­férent de ce que l’on peut observ­er sur de nom­breux proces­sus d’innovation. L’incubation de l’idée, en marge des gros batail­lons (ici au sein de la direc­tion développe­ment durable), est un suc­cès. La mon­tée en puis­sance se fait bien dans un cadre rel­a­tive­ment pro­tégé des con­traintes habituelles et avec des équipes motivées par la dimen­sion RSE du pro­jet. Mais l’intégration dans le core busi­ness génère de fortes con­traintes organisationnelles.

Le chantier ne fait que commencer

Alors que Schnei­der Elec­tric est incon­testable­ment en avance, le cas illus­tre la dif­fi­culté pour des grands groupes à inté­gr­er la RSE au cœur de leur busi­ness mod­èle. Cela ne pour­ra se faire sans adapter quelques paramètres clés du pilotage (découpage de l’organisation, sys­tèmes de rémunéra­tion, déf­i­ni­tion même de la per­for­mance, hori­zon d’évaluation des nou­veaux busi­ness mod­èles, etc.). Ce chantier ne fait que commencer…


Ressources

Cet arti­cle reprend les points clés d’un arti­cle de recherche écrit par les auteurs : « How can strat­e­gy refor­mu­la­tion and CSR ini­tia­tives con­verge ? The need to release some orga­ni­za­tion­al brakes », Work­ing paper, École poly­tech­nique, à paraître.

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