X historien de l'URSS

Statistiques, modélisation mathématique, URSS : itinéraire d’un X historien

Dossier : HistoireMagazine N°771 Janvier 2022
Par Alain BLUM (78)

Au com­men­ce­ment du choix de l’histoire comme car­rière par Alain Blum fut la ren­contre avec deux pro­fes­seurs et leur domaine : Her­vé Le Bras (63) dans un sémi­naire de démo­gra­phie et les confé­rences de Marc Fer­ro. Pas­sé par l’Ensae et l’Ined, la ren­contre d’Alain Blum avec l’URSS mar­que­ra le tour­nant défi­ni­tif vers une car­rière d’historien.

Un par­cours de recherche est fait de bifur­ca­tions inat­ten­dues, au gré des inter­ro­ga­tions, des ren­contres, des dis­cus­sions avec les col­lègues, les étu­diants et étu­diantes. Entré à l’École poly­tech­nique en 1978, j’étais très inté­res­sé par la sta­tis­tique et les modé­li­sa­tions mathé­ma­tiques en sciences sociales et humaines, mais cela n’explique que par­tiel­le­ment mon par­cours. L’inattendu en fait par­tie, dès ma seconde année de l’X. Deux ensei­gnants ont alors été déter­mi­nants, Her­vé Le Bras, lui-même sor­ti de l’X, qui assu­rait un sémi­naire de démo­gra­phie en HSS, et Marc Fer­ro (voir inter­view de Marc Fer­ro dans la J&R n° 755), dont les confé­rences étaient tou­jours extra­or­di­nai­re­ment sti­mu­lantes. Je parle là de ceux qui m’ont orien­té, mais bien enten­du com­ment ne pas se sou­ve­nir des cours de Laurent Schwartz, par exemple… Je n’étais cepen­dant pas de ceux qui avaient la capa­ci­té de deve­nir de vrais mathématiciens.

Vers la démographie historique

Le dia­logue enga­gé avec Her­vé Le Bras m’orienta à la sor­tie de l’X vers l’Ined (Ins­ti­tut natio­nal d’études démo­gra­phiques), la démo­gra­phie m’étant appa­rue comme le lieu où se croi­saient modé­li­sa­tion mathé­ma­tique (la théo­rie des popu­la­tions stables par exemple), sta­tis­tiques bien sûr, et sciences humaines et sociales. J’y entrai sans thèse (c’était alors pos­sible…) et sui­vis en paral­lèle des études à l’Ensae où je m’initiai à la socio­lo­gie tout en appro­fon­dis­sant la modé­li­sa­tion sta­tis­tique si bien por­tée alors par cette école. À l’Ined, je m’engageai dans la démo­gra­phie his­to­rique qui mêlait à bon escient modé­li­sa­tion et his­toire. Elle se fon­dait sur les sources his­to­riques (que je dépouillais de longues semaines dans les archives dépar­te­men­tales) pour recons­ti­tuer des séries, pour modé­li­ser des com­por­te­ments. Au-delà du plai­sir de la sta­tis­tique, j’y pris le « goût de l’archive » qui allait ensuite me trans­por­ter dans un monde bien différent.

De l’Ined à la Russie soviétique

Car une nou­velle bifur­ca­tion inat­ten­due allait défi­ni­ti­ve­ment m’orienter vers l’histoire. J’avais quelques notions de russe, et le direc­teur de l’Ined, Gérard Calot (54), m’envoya en URSS, car beau­coup d’interrogations avaient sur­gi sur les don­nées démo­gra­phiques, dont nom­breuses étaient sous le sceau du secret d’État. J’y allai en 1984, durant le court inter­mède entre Andro­pov et Gor­bat­chev, et fus vite pas­sion­né par tout ce que l’URSS per­met­tait de com­prendre sur la rela­tion entre action poli­tique auto­ri­taire et com­por­te­ments sociaux, par l’étude des contour­ne­ments que met­taient en œuvre les Sovié­tiques, par celle des acteurs de ces pou­voirs auto­ri­taires, les sta­tis­ti­ciens en par­ti­cu­lier, qui n’adhéraient pas à la nature auto­ri­taire de ce sys­tème mais par­ti­ci­paient plei­ne­ment à l’exercice du pou­voir. Ils étaient nour­ris d’une vision scien­ti­fique du monde, refu­saient les mani­pu­la­tions des don­nées, tout en étant un maillon impor­tant d’un pou­voir qui fai­sait du nombre un des outils prin­ci­paux de sa pro­pa­gande et de sa ges­tion, jusqu’à défi­nir des quo­tas d’arrestations et d’exécutions durant la Grande Terreur.

“Lorsque l’autorité est portée par
un pouvoir arbitraire, que doit-on en faire ?”

Des archives inépuisables sur la violence politique

Ce fut alors que les archives s’ouvrirent en URSS, pro­gres­si­ve­ment. À la recherche de sta­tis­tiques qui man­quaient et sur­tout m’interrogeant sur la fia­bi­li­té de ces chiffres, je décou­vris la richesse des archives. Le cher­cheur se trou­vait brus­que­ment devant une mon­tagne de docu­ments, secrè­te­ment conser­vés, offrant à recons­ti­tuer les dyna­miques d’une vio­lence poli­tique totale sur la popu­la­tion et per­met­tant de com­prendre les méca­nismes d’un tel pou­voir ain­si que le quo­ti­dien des popu­la­tions. Je déci­dai alors d’aller plus loin dans ma for­ma­tion d’historien et contac­tai Marc Fer­ro qui diri­gea ma thèse sur l’histoire des popu­la­tions et des sta­tis­tiques sovié­tiques, à l’EHESS, belle ins­ti­tu­tion d’enseignement supé­rieur où j’eus la chance d’être élu direc­teur d’études quelques années plus tard. Mon par­cours était désor­mais mar­qué par l’histoire, celle de l’Union sovié­tique, celle des vio­lences poli­tiques, celle des archives d’un régime auto­ri­taire, qui ne me quit­tèrent plus.

Un passage déterminant par l’X

Que conclure de cela ? Mal­gré les appa­rences (l’histoire est bien loin de ce qui domine l’enseignement à l’École poly­tech­nique), le pas­sage par cette école fut déter­mi­nant pour m’orienter vers cette dis­ci­pline. C’est bien à tra­vers cer­taines ren­contres que j’y fis et la volon­té, alors, de l’École poly­tech­nique d’offrir un ensei­gne­ment en sciences sociales qui déve­lop­pait un fort sens cri­tique que je fus entraî­né dans ce par­cours. Il est vrai aus­si qu’une inter­ro­ga­tion, que je vécus for­te­ment à l’École, m’a aus­si orien­té vers ces ter­rains et mes ques­tion­ne­ments : lorsque l’autorité est por­tée par un pou­voir arbi­traire, que doit-on en faire ? Pas­ser par une école mili­taire oblige à réflé­chir à cette ques­tion, même si le contexte poli­tique n’est pas auto­ri­taire. Tra­vailler sur l’URSS, sur les admi­nis­tra­teurs, sur l’homme et la femme qui vivent ces vio­lences, offraient à appro­fon­dir ces questions.

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