Faire de l’histoire avec des compétences d’ingénieur

Faire de l’histoire avec des compétences d’ingénieur

Dossier : HistoireMagazine N°771 Janvier 2022
Par François VULLIOD (70)

Venu à l’histoire en fin de car­rière, François Vul­liod (70) a pu met­tre à prof­it ses com­pé­tences math­é­ma­tiques pour faire de l’histoire : mod­èle de sim­u­la­tion de l’évolution des patronymes et mod­èle économétrique pour l’étude de l’histoire économique de la Normandie.

L’histoire a été une pas­sion de mon ado­les­cence, mais j’ai néan­moins tou­jours su, depuis ma pre­mière boîte de Mec­ca­no, que je voulais devenir ingénieur. Pour y par­venir, il m’a évidem­ment fal­lu rejeter cette pas­sion au sec­ond plan et elle n’est restée, pen­dant toute ma vie active, qu’un intérêt d’honnête homme pour une des sci­ences humaines. Mais, quand j’ai eu le loisir de m’y intéress­er à nou­veau, après une vie active pen­dant laque­lle on s’est effor­cé d’être créatif, il n’était plus ques­tion de me con­tenter de lire l’histoire déjà écrite : il fal­lait met­tre la main à la pâte. 

Un détour par l’onomastique

Je me suis immé­di­ate­ment porté sur une ques­tion qui me tara­bus­tait depuis plus de cinquante ans : pourquoi était-il aus­si dif­fi­cile d’obtenir qu’on écrive mon nom avec son orthographe exacte et pourquoi ce nom était-il aus­si rare : il n’y a qu’une seule autre famille qui le porte en France et une en Suisse. Les spé­cial­istes d’onomastique savaient déjà que ce nom fai­sait par­tie des nom­breux dérivés du prénom Guil­laume-Vuil­laume-Wil­helm et qu’il ne se ren­con­trait, avec son orthographe exacte, que dans le ter­ri­toire de l’ancienne langue fran­co-provençale, qui s’étendait du sud du Jura au nord de l’Isère et en Suisse romande. Je me suis donc plongé dans l’histoire de l’ancien duché de Savoie, dont ce ter­ri­toire rel­e­vait anci­en­nement, et dans ses excep­tion­nelles archives fis­cales con­servées depuis le xive siè­cle. Cela a été mon immer­sion ini­ti­a­tique dans les sources et archives his­toriques. J’ai ain­si pu décou­vrir que ma famille était restée pen­dant au moins six cents ans dans un minus­cule vil­lage d’agriculteurs de la moyenne mon­tagne de l’actuel départe­ment de l’Ain (l’autre famille française du même nom avait pris nais­sance à une quin­zaine de kilo­mètres de là). La source du nom était donc très réduite mais, pour com­pren­dre son devenir jusqu’à l’époque présente, je me suis fab­riqué un mod­èle de sim­u­la­tion (de type Monte-Car­lo) du devenir des lignées patronymiques dans dif­férents régimes démo­graphiques. Pro­gram­mer ce mod­èle a eu le gros avan­tage de me décrass­er un peu les méninges, en me faisant refaire un peu de maths (évidem­ment élé­men­taires), et j’ai pu com­pren­dre dans le détail les con­di­tions dans lesquelles des patronymes devi­en­nent ou restent rares, ce qui est le lot de la très grande majorité d’entre eux. 

Un débouché sur l’histoire locale

Dans un deux­ième temps, je me suis plongé dans l’histoire du départe­ment de la Manche où je pos­sède une mai­son depuis une ving­taine d’années et où je passe une par­tie sig­ni­fica­tive de mon temps. J’ai com­mencé par écrire l’histoire de la petite com­mune où se trou­ve cette mai­son. Elle pos­sède l’originalité de compter pas moins de huit manoirs du XVe au XVIIe siè­cle, ce qui découle du fait que les anciens ducs de Nor­mandie avaient fait en sorte, dès le XIe siè­cle, qu’il ne s’y installe pas un seigneur puis­sant sus­cep­ti­ble de con­trôler un gué voisin qui assur­ait le pas­sage entre la région de Caen et les ports du nord de la Manche ; les petits nobles y avaient alors prospéré. J’ai donc effec­tué ma sec­onde plongée dans les sources et archives his­toriques, dont j’ai décou­vert avec effare­ment la richesse et l’étendue, dues au dynamisme des éru­dits nor­mands des deux cents dernières années. J’ai aus­si décou­vert la dimen­sion sociale de la recherche his­torique : non seule­ment celle-ci est, comme tous les autres efforts de recherche, un proces­sus col­lec­tif qui impose qu’on s’insère peu à peu dans le petit monde qui la con­duit, mais elle porte sur cer­tains des élé­ments qui don­nent une per­son­nal­ité pro­pre aux sociétés humaines. Écrire l’histoire de cette com­mune m’a per­mis d’y être accep­té comme un de ses mem­bres à part entière et d’y nouer des ami­tiés, non plus comme un Parisien qui vient de temps en temps dans sa rési­dence sec­ondaire. Vous n’imaginez pas la fierté du maire d’une petite com­mune rurale qui dis­pose enfin d’une his­toire de sa com­mune (alors que les maires voisins n’en dis­posent pas…). Après cela, je n’ai pas pu résis­ter au plaisir de démolir, dans un arti­cle ultérieur, les croy­ances de la plus grande com­mune d’à côté sur les orig­ines de sa plus célèbre famille. Après ces pre­miers pas, le sys­tème a pu com­mencer à diverger.

“Les historiens ont hélas assez largement délaissé l’histoire quantitative.”

Une apothéose dans l’histoire économique d’une région

J’ai assez rapi­de­ment vu que cer­tains des investisse­ments que j’avais faits pour l’histoire de cette com­mune pou­vaient s’étendre avec assez peu de frais à l’ensemble de la Manche (comme la démo­gra­phie his­torique) et qu’inversement je ne pour­rais pas en com­pren­dre cer­tains aspects (comme sa tran­si­tion d’une agri­cul­ture de sub­sis­tance vers une spé­cial­i­sa­tion dans l’élevage) sans les étudi­er sur une plus large échelle. J’ai donc pour­suivi pen­dant trois ou qua­tre ans un tra­vail qui est devenu pro­gres­sive­ment une his­toire économique de la Manche depuis la fin du Moyen Âge. Quand j’ai eu écrit env­i­ron 750 pages, j’ai envoyé ce tra­vail à un pro­fesseur d’histoire de l’université de Caen, en le pri­ant de bien vouloir me don­ner son avis sur sa qual­ité et sur ce que je pour­rais en faire. Il m’a aimable­ment répon­du que cela pour­rait se trans­former en une thèse avec un an de tra­vail de plus. C’est donc ce que j’ai entre­pris, non pas tant parce qu’un titre de doc­teur pour­rait chang­er ma vie, mais parce que je voulais m’assurer que mon tra­vail avait un niveau de qual­ité con­forme aux stan­dards de la discipline. 

De l’intérêt de la modélisation économétrique

Il avait au moins l’originalité, de mon point de vue, que, pour pal­li­er l’absence d’informations économiques de qual­ité avant le XIXe siè­cle, j’avais dévelop­pé un mod­èle économétrique des dif­férents secteurs d’activité, de façon à pou­voir recon­stituer leur évo­lu­tion de façon régres­sive jusqu’à des péri­odes du passé où l’information était beau­coup plus par­cel­laire. J’avoue que cela n’est pas ce qui a le plus intéressé mon jury de thèse, parce que les his­to­riens ont hélas assez large­ment délais­sé l’histoire quan­ti­ta­tive : un gros effort avait été fait, dans les années 1960–1970, pour arriv­er à com­pren­dre les grandes lignes de l’évolution de l’économie au niveau nation­al ; mais les his­to­riens se sont arrêtés là et sont passés à autre chose, sans que rien ne soit plus entre­pris pour étudi­er les his­toires économiques locales. Acces­soire­ment, ils ne pos­sè­dent générale­ment pas la com­pé­tence, que les ingénieurs ont acquise, pour dévelop­per des mod­èles, alors que ceux-ci pour­raient être d’un emploi assez général puisque l’historien tra­vaille tou­jours avec une infor­ma­tion incom­plète et qu’il est donc tou­jours utile de pou­voir se représen­ter les struc­tures sous-jacentes. J’ai fait récem­ment un nou­v­el usage de mod­èles pour étudi­er le jour­nal de Gilles de Gou­berville, un noble qui vivait dans le nord de la Manche au xvie siè­cle. Il nous a lais­sé un excep­tion­nel jour­nal quo­ti­di­en de ses comptes et de ses faits et gestes (la tran­scrip­tion de la frac­tion con­servée fait 1 500 pages imprimées !), mais ce jour­nal est très lacu­naire parce que le cher homme fai­sait de nom­breuses omis­sions et ne s’intéressait pas à tout en per­ma­nence. On ne peut donc pas étudi­er l’état de ses revenus ou le mod­èle économique de ses exploita­tions agri­coles directe­ment en rassem­blant les infor­ma­tions compt­a­bles de son jour­nal ; il faut bâtir un mod­èle de ces exploita­tions et l’alimenter sélec­tive­ment à par­tir de celui-ci. 

Les ingénieurs ont donc toute leur place dans la recherche historique. 

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