Histoire de l'art à l'X, dessin de Tesson

Pourquoi enseigner l’histoire de l’art à l’X

Dossier : HistoireMagazine N°771 Janvier 2022
Par Thomas SCHLESSER

L’histoire de l’art enseignée aux élèves poly­tech­ni­ciens est là pour leur apporter, plus qu’un décryptage des grandes œuvres d’art de l’Humanité, l’exposition de la dou­ble con­quête de l’émancipation des formes et de l’invention de l’individualité fon­da­trice de l’époque mod­erne, et du sens que cette dou­ble con­quête a pour la liber­té de l’esprit aujourd’hui.

Tra­vers­er l’histoire de l’art, comme on le fait avec plaisir en vis­i­tant un musée ou en feuil­letant un livre, con­siste en général à iden­ti­fi­er et caté­goris­er, par une sorte d’enchaînement autonome, des évo­lu­tions des styles, des tech­niques et du goût. 

Dépasser le seul récit esthétique

Mais l’enseigner, et surtout l’enseigner à des élèves amenés à devenir des acteurs impor­tants de la vie de la cité, c’est cepen­dant dif­férent. Bien sou­vent, je perçois une attente d’ordre per­son­nel de la part de l’auditoire : celui-ci, dans sa majorité, aimerait que je l’aide à exal­ter ou à expli­quer la fibre affec­tive qui s’empare de l’âme face à de grandes œuvres de l’Humanité et que je lui fasse décou­vrir les fleu­rons incon­nus. Je ne dédaigne ni ne nég­lige cette approche. Néan­moins, sans l’évacuer, je l’évite au max­i­mum au prof­it d’une ambi­tion plus intel­lectuelle – j’allais dire plus sérieuse. Ce que je cherche, c’est à mon­tr­er, dans le fais­ceau tem­porel qui court du XVe au XXIe siè­cle en Occi­dent, les signes, les indices d’une dou­ble con­quête, très longue, assumée par les artistes et véhiculée par leurs pro­duc­tions : cette dou­ble con­quête, c’est celle de l’émancipation des formes et de l’invention de l’individualité. Ces deux con­quêtes sont inex­tri­ca­ble­ment liées l’une à l’autre et elles ont un rôle poli­tique, social, cul­turel majeur qui excède, de très loin, le seul réc­it esthé­tique. L’écueil du réc­it esthé­tique, c’est de laiss­er penser que les artistes et leurs pro­duc­tions ne seraient qu’un miroir, qu’un écho et qu’un sup­plé­ment d’âme de la grande His­toire, celle des décou­vertes, des crises, des guer­res, des actes juridiques…

Émanciper les formes

À mon sens, faire de l’histoire de l’art, c’est aus­si pren­dre con­science de la puis­sance agis­sante des œuvres, des images en général et de celles et ceux qui les pro­duisent. Un apho­risme, para­dox­al et savoureux, d’Oscar Wilde le dit très bien, lorsqu’il fait allu­sion au pein­tre anglais Joseph Turn­er, pein­tre con­nu sur le plan formel pour sa fac­ture évanes­cente capa­ble de ren­dus atmo­sphériques remar­quables. Oscar Wilde déclare : « [A]vant Turn­er, il n’y avait pas de brouil­lard à Lon­dres. » Qu’entends-je par émanciper les formes ? Il s’agit de l’élaboration de moyens d’expression orig­in­aux – moyens plas­tiques, sym­bol­iques, pour traduire la réal­ité ou pour pro­duire une réal­ité nou­velle. Prenons un exem­ple célèbre. Alors que l’utilisation de la per­spec­tive, qui donne le sen­ti­ment de la pro­fondeur et du relief, régit la créa­tion artis­tique depuis le XVe siè­cle, des artistes du début du XXe siè­cle, appar­en­tés à ce qu’on appelle les avant-gardes his­toriques, vont cass­er cette illu­sion tridi­men­sion­nelle au prof­it d’une planéité – planéité alors perçue comme par­ti­c­ulière­ment provo­ca­trice, irra­tionnelle, déraisonnable, mais qui est en fait le mar­queur sincère et sérieux d’un nou­veau rap­port au monde, plus inqui­et, plus bru­tal et plus instinc­tif… Ce faisant, les artistes pro­posent d’autres mod­èles de per­cep­tion, d’autres prismes sur l’univers. Et c’est ain­si qu’ils par­ticipent très active­ment à une immense aven­ture col­lec­tive de la moder­nité : celle de la liber­té d’esprit.

Émanciper les consciences

Faire de l’histoire de l’art, c’est mon­tr­er com­ment l’émancipation des formes ren­con­tre et stim­ule l’émancipation des con­sciences. Les artistes ont assumé en ce sens une mis­sion lourde : celle de l’affirmation indi­vidu­elle. Au sein de la com­mu­nauté, mais par­fois face à elle, sou­vent même con­tre la com­mu­nauté, ils ont tra­vail­lé à la légiti­ma­tion de l’individu pen­sant, sen­tant, exis­tant. Ain­si, quand Bot­ti­cel­li peint des nus à la sen­su­al­ité inédite au XVe siè­cle, dans un con­texte de rig­orisme religieux et de défi­ance à l’égard du corps, il œuvre à cette grande con­quête indi­vidu­elle qu’est le droit au plaisir ; ain­si, quand Mar­cel Duchamp, les sur­réal­istes ou Andy Warhol incar­nent et promeu­vent l’excentricité, ils œuvrent à cette grande con­quête indi­vidu­elle qu’est le droit à la dif­férence, à la sin­gu­lar­ité, à la marginalité.

Stimuler l’esprit critique des élèves

Mais il faut être vig­i­lant. Car il con­vient d’inviter les élèves à se deman­der si cette dou­ble con­quête – éman­ci­pa­tion des formes, inven­tion de l’individualité – con­stitue aujourd’hui encore un com­bat sat­is­faisant alors qu’il a été mené, et bien mené, et que, pour une par­tie du monde en tout cas, nous vivons désor­mais dans des démoc­ra­ties où ces ques­tions ne se posent plus avec la même acuité. Pein­dre un Car­ré noir sur fond blanc dans le con­texte prérévo­lu­tion­naire de la Russie tsariste et autori­taire de 1915, comme le fait Male­vitch, en manière d’appel à une absolue liber­té intérieure, est riche de sens et fait de cet objet une icône sig­ni­fica­tive du XXe siè­cle ; mais dans une démoc­ra­tie, où la trans­gres­sion est per­mise, sou­vent même encour­agée, on peut se pos­er la ques­tion de la per­ti­nence et de l’utilité de démarch­es dites sub­ver­sives : par exem­ple, avec Jeff Koons qui installe dans le château de Ver­sailles un homard en alu­mini­um poly­chrome en 2008, le malaise n’est pas tant dans la sub­ver­sion en tant que telle, mais dans le fait que cette sub­ver­sion sem­ble tourn­er à vide. Je ne dis pas que de telles œuvres ou de telles expo­si­tions ne doivent pas exis­ter car, si elles n’existaient pas et n’étaient plus tolérées (et cer­tains le souhait­eraient !), ce serait très inquié­tant ; en revanche, je dis qu’elles ne sont pas à la hau­teur des grands enjeux con­tem­po­rains et ne font que répéter des com­bats qui ont en fait déjà été gagnés.

“Les artistes sont parfois
les adjuvants du pire.”

Faire une histoire critique de l’art

Il faut être vig­i­lant encore quant à notre exal­ta­tion, car il serait d’une red­outable naïveté d’héroïser la fig­ure de l’artiste et de l’essentialiser ; il con­vient là aus­si de tem­pér­er notre ent­hou­si­asme. Faire de l’histoire de l’art, c’est aus­si appren­dre que les artistes, leurs œuvres, la pro­duc­tion visuelle en général sont par­fois les adju­vants du pire. Et, mieux encore, c’est appren­dre com­ment, der­rière ce qui se présente et se pro­file comme déposi­taire de ver­tus human­istes (beauté, liber­té, partage…), se niche par­fois l’aliénation ou l’indécence. Faire de l’histoire de l’art, ce n’est donc pas faire une his­toire amoureuse de l’art, mais une his­toire cri­tique.

Une affaire de sensibilité

Faire de l’histoire de l’art, c’est aus­si par­ler de sen­si­bil­ité, et il faut enten­dre le dou­ble ver­sant de ce con­cept : la sen­si­bil­ité désigne à la fois la matière dans sa com­pac­ité, à son échelle la plus ser­rée ; et elle désigne aus­si le je-ne-sais-quoi de pro­fond, la vibra­tion intime qui donne la capac­ité à créer ou à appréci­er ce qui a été créé. Faire de l’histoire de l’art sup­pose de tou­jours garder en tête la com­bi­nai­son entre la matéri­al­ité sen­si­ble de l’objet artis­tique et la sen­si­bil­ité immatérielle des indi­vidus. Or ne nous leur­rons pas : cette com­bi­nai­son n’est pas, comme on le fait croire trop sou­vent, qu’une matrice d’humanisme, d’harmonie et de pro­grès. L’œuvre d’art, la pro­duc­tion visuelle de manière générale peut s’avérer l’instrument effi­cace d’une dom­i­na­tion : une emprise sur la sub­jec­tiv­ité qui tend surtout à mobilis­er les affects pour cade­nass­er l’intellect. Ain­si, un por­trait, une affiche, un dis­posi­tif mon­u­men­tal peu­vent con­courir à des opéra­tions de pro­pa­gande et à l’assise des pou­voirs coerci­tifs, en sub­li­mant par exem­ple ce qui est con­testable voire injuste : l’autorité d’un prince, l’envoi au com­bat, le con­trôle des com­porte­ments. Plus sub­tile­ment, des travaux ont mon­tré non seule­ment com­ment les sys­tèmes total­i­taires pou­vaient instru­men­talis­er les artistes à des fins poli­tiques néfastes mais, plus per­ni­cieuse­ment encore, com­ment, indépen­dam­ment des artistes, des sociétés fas­cistes comme celle du Troisième Reich s’étaient pen­sées et con­sti­tuées à la façon d’une œuvre d’art, en se fon­dant notam­ment sur l’exaltation du soi-dis­ant génie nation­al d’une cul­ture, pour l’ériger ensuite en principe poli­tique aux con­séquences dévastatrices.

Une affaire de nuance

Alors, bien sûr, la nuance doit rester de mise et il ne s’agit pas d’atteindre imprudem­ment le point God­win en affir­mant que der­rière chaque pinceau se cacherait un fas­ciste – ce serait com­plète­ment absurde – mais il m’apparaît impor­tant de bien faire mesur­er que, par­mi les ambi­tions per­for­ma­tives de l’art (c’est-à-dire son ambi­tion de chang­er le monde), il y a par­fois des imag­i­naires de dom­i­na­tion. Pour ne citer qu’un exem­ple, très révéla­teur, je cite régulière­ment un court extrait du man­i­feste d’un des mou­ve­ments les plus célèbres du xxe siè­cle : celui du cubisme. Les dif­férentes décli­naisons du mou­ve­ment cubiste, on le sait, se car­ac­térisent par une frag­men­ta­tion du motif, certes révo­lu­tion­naire à l’époque, mais sans que le sujet lui-même (majori­taire­ment des natures mortes et des por­traits) ne donne à voir des choses explicite­ment agres­sives, vio­lentes, asservis­santes. Pour­tant, pour les deux auteurs du prin­ci­pal texte pro­gram­ma­tique du cubisme, Albert Gleizes et Jean Met­zinger, la voca­tion finale de ce lan­gage nou­veau est la suiv­ante : « [C]e n’est pas dans la langue de la foule que la pein­ture doit s’adresser à la foule, c’est dans sa pro­pre langue pour émou­voir, domin­er, diriger, non pour être com­prise. Ain­si les religions. »

Des projections contradictoires

L’œuvre d’art, loin d’être une sorte d’unité absolue et figée, loin d’être l’agent d’un con­sen­sus atem­porel, est en ce sens un objet de pro­jec­tions con­tra­dic­toires, et ces pro­jec­tions sont très révéla­tri­ces des craintes et des aspi­ra­tions d’un moment de l’histoire. C’est ce que man­i­fes­tent par exem­ple les crises icon­o­clastes, où des objets artis­tiques sont soumis à des luttes entre ceux qui les pro­duisent ou les promeu­vent et en atten­dent un béné­fice poli­tique, social, religieux, cul­turel, et ceux qui les attaque­nt au nom d’idées, d’idéaux ou d’idéologies antag­o­nistes. Il est par exem­ple intéres­sant de voir que, pen­dant la Révo­lu­tion française, out­re les attaques faites aux sym­bol­es artis­tiques de la monar­chie – le van­dal­isme des caveaux des rois de la basilique Saint-Denis, par exem­ple –, le régime jacobin réprou­vait l’imagerie pop­u­laire, légère ou lib­er­tine qui, pour­tant, avait des ambi­tions éman­ci­patri­ces qui auraient pu ren­con­tr­er les leurs. Étudi­er la mobil­ité du statut des pro­duc­tions artis­tiques, en fonc­tion de la per­cep­tion qui est portée à leur endroit, c’est un moyen par­fait de faire de l’histoire des men­tal­ités et des con­flits qui à la fois frac­tion­nent et struc­turent des sociétés.

Un formidable dynamisme chez les élèves de l’X

Enfin, pour par­ler de mon expéri­ence, je dois avouer être sou­vent très impres­sion­né par l’excellence des élèves qui me font face, dans les cadres de sémi­naires, de cours mag­is­traux ou de pro­jets autres. Avec eux, ce sont des échanges qui s’engagent, d’un for­mi­da­ble dynamisme, et j’aimerais par­fois croire que cer­tains d’entre eux auront à cœur de pour­suiv­re plus loin la mod­este ini­ti­a­tion que je leur offre.

Commentaire

Ajouter un commentaire

Poupard Xavierrépondre
4 janvier 2022 à 12 h 21 min

Je sig­nale à mes cama­rades ama­teurs d’art mon site vasari.fr , réper­toire de la pein­ture occi­den­tale du XIII° au XX° siècle ;
il réper­to­rie 400.000 oeu­vres à ce jour
accès libre
Xavier Poupard (71)

Répondre