expertise et numérique

Expertise et numérique

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par Xavier MARCHAND

L’introduction du numérique dans le fonc­tion­nement de la jus­tice a mod­i­fié la manière dont cette dernière est admin­istrée, mais aus­si celle dont l’expert apporte son aide au juge. N’est-ce pas le bon moment pour refonder le rôle de l’expert dans une per­spec­tive plus col­lé­giale qui réin­tè­gre le juge dans la démarche d’expertise ?

L’expertise judi­ci­aire ne pou­vait échap­per au mou­ve­ment de numéri­sa­tion qui, depuis trente ans, s’insinue dans tous les secteurs des activ­ités humaines ; la troisième révo­lu­tion indus­trielle bous­cule toute­fois d’autant cette insti­tu­tion qu’elle reste pro­fondé­ment ancrée dans une tra­di­tion antérieure à la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle qui s’appuyait sur une preuve tan­gi­ble et lim­itée, dont la valeur pou­vait être appré­ciée par le juge. L’entrée fra­cas­sante du numérique dans l’expertise annonce donc un aggior­na­men­to et doit provo­quer une réflex­ion plus large sur l’objet du procès dans la vie sociale.

La preuve à l’épreuve du numérique

Le décret du 9 décem­bre 2009 a per­mis la dif­fu­sion dans le domaine judi­ci­aire des doc­u­ments sous forme numérique et d’étendre la nature de ces doc­u­ments. Ce phénomène n’est pas sans con­séquence sur la tenue des exper­tis­es judi­ci­aires puisque la pro­fu­sion de doc­u­ments, et la mul­ti­tude des infor­ma­tions qu’ils con­ti­en­nent, con­duisent à com­plex­i­fi­er les échanges entre l’expert et les par­ties. L’un est réputé sachant et désigné par le juge pour l’éclairer, les autres font appel à un expert afin que celui-ci puisse soit expli­quer des faits qu’ils sont inca­pables de com­pren­dre, soit don­ner un avis sur la per­ti­nence de leurs pré­ten­tions respec­tives. La qual­ité et le détail de l’information désor­mais fournie par les par­ties oblig­ent l’expert à descen­dre dans un niveau d’analyse qui s’apparente par­fois à de la recherche fon­da­men­tale. L’inflation des don­nées con­duit irrémé­di­a­ble­ment à une infla­tion des dili­gences con­fiées à l’expert.

Or, si la preuve juridique reste une con­struc­tion de l’esprit qui fait la part belle à la pré­somp­tion et au fais­ceau d’indices, la preuve sci­en­tifique ne con­naît en principe que la cer­ti­tude de véri­fi­ca­tion et la néces­sité de soumet­tre à l’épreuve des faits la théorie élaborée selon une méthodolo­gie définie. La ten­ta­tion est donc grande pour les par­ties d’imposer à l’expert de met­tre à jour non pas la preuve juridique, soit l’existence « d’indices graves, pré­cis et con­cor­dants » (Civ. 1re, 21 octo­bre 2020, n° 19–18.689 ; CJUE, 21 juin 2017, C‑621/15), mais bien une preuve sci­en­tifique ; l’expert ne serait donc plus là pour éclair­er le juge mais pour établir la Vérité. Peu importe alors le temps et les dili­gences néces­saires, l’expertise ne saurait être achevée tant que cette Vérité n’a pas été révélée. Or, pour impar­faite que soit la jus­tice, elle doit être ren­due au temps des jus­ti­cia­bles et non à celui de la sci­ence en mou­ve­ment ; l’objet de la Jus­tice est de tranch­er, car c’est en tran­chant défini­tive­ment qu’elle accom­plit son œuvre de cohé­sion sociale.


REPÈRES

Le décret du 9 décem­bre 2009 a ouvert la voie à l’utilisation dans le domaine judi­ci­aire des moyens de com­mu­ni­ca­tion élec­tron­ique, immé­di­ate­ment adop­tés par les acteurs de l’expertise judi­ci­aire qui en ont com­pris les com­mod­ités. La numéri­sa­tion des doc­u­ments, plutôt que leur dupli­ca­tion par des pho­to­copies, a per­mis de s’abstraire des con­tin­gences matérielles :
3 clics suff­isent désor­mais pour dif­fuser 500 pages à 40 personnes.
L’autocensure, que tout con­seil de par­tie s’imposait, a donc sauté, ouvrant en grand les vannes de la dif­fu­sion des pièces la plus large pos­si­ble. La dis­pari­tion de la lim­ite physique a égale­ment con­duit à éten­dre la nature des doc­u­ments pro­duits. La pro­duc­tion de doc­u­ments dacty­lo­graphiés ou de tableaux sta­tiques présen­tait l’inconvénient de n’être qu’une image tron­quée : un tableau pro­duit sur tableur n’est sou­vent intéres­sant que si un accès à la for­mule con­tenue dans la cel­lule est pos­si­ble. Les for­mats de pro­duc­tion se sont donc éten­dus aux for­mats réelle­ment util­isés lors de la créa­tion des sup­ports de l’information ; aux .pdf se sont ajoutés les .xls, .jpg, .dwg, qui per­me­t­tent d’accéder à la don­née brute. 


L’expert, yeux et oreilles du juge

Le recours à l’expertise judi­ci­aire est désor­mais qua­si sys­té­ma­tique dès lors qu’une ques­tion tech­nique est dis­putée entre les par­ties à un procès, qu’il soit civ­il ou pénal. L’expertise judi­ci­aire civile a con­nu un fort développe­ment avec la réforme soutenue par le prési­dent Drai de faire de l’article 145 du Code de procé­dure civile le socle d’une nou­velle manière de juger : les par­ties devaient pou­voir appréci­er l’intérêt ou la pos­si­bil­ité d’engager une action judi­ci­aire au regard d’une exper­tise tech­nique et non atten­dre que le juge du fond ne l’ordonne. L’expertise judi­ci­aire civile est pour­tant curieuse­ment restée, dans la tra­di­tion du juge, sa chose ; l’expression est ain­si demeurée que les experts sont les yeux et les oreilles du juge. Cette ambiguïté n’a pour l’heure pas par­ti­c­ulière­ment inquiété le lég­is­la­teur, qui n’a pas jugé utile de tir­er les enseigne­ments de quar­ante ans de pra­tique lais­sant sou­vent les experts sans sou­tien réel du juge et les par­ties exclues du cou­ple expert-juge (pour un exem­ple récent, Civ. 2e, 10 décem­bre 2020, n° 18–18.504).

Ayant pour l’essentiel renon­cé à la fac­ulté qu’il a d’assister aux exper­tis­es judi­ci­aires, le juge a délégué à l’expert le soin d’aller « tâter le ter­rain » à sa place, pour lui en rap­porter une vision réputée être la plus fidèle de la réal­ité. C’est donc par le seul prisme des sens de l’expert que le juge appréhende la réal­ité des faits qui l’autoriseront à juger. Ain­si, si l’expert reporte dans son rap­port avoir vu une fis­sure, et en appré­cie l’importance et l’origine, le juge con­sid­ér­era comme établi que la fis­sure existe. Le juge se fiera donc à la seule opin­ion de l’expert pour juger que cette fis­sure relève d’une caté­gorie juridique ou d’une autre. Là encore, le seul fait que les par­ties soient en mesure de pou­voir con­tester l’opinion émise par l’expert est réputé garan­tir l’exactitude des faits rap­portés et leur tra­duc­tion technique.

La vérité à l’épreuve du numérique

L’affaire se com­plique toute­fois sin­gulière­ment lorsque l’expert n’a pas un accès direct à l’information factuelle. Il doit alors établir les faits à l’aide d’éléments indi­rects qui lui ser­vent d’indices pour ali­menter un raison­nement. Le glisse­ment s’opère à par­tir du report des faits vers l’analyse sci­en­tifique et, grâce aux pro­grès de l’informatique, vers la mod­éli­sa­tion numérique. L’expert a rapi­de­ment saisi l’intérêt d’utiliser à rebours les out­ils de con­cep­tion numérique util­isés par les indus­triels pour la fab­ri­ca­tion de leurs pro­duits ; rares sont désor­mais les exper­tis­es en matière indus­trielle qui ne s’appuient pas sur un cal­cul par élé­ments finis met­tant en lumière les zones de faib­lesse d’une pièce soumise à des con­traintes par­ti­c­ulières. La mod­éli­sa­tion numérique s’étend désor­mais à la majeure par­tie des domaines : le développe­ment du BIM, ou la mod­éli­sa­tion numérique d’un bâti­ment, les mod­éli­sa­tions aérauliques ou hydrogéologiques sont désor­mais util­isés dans l’expertise bâti­ment, tout comme la recon­nais­sance faciale a pris place dans le domaine de l’identification des per­son­nes. Tout cela ne man­quera pas de con­duire, dans un hori­zon très proche, à con­fi­er à des mod­èles infor­ma­tiques la recon­sti­tu­tion d’une réal­ité imper­cep­ti­ble par les sens humains.

“Une inflation des diligences confiées à l’expert.”

Le rôle de l’expert n’est donc plus de rap­porter au juge « sa » vision de la réal­ité ; il est d’offrir au juge une com­préhen­sion d’une réal­ité recon­sti­tuée par des out­ils de resti­tu­tion ou de mod­éli­sa­tion numérique. L’expert devient ain­si garant de la per­ti­nence d’un out­il numérique dont il ne con­naît cepen­dant pas néces­saire­ment les con­di­tions de développe­ment et le fonc­tion­nement. On sait depuis 1984 que le con­cept de réal­ité n’est pas tant le fruit d’un fait que de la capac­ité de celui qui l’a perçu de le retran­scrire dans un lan­gage qui en reflète les nuances. Mais on sait égale­ment depuis Matrix que la réal­ité elle-même peut ne pas exis­ter ou n’avoir aucune impor­tance dès lors que la com­mu­nauté tient pour établi ce que les lois de la physique tien­nent pour vrai. L’expert, trompé à son insu par l’utilisation d’une mod­éli­sa­tion numérique qu’il croy­ait être fiable, peut donc, avec une cer­taine force de con­vic­tion, énon­cer au juge les pires con­tre-vérités, sans que nul ne puisse utile­ment le con­tredire puisque les par­ties seront sou­vent elles-mêmes igno­rantes des con­di­tions dans lesquelles la mod­éli­sa­tion numérique a véri­ta­ble­ment été conçue.

L’irruption du big data

Un pro­grès plus grand encore est atten­du dans le domaine de l’évaluation des préju­dices du fait de l’utilisation du big data. Le recueil par des assureurs japon­ais et coréens de don­nées rel­a­tives à l’ensemble des sin­istres qu’ils ont eu à con­naître per­met déjà à cer­tains d’entre eux de pro­pos­er à leurs assurés une indem­ni­sa­tion qua­si immé­di­ate de leurs préju­dices sur le seul fonde­ment d’une analyse sta­tis­tique. Ce mode d’indemnisation est sans doute appelé à faire des émules, puisque l’État français a lancé en mars 2020 le pro­gramme Data­Just qui per­met de col­lecter toutes les don­nées rel­a­tives à l’évaluation des préju­dices cor­porels pour pro­pos­er d’ici à deux ans une aide au juge pour fix­er les indem­ni­sa­tions. Les mod­éli­sa­tions numériques ne per­me­t­tent pas encore d’évaluer des préju­dices d’exploitation ou des act­ifs, mais ces matières ne devraient pas résis­ter longtemps devant l’attrait de solu­tions qui paraîtront plus sûres que l’opinion sub­jec­tive des experts. Cette cer­ti­tude du bon sens reste toute­fois à démon­tr­er dès lors que les algo­rithmes qui trait­ent ces don­nées seront pour la plu­part incon­nus ; un cer­cle vicieux est sus­cep­ti­ble de naître qui est de nour­rir la sta­tis­tique par la sta­tis­tique et de con­sid­ér­er, bien­tôt, que l’indemnisation des con­séquences de l’incendie d’un apparte­ment com­prend néces­saire­ment l’indemnisation de la perte d’un éléphant de com­pag­nie au seul motif que les pre­mières sta­tis­tiques recueil­lies l’ont été auprès d’un assureur spé­cial­isé dans les parcs ani­maliers. Plus sérieuse­ment, les biais ren­con­trés depuis des années dans les sondages d’opinion mon­trent la dif­fi­culté de l’élaboration d’un mod­èle math­é­ma­tique solide lorsque, par nature, doivent y être inté­grés des paramètres aus­si com­plex­es que la sup­posée antic­i­pa­tion des com­porte­ments humains.

L’utilité incertaine du rapport d’expert

La com­plex­ité induite par ces change­ments, qui n’en sont qu’à leurs prémices, laisse augur­er de mod­i­fi­ca­tions impor­tantes dans la con­duite des exper­tis­es judi­ci­aires et, plus large­ment, aux buts attachés à celles-ci. Le con­stat est désor­mais unanime­ment fait que les exper­tis­es sont longues, sou­vent très coû­teuses, et par­fois insat­is­faisantes car elles ne per­me­t­tent pas d’ouvrir un débat utile dans le cadre du procès. La longueur des exper­tis­es s’explique par un mode d’organisation inadéquat qui induit des rup­tures de rythme inces­santes, oblig­eant l’expert et les par­ties à repren­dre des dossiers par­fois très volu­mineux tous les deux ou trois mois. La volon­té par ailleurs de par­venir à une vérité absolue con­duit à la mul­ti­pli­ca­tion des analy­ses, études et échanges, allongeant plus encore les délais et démul­ti­pli­ant les coûts de l’expertise elle-même et des coûts de con­seil. Tout cela pour un résul­tat qui n’est sou­vent pas à la hau­teur du tra­vail accom­pli, car aucune méthode pré­cise n’a jamais été arrêtée définis­sant ce que doit pré­cisé­ment con­tenir un rap­port ; cer­tains se bor­nent à une dizaine de pages dans lesquelles l’expert émet une opin­ion sans pré­cis­er claire­ment les raisons qui la motivent, d’autres au con­traire se veu­lent être une bible exhaus­tive de la cri­tique des pré­ten­tions émis­es par cha­cune des parties.

“Céder la place à la notion de collège expertal.”

L’une des dif­fi­cultés majeures ren­con­trées au cours du procès est l’accès finale­ment très réduit que le juge va avoir sur les faits qui lui sont soumis au tra­vers de ce rap­port. Lorsque le rap­port tient en une dizaine de pages, le juge n’a finale­ment que peu de pos­si­bil­ités d’avoir une lec­ture cri­tique des argu­ments de l’expert ; les obser­va­tions émis­es par les par­ties sur le rap­port se lim­iteront donc sou­vent à con­tester la méthode employée par l’expert, le fond ne pou­vant être abor­dé devant un juge qui n’aura pas les moyens de con­fron­ter ces cri­tiques au rap­port. Lorsque le rap­port est dense, l’inverse se pro­duit : le juge se trou­ve rapi­de­ment noyé sous des pages de con­clu­sions qui refont, dans le cadre du procès, ce qui a été fait dans le cadre de l’expertise. Ce fonc­tion­nement est non seule­ment une perte de temps mais surtout une perte d’efficacité qui nuit d’autant plus à l’objectif de paix sociale que le jus­ti­cia­ble baigne par ailleurs dans un monde régi par les principes de l’immédiateté du résul­tat : il est dif­fi­cile­ment con­cev­able qu’il faille trois, qua­tre, voire dix ans pour par­venir au dépôt d’un rap­port et qu’il n’en faille que deux ou trois pour con­stru­ire un immeu­ble ou un paquebot.

L’expertise à l’ère du numérique

Il ne fait guère de doute que les out­ils numériques, et notam­ment l’intelligence arti­fi­cielle, boule­verseront prochaine­ment le par­cours judi­ci­aire. Il est cepen­dant impor­tant que cette intel­li­gence arti­fi­cielle ne vienne pas rompre tout lien entre le jus­ti­cia­ble et l’État : une jus­tice accep­tée est une jus­tice qui doit être incar­née et qui per­me­tte un dia­logue. Mais l’expertise judi­ci­aire doit être effi­cace : les out­ils numériques évo­qués dans le cadre de cet arti­cle, aux­quels il faut ajouter les out­ils col­lab­o­rat­ifs pro­posés sur les plate­formes, doivent désor­mais servir la cause d’un traite­ment ordon­né et rapi­de, dans le cadre d’une procé­dure remaniée qui emprunte à la tech­nique de la ges­tion de pro­jet : déf­i­ni­tion des objec­tifs à attein­dre, décom­po­si­tion en étapes des inves­ti­ga­tions à men­er en fonc­tion d’un arbre des caus­es ou des hypothès­es prédéfinies, ate­liers de tra­vail étab­lis en fonc­tion des sujets, le tout enfer­mé dans un cal­en­dri­er ne pou­vant excéder l’année. Dans le cadre d’un pro­gramme assis sur l’utilisation réelle des com­pé­tences, la notion même de l’expert doit cer­taine­ment céder la place à la notion de col­lège exper­tal dont le juge de l’expertise, et non plus le juge du con­trôle de l’expert, doit être un mem­bre act­if. C’est en effet dans le cadre d’un échange réguli­er avec le juge que les besoins de l’institution judi­ci­aire pour­ront être pris en compte, de manière prospec­tive, et non plus a pos­te­ri­ori.

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