La RSE est morte, vive la RSE !

Dossier : RSEMagazine N°751 Janvier 2020
Par Matthieu BATTISTELLI
Par Alexis NOLLET
Par Sébastien BECKER

Comme beau­coup de concepts inté­res­sants, la RSE est, au-delà de la séduc­tion de l’esprit, une ques­tion d’application. Ses détrac­teurs sont natu­rel­le­ment à l’affût des échecs qu’elle pour­rait ren­con­trer dans la « vraie vie ». Or on dis­pose avec le cas d’Ultérïa d’une appli­ca­tion ori­gi­nale en situa­tion exem­plaire, qui semble ne nuire en rien au suc­cès indus­triel et com­mer­cial de l’entreprise.

Matthieu Battistelli : Pouvez-vous nous décrire en quelques mots ce qu’est Ultérïa, une PME industrielle classique ?

Alexis Nol­let et Sébas­tien Becker : Oui, une PME indus­trielle, mais pas uni­que­ment. Nous sommes un éco­sys­tème de plu­sieurs entre­prises qui a pour mis­sion pre­mière de consti­tuer un « éco­sys­tème créa­teur de valeurs pour l’homme et le vivant ». C’est le fruit d’un che­mi­ne­ment au long cours, qui a pro­gres­si­ve­ment inté­gré la RSE dans son mode de fonc­tion­ne­ment et au cœur de son déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Aujourd’hui, Ultérïa enre­gistre un chiffre d’affaires de 25 M€ et emploie plus de 130 per­sonnes. Ses acti­vi­tés se par­tagent prin­ci­pa­le­ment entre l’agencement éco­lo­gique d’espaces com­mer­ciaux et le déve­lop­pe­ment de concepts en vrac dans le domaine de la dis­tri­bu­tion ali­men­taire et non ali­men­taire. Depuis 2015, nous avons dou­blé notre chiffre d’affaires.


REPÈRES

Ultérïa est une entre­prise ras­sem­blant autour du noyau ori­gi­nel d’une uni­té de pro­duc­tion de meubles en bois mas­sif un ensemble com­po­site qui compte une école, un centre de per­ma­cul­ture, un centre de for­ma­tion et, en pro­jet, une mai­son éco­ci­toyenne. L’en­tre­prise com­porte ain­si notam­ment 14 000 m² d’ateliers de menui­se­rie, 4 000 m² de sto­ckage, 70 chèvres, 40 élèves mon­tes­so­riens. Elle a un chiffre d’affaires de 25 M€. Elle est implan­tée à Auxerre, Redon et Bergerac. 


M.B. : Pourquoi fondamentalement s’engager dans une démarche RSE au sein d’une PME ?

A.N. & S.B. : Soyons hon­nêtes, lorsque nous avons repris notre pre­mière entre­prise de meubles en 2006, nous étions loin du compte. Nous sou­hai­tions avant tout rendre l’aventure viable et pérenne du point de vue éco­no­mique. Et, à l’époque, la RSE ne sem­blait pas pou­voir y contri­buer direc­te­ment. Para­doxa­le­ment, l’introduction de la RSE dans notre cœur d’activité s’est réa­li­sée indé­pen­dam­ment de notre inten­tion stra­té­gique de départ. Elle est plu­tôt le pro­duit de l’histoire de l’entreprise.

Au début des années 2010, lorsque la situa­tion éco­no­mique est deve­nue déli­cate, la seule solu­tion viable consis­tait à faire confiance à la qua­li­té intrin­sèque de nos pro­duits et à l’ingéniosité de nos savoir-faire accu­mu­lés depuis plus d’une dizaine d’années, bien avant notre arri­vée. Nous nous sommes mis à réflé­chir à une offre de ser­vices qui per­mît une ges­tion com­plète des cycles de vie de nos mobi­liers en bois mas­sif. Nous avons croi­sé regards et dis­ci­plines pour adop­ter une approche plus ver­tueuse grâce au recy­clage des maté­riaux, à la sim­pli­fi­ca­tion de la démon­ta­bi­li­té de nos mobi­liers et à la réuti­li­sa­tion des com­po­sants (pla­teaux, mon­tants, tra­verses) et au déve­lop­pe­ment de tech­niques de mon­tage sans colle ni vis.

M.B. : Et concrètement qu’est-ce que ça donne ? Dans quelles mesures votre « théorisation » de la RSE vous pousse-t-elle à innover dans l’organisation, les produits, les services, les relations avec d’autres acteurs de la chaîne de valeur ?

S.B. : C’est d’abord notre façon de tra­vailler qui a progres­sivement évo­lué vers davan­tage de par­ti­ci­pa­tion. En 2016, nous implan­tons dans notre éco­sys­tème un nou­veau mode de gou­ver­nance nom­mé hola­cra­tie, afin d’accroître l’autonomie et la qua­li­té de vie au tra­vail. Bien que nous ayons au fur et à mesure adap­té ce modèle, trop lourd, peu adap­té au contexte de l’usine, il nous a per­mis de bâtir une marque employeur attrac­tive et ori­gi­nale au sein de ter­ri­toires ruraux et de for­ma­li­ser des espaces de dis­cus­sion pri­vi­lé­giés entre collaborateurs.

Néan­moins, bâtir un dis­cours entraî­nant ou un hori­zon attrac­tif ne suf­fit pas. Nous avons cou­tume de dire qu’il ne repré­sente que 20 % du tra­vail. Autre­ment dit, il s’agit de se pré­mu­nir contre deux risques : celui du dis­cours hors-sol assi­mi­lable à un doux rêve éco­lo-bobo et celui de la créa­tion d’une fonc­tion RSE silo­tée et décon­nec­tée de tout enjeu opé­ra­tion­nel. Pour contour­ner ces risques, nous avons choi­si d’ancrer notre dis­cours dans un ensemble d’expérimentations concrètes au sein du groupe. 

Ain­si, nous avons ima­gi­né le pro­jet Ulterïa Saint-Bris. Celui-ci vise à agen­cer au sein d’un ter­rain de 10 ha situé dans l’Yonne une menui­se­rie indus­trielle, une chè­vre­rie, une école Mon­tes­so­ri, un centre de for­ma­tion pour adultes et une mai­son citoyenne ouverte aux ini­tia­tives socio-éco­no­miques locales. L’idée est simple : consti­tuer des exter­na­li­tés posi­tives par la proxi­mi­té d’activités de nature dif­fé­rente. Une usine implan­tée dans un espace agri­cole, s’inspirant qui plus est de prin­cipes issus de la per­ma­cul­ture, devra néces­sai­re­ment faire évo­luer ses pra­tiques vers plus de res­pon­sa­bi­li­tés extra-éco­no­miques si elle veut coopé­rer avec son voi­si­nage. De la même façon, une édu­ca­tion plus proche de la nature ne peut-elle pas faire évo­luer les mentalités ?


Un alignement entre éléments internes et externes

Si nous devions théo­ri­ser nos pra­tiques, nous dirions que la RSE est avant tout un ali­gne­ment entre des élé­ments internes et externes à l’entreprise. Mais aus­si un ali­gne­ment inté­rieur des fon­da­teurs pour ame­ner de la cohé­rence entre notre vision de l’homme et sa tra­duc­tion dans l’univers pro­fes­sion­nel. Per­mettre de vivre dans le monde pro­fes­sion­nel en res­pec­tant les prin­cipes d’une éco­lo­gie « intégrale ».

En externe, nous, PME, grands groupes ou admi­nis­tra­tions, fai­sons face à des défis inédits. Les ques­tions rela­tives au cli­mat, à la mon­dia­li­sa­tion, à l’accumulation de déchets repré­sentent de grands chal­lenges aux­quels nous, orga­ni­sa­tions, devons pro­po­ser des solu­tions. À cela s’ajoute une ten­dance lourde de notre mar­ché à s’inscrire dans cette logique. Maga­sins bios et acteurs clas­siques de dis­tri­bu­tion sont bien conscients de la néces­si­té de revoir leurs maga­sins, et plus fon­da­men­ta­le­ment leurs métiers : quelle place pour l’alimentation bio ? com­ment gérer la ques­tion du sur­em­bal­lage ? etc. Enfin, nous obser­vons paral­lè­le­ment une aspi­ra­tion des jeunes géné­ra­tions à s’impliquer sur des sujets socié­taux et une exi­gence vis-à-vis des entre­prises dans les­quelles ils s’engagent.

En interne, il s’agit de se mettre en phase avec les élé­ments externes que nous venons de pré­sen­ter. Pour nous, cela passe d’abord par la défi­ni­tion d’un fais­ceau de valeurs pré­cis et fédé­ra­teur. En tant qu’associés, nous avons éla­bo­ré une vision com­mune pour l’ensemble de nos struc­tures ren­dant pal­pable une stra­té­gie pro­fon­dé­ment cen­trée sur l’humain et son déve­lop­pe­ment par le tra­vail, ain­si que sur trois zones d’activité nous inté­res­sant au pre­mier chef : l’alimentation, la for­ma­tion et le lien social. C’est à par­tir de cette vision que se fondent aujourd’hui nos actions de coopé­ra­tion. Elle nous sert à la fois de filtre pour les actions réel­le­ment enga­geantes de l’écosystème et de lan­gage com­mun. Par­tant de là, il s’agit concrè­te­ment d’expérimenter de nou­velles offres de ser­vices, notam­ment concer­nant la vente en vrac, et de mettre en œuvre une orga­ni­sa­tion interne qui per­mette de répondre effi­ca­ce­ment aux enjeux que nous identifions.


M.B. : Quel est le bénéfice de ces projets en termes de pérennité ?

A.N. : Bien enten­du, ce serait faire preuve d’un angé­lisme exa­cer­bé de pen­ser qu’une stra­té­gie RSE suf­fi­rait à rem­plir notre car­net de com­mandes. L’intérêt majeur est ailleurs. Les béné­fices éco­no­miques d’une stra­té­gie RSE glo­bale sont plus sub­tils et se maté­ria­lisent néces­sai­re­ment à moyen-long terme. Ils se concré­tisent par un atta­che­ment à des clients recher­chant eux-mêmes pro­fon­dé­ment une valeur extra-éco­no­mique, qu’elle soit sociale, environ­nementale, huma­ni­taire, artis­tique, etc. Dès lors, la mise en avant d’une per­for­mance RSE dans les dis­cours et dans les faits nous évite de nous expo­ser à des clients qui ne seraient pas sen­sibles aux valeurs que nous por­tons et qui pour­raient ain­si nous « lar­guer » à tout moment, sans autre forme de pro­cès. Faire le pari de la RSE, c’est aus­si faire le pari du temps long et du par­te­na­riat durable.


L’holacratie

L’« hola­cra­tie » est un mode de mana­ge­ment hori­zon­tal repo­sant sur la consti­tu­tion d’équipes en cercle et favo­ri­sant la par­ti­ci­pa­tion des opé­ra­tion­nels grâce à des prises de déci­sion par consentement.


M.B : Est-ce que cela veut dire que vous ne vous adressez qu’à des clients au profil spécifique ou à un petit segment du marché ?

S.B. : Nous ne le pen­sons pas. Faire de la RSE ne doit pas nous condam­ner à ne par­ler qu’à un mar­ché de niche. Sinon on s’enferme dans un micro­cosme qui finit par nous faire perdre pied avec la réa­li­té. C’est peut-être l’une de nos plus grandes peurs… En ce qui nous concerne, déve­lop­per une phi­lo­so­phie RSE consiste avant tout à cimen­ter un éco­sys­tème où le levier prin­ci­pal de la coopé­ra­tion reste l’une des valeurs que l’on sou­haite défendre. Pour nous, c’est le déve­lop­pe­ment d’écosystèmes créa­teurs de valeurs au plu­riel. Et aujourd’hui, compte tenu de nos métiers et de nos savoir-faire, nous conso­li­dons nos rela­tions avec nos par­ties pre­nantes autour de la thé­ma­tique du Zero Waste dans le sec­teur de la dis­tri­bu­tion. C’est le pou­mon de notre démarche RSE au-delà des baby-foot et des bureaux partagés. 

Mais s’attacher à péren­ni­ser une démarche RSE pose aus­si le pro­blème de sa dif­fu­sion et de son ani­ma­tion dans toutes les strates de l’entreprise. Cela nous conduit à envi­sa­ger la ques­tion RSE du point de vue des res­sources humaines. En effet, si l’approche RSE a des béné­fices pour les sala­riés, notam­ment celui d’évoluer dans une entre­prise qui entend prendre soin de la qua­li­té de vie au tra­vail et des rela­tions four­nis­seurs, elle com­porte aus­si des contraintes avec la néces­si­té de déca­ler notre vision RH. 

Trois défis se sont pro­fi­lés au fur et à mesure de nos expé­ri­men­ta­tions. D’abord, c’est la ques­tion du lea­der­ship qui a émer­gé. Com­ment for­mer des lea­ders qui dif­fusent un esprit RSE, ain­si que nos valeurs fon­da­men­tales ? Ensuite la ques­tion de l’adhésion des sala­riés au pro­jet d’entreprise : com­ment faire adhé­rer les sala­riés au pro­jet d’entreprise ? Enfin la ques­tion du recru­te­ment : com­ment atti­rer de nou­veaux pro­fils aux valeurs RSE affi­chées par Ultérïa ?

Toutes ces inter­ro­ga­tions finissent néces­sai­re­ment par mener à la ques­tion du par­tage des valeurs géné­rées. Ces ques­tions res­tent lar­ge­ment ouvertes pour nous. Nous expé­ri­men­tons che­min fai­sant, pio­chant dans les connais­sances rela­tives au déve­lop­pe­ment per­son­nel, à l’intrapreneuriat, aux méthodes d’excellence opé­ra­tion­nelle et aux liens entre éco­no­mie et philanthropie.

M.B. : Justement, qui détient le capital d’Ultérïa ?

A.N. : L’entreprise est déte­nue majo­ri­tai­re­ment par nous deux. Tou­te­fois, dans le sou­ci de mettre en cohé­rence la gou­ver­nance de l’entreprise avec nos valeurs, nous avons créé en 2018 le fonds de dota­tion action­naire Alterïa. Celui-ci détient une par­tie de la pro­prié­té de l’entreprise. Pour nous, c’est un moyen ingé­nieux d’intégrer de la phi­lan­thro­pie dans notre busi­ness. Le fonds sou­tient et suit des pro­jets d’intérêt géné­ral qui nous tiennent à cœur et par­ti­cipe aus­si au pilo­tage stra­té­gique de la socié­té. À l’heure actuelle, la gou­ver­nance est par­ta­gée entre nous, des repré­sen­tants des sala­riés et des experts de nos domaines d’activité. Tout reste néan­moins encore à construire pour cir­cons­crire plus pré­ci­sé­ment les rôles et les mis­sions confiés au fonds.

“L’approche RSE
comporte aussi des contraintes.”

M.B. : Pour conclure, quelles sont vos perspectives pour concilier performance économique, sociale, environnementale ? Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous êtes confrontés ?

A.N. & S.B. : Nous dirions deux choses. Pre­miè­re­ment, inté­grer une logique socié­tale s’apparente à un investis­sement pro­té­geant notre busi­ness, en fon­dant sa péren­ni­té sur le déve­lop­pe­ment de rela­tions pri­vi­lé­giés et durables avec des four­nis­seurs et des clients ali­gnés sur nos valeurs. Deuxiè­me­ment, l’évolution d’une stra­té­gie RSE requiert d’accepter, en tant que diri­geants d’entreprise, de ne plus béné­fi­cier d’un pou­voir de déci­sion total et exclu­sif et ain­si de savoir tirer avan­tage de l’intelligence du groupe.

En consé­quence, faire le pari de la RSE, c’est néces­sai­re­ment faire face à quelques retours de bâton et à de nom­breuses contro­verses aux­quels nous n’étions pas pré­pa­rés. Lorsque l’on porte et incarne des valeurs socié­tales dans la prise de déci­sion, cela peut entraî­ner des réserves à tra­vailler avec tels ou tels clients, notam­ment de la part de nos col­la­bo­ra­teurs. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment visible dans le sec­teur du bio qui est le nôtre, où l’authenticité et les attentes d’une démarche bio­lo­gique peuvent varier selon les clients et les fournisseurs. 

En somme, la RSE pousse à davan­tage de trans­pa­rence, ce que nous devons désor­mais gérer. Notre par­ti pris est le sui­vant : nous accep­tons par prin­cipe toutes les ques­tions de la part de nos col­la­bo­ra­teurs, qu’elles aient trait à la stra­té­gie ou au par­tage de la valeur, etc. Mais c’est aus­si à nous de fixer les limites que nous ne sou­hai­tons pas dépas­ser et de refu­ser de répondre selon le cas. Ce que nous cher­chons fon­da­men­ta­le­ment à faire, c’est connec­ter notre stra­té­gie RSE aux pro­ces­sus de déci­sion d’Ulterïa afin de la mettre en réso­nance avec les enjeux plus glo­baux de notre temps. C’est de cette manière, nous le croyons, que nous ques­tion­ne­rons plus en pro­fon­deur nos modèles de créa­tion de valeurs.


L’exemple du Zero Waste

Nous concré­ti­sons le Zero Waste indus­triel­le­ment et commercialement.

  • Indus­triel­le­ment, nous venons de lan­cer en octobre 2019 la construc­tion d’une usine cradle to cradle, dont les maté­riaux sont conçus pour être démon­tables et réuti­li­sables en fin de vie. Nous cher­chons aus­si à per­fec­tion­ner un pro­ces­sus de pro­duc­tion cir­cu­laire où les déchets pro­duits durant le cycle de pro­duc­tion sont sys­té­ma­ti­que­ment reva­lo­ri­sés. Il s’agit prin­ci­pa­le­ment de recy­cler nos chutes de bois et d’utiliser des colles et lasures non toxiques pour la san­té et l’environnement.
  • Com­mer­cia­le­ment, nous déve­lop­pons avec nos clients des solu­tions d’agencement de maga­sins faci­li­tant la sup­pres­sion des embal­lages dans la dis­tri­bu­tion ali­men­taire de pro­duits « secs » et « liquides ».


Décou­vrez Ultérïa : www.ulteria.fr

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