Expertise et méthodes mathématiques

Expertise et méthodes mathématiques

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par Leila SCHNEPS

De l’utilité des com­pé­tences math­é­ma­tiques pour con­duire des raison­nements logiques là où le bon sens peut égar­er l’esprit ! Leila Schneps a par ailleurs fait un exposé sur ce thème lors de la réu­nion du 27 sep­tem­bre 2017 du groupe X Exper­tise. Par­mi les exem­ples traités, elle a évo­qué notam­ment l’affaire Drey­fus. Pour les cama­rades intéressés, le rap­port Poin­caré détaille avec pré­ci­sion les erreurs com­mis­es par Bertillon.

Si l’expertise dénote la com­pé­tence dans une matière pré­cise, il n’y a guère de sens à par­ler de l’expertise d’un mathé­maticien, celui-ci étant sup­posé expert dans son domaine par déf­i­ni­tion. Men­tion­ner l’expertise en mathéma­tiques n’a de sens que par rap­port à des cir­con­stances dans lesquelles le math­é­mati­cien se trou­ve con­fron­té à des per­son­nes ne con­nais­sant pas suff­isam­ment de math­é­ma­tiques pour éval­uer cor­recte­ment une sit­u­a­tion qui cepen­dant en dépend. Il est de nom­breux domaines, comme l’ingénierie ou la finance, dans lesquels il n’est jamais besoin de faire appel à un expert math­é­ma­tique, puisque les per­son­nes chargées du tra­vail pos­sè­dent déjà les com­pé­tences pour effectuer les cal­culs néces­saires. Les math­é­ma­tiques sont par exem­ple par­tie inté­grante du cur­sus des écoles d’ingénieurs, tan­dis que les quants de Wall Street sont le plus sou­vent d’ex-étudiants en math­é­ma­tiques. Mais il existe aujourd’hui des domaines où ce n’est pas le cas, que ce soit par habi­tude, par tra­di­tion ou par igno­rance. Les deux exem­ples les plus frap­pants de tels domaines sont la médecine et la jus­tice. Dans la suite, nous décrirons trois thèmes liés à ces deux domaines, illus­trés par des exem­ples tirés de vrais cas, qui servi­ront à illus­tr­er des sit­u­a­tions typ­iques dans lesquelles le recours à un expert math­é­mati­cien pour­rait éviter de graves erreurs.


Aus­si bien les médecins que les juges se trou­vent régulière­ment con­fron­tés à des prob­lèmes math­é­ma­tiques tout à fait pré­cis, sans avoir jamais reçu l’entraînement qui les rendrait capa­bles de les éval­uer cor­recte­ment pour en tir­er des con­clu­sions fiables. Il n’y a à peu près pas de com­mu­ni­ca­tion entre math­é­mati­ciens et médecins, ou entre math­é­mati­ciens et mag­is­trats, et il n’existe aucune pos­si­bil­ité offi­cielle de faire appel à un expert en math­é­ma­tiques. La plu­part du temps d’ailleurs, le con­cerné, médecin ou mag­is­trat, n’est pas même con­scient d’une lacune, sat­is­fait d’user du sim­ple bon sens pour inter­préter les résul­tats d’une étude ou éval­uer la force probante d’une démon­stra­tion. Cepen­dant, à défaut de l’entraînement néces­saire, il n’est que trop facile de tomber dans des erreurs de logique, le raison­nement juste étant par­fois con­tre-intu­itif, ou encore de se laiss­er pren­dre à des erreurs prob­a­bilistes provo­quées par des con­fu­sions entre con­necteurs logiques, ou tout sim­ple­ment com­met­tre des erreurs de cal­cul, sou­vent dues à l’idée que les math­é­ma­tiques con­sis­tent en un ensem­ble de recettes de cui­sine, alors que des méth­odes math­é­ma­tiques par­fois plus sophis­tiquées, mis­es en œuvre par des math­é­mati­ciens expéri­men­tés, peu­vent men­er à des répons­es fiables.


Thème 1 : information invisible ou covariables

Dans un arti­cle de 1991, D. Chad­wick et al. pub­lient les résul­tats d’une étude menée pen­dant presque cinq ans au Children’s Hos­pi­tal de San Diego, dans laque­lle ils exam­i­nent tous les cas d’enfants de moins de cinq ans amenés à l’hôpital pour cause de chute. Des 317 enfants observés au total pen­dant la durée de l’étude, Chad­wick exclut tous ceux qui sont tombés d’une hau­teur incon­nue et divise les autres en trois groupes : les petites chutes (moins d’1 m 50), les chutes moyennes (1 m 50 à 3 m) et les grandes chutes (plus de 3 m). Il con­state la présence d’un seul décès par­mi les 118 enfants vic­times d’une grande chute, aucun dans le groupe des chutes moyennes, mais sept décès par­mi les 100 enfants dans le groupe des petites chutes. Par­tant de cette con­stata­tion alar­mante, il indique qu’il n’y a que deux pos­si­bil­ités : ou l’on peut croire que les his­toires de petites chutes mortelles étaient fauss­es et qu’il s’agissait en réal­ité de cas de mal­trai­tance, ou alors on peut croire que les his­toires de petites chutes mortelles étaient véridiques, mais alors il faut accepter que les chutes d’une hau­teur d’1 m 50 sont presque huit fois plus dan­gereuses que les chutes de plus de 3 m.

“Des centaines d’arrestations de parents
et d’accusations de maltraitance.”

Cette étude a été citée pour jus­ti­fi­er des cen­taines d’arrestations de par­ents et d’accusations de mal­trai­tance. Pour­tant cette con­clu­sion (encore fréquem­ment citée aujourd’hui) est totale­ment fausse. Les auteurs oublient un ren­seigne­ment invis­i­ble mais fon­da­men­tal : alors que les enfants qui tombent de plus de 3 m finis­sent tous à l’hôpital, pra­tique­ment aucun enfant n’est amené à l’hôpital pour avoir fait une chute de moins d’1 m 50. Le taux de mor­tal­ité des grandes chutes est peut-être bien de 1 sur 118, mais le taux de mor­tal­ité des petites chutes n’est nulle­ment de 7 sur 100, mais plutôt de 7 sur les plusieurs mil­lions de petites chutes subies par les enfants de moins de 5 ans de toute la région de San Diego sur une péri­ode d’à peu près cinq ans. Les chiffres don­nés par les auteurs ne jus­ti­fient absol­u­ment pas la con­clu­sion que les petites chutes seraient plus dan­gereuses que les grandes, ou que, si un décès est expliqué par une his­toire de petite chute, l’histoire est néces­saire­ment fausse. Pour­tant c’est bien ce que l’article explique.

Une erreur sim­i­laire se trou­ve dans un arti­cle très récent visant à démon­tr­er que les petites chutes ne peu­vent pas causer cer­taines lésions asso­ciées au syn­drome du bébé sec­oué (hématome sous-dur­al, etc.). L’argument présen­té affirme que, si tel était le cas, on con­stat­erait autant de cas provenant de crèch­es que de domi­ciles de par­ti­c­uliers ; or à peine 1 % des cas provi­en­nent de crèch­es. Mais les auteurs oublient qu’à l’âge con­cerné par le syn­drome du bébé sec­oué (3–9 mois en général), très peu d’enfants (8 %) vont à la crèche, et même ceux-ci n’y passent qu’à peu près 1/5 de leur temps. On trou­ve donc que seule­ment 8 % x 20 % = 1,6 % de la total­ité des heures sont passées dans les crèch­es pour des bébés dans cette tranche d’âge, ce qui infirme totale­ment l’argument des auteurs.

Thème 2 : le sophisme du procureur

Une erreur logique extrême­ment fréquente, dont l’origine con­siste en la con­fu­sion entre deux prob­a­bil­ités rel­a­tives, est con­nue sous le nom de sophisme du pro­cureur. Elle se ren­con­tre en général dans le raison­nement suiv­ant : étant don­né que, d’après les experts, il y a une prob­a­bil­ité infime que l’explication du sus­pect soit la vraie, il est qua­si cer­tain que le sus­pect est en fait coupable. En effet, énon­cé ain­si, il est presque impos­si­ble de s’apercevoir qu’il y a un sophisme. Le cas bri­tan­nique très médi­atisé de Sal­ly Clark nous offre cepen­dant un bon con­tre-exem­ple. Cette jeune mère a per­du deux nour­ris­sons en deux ans. Les deux fois, la mère était seule avec l’enfant, ce qui était nor­mal puisqu’elle était en con­gé de mater­nité alors que son mari tra­vail­lait, et les deux fois elle a expliqué que l’enfant était tombé subite­ment malade. Aucune cause de décès n’a pu être décelée lors des autop­sies. De ce fait le pre­mier décès a été classé comme mort subite du nour­ris­son (MSDN), un mal­heur qui frappe à peu près 40 nour­ris­sons sur 100 000 (le taux varie selon le pays et la région). Mais devant un deux­ième décès ana­logue l’année suiv­ante, la jus­tice s’est saisie de l’affaire.

Le témoin expert, médecin spé­cial­isé dans la mal­trai­tance, a tenu à peu près le raison­nement suiv­ant : Il y a une chance sur 1 400 qu’un bébé meure de mort subite du nour­ris­son. Mais une étude récente a mon­tré que, dans une famille où aucun des deux par­ents n’est fumeur, ni chômeur, ni très jeune, ce taux tombe à 1 sur 8 540. Comme cette famille est dans ce cas, il y a une chance de 1 sur 8 540 au car­ré, c’est-à-dire de 1 sur 73 mil­lions, que cela se pro­duise deux fois dans une même famille, ce qui est qua­si­ment impos­si­ble ; elle doit donc être déclarée coupable de les avoir tués. Sal­ly Clark a été con­damnée ; il a fal­lu plusieurs années et l’intervention de la Roy­al Sta­tis­ti­cal Soci­ety pour annuler le ver­dict. De fait, il n’est nulle­ment facile de con­va­in­cre la jus­tice – et le pub­lic – que le raison­nement tenu par ce témoin expert est défectueux. Pour­tant, pour un œil entraîné, l’erreur est évi­dente, car il y a ici con­fu­sion entre deux prob­a­bil­ités totale­ment dif­férentes : d’une part, la prob­a­bil­ité que Sal­ly Clark soit inno­cente étant don­né que ses deux nour­ris­sons sont morts ; d’autre part la prob­a­bil­ité que ses deux nour­ris­sons soient morts étant don­né qu’elle est inno­cente. En effet, la prob­a­bil­ité de 1/8 540 est celle qu’un bébé meure de MSDN sous l’hypothèse que ses par­ents n’ont rien fait. Élever cette prob­a­bil­ité au car­ré con­stitue déjà une grossière erreur en soi, puisque rien ne per­met de sup­pos­er que les deux morts soient indépen­dantes l’une de l’autre. Mais, même si elle était juste, la prob­a­bil­ité infime de 1 sur 73 mil­lions est celle que les deux enfants soient morts de MSDN si leur mère est inno­cente, et non celle qu’elle soit inno­cente étant don­né qu’ils sont morts. Ces deux prob­a­bil­ités sont reliées par un fac­teur qui mesure en fait la prob­a­bil­ité qu’une maman tue ses deux enfants – ce qui est rarissime.

En fin de compte on est en train de peser le poids relatif de deux prob­a­bil­ités : étant don­né la mort de deux bébés dans une même famille, on cherche d’une part la prob­a­bil­ité que ce soit leur mère qui les ait tués, d’autre part la prob­a­bil­ité qu’on soit en présence de cas de MSDN, et cha­cune de ces deux prob­a­bil­ités est mesurée en util­isant la fréquence de l’événement (mère meur­trière ou MSDN) dans la pop­u­la­tion générale. De cette façon, on trou­ve en fait deux prob­a­bil­ités à peu près égales, ce qui n’est peut-être pas très con­clu­ant, mais c’est là un argu­ment beau­coup plus juste que celui présen­té par l’expert.

Thème 3 : la force probante, ou le poids des preuves

Le troisième type d’erreur, qui inter­vient très fréquem­ment dans le cadre judi­ci­aire, con­cerne la capac­ité à estimer l’information apportée par un nou­v­el élé­ment de preuve. De nom­breuses études ont mon­tré que juges et jurés ont ten­dance à sous-estimer le poids de cer­tains types de preuves. La dif­fi­culté d’évaluer cor­recte­ment le poids des preuves est bien sûr exac­er­bée quand il s’agit de con­sid­ér­er tout un ensem­ble de preuves simul­tané­ment, d’autant plus que celles-ci ne sont générale­ment absol­u­ment pas indépen­dantes les unes des autres. Pour­tant, quand un nou­v­el élé­ment de preuve est de type prob­a­biliste, la for­mule de Bayes per­met de l’incorporer cor­recte­ment pour révis­er l’estimation ini­tiale de cul­pa­bil­ité. Mal­heureuse­ment, les études mon­trent que les mis­es à jour effec­tuées men­tale­ment par les décideurs devant un tel apport de ren­seigne­ment prob­a­biliste cor­re­spon­dent très peu aux résul­tats four­nis par une appli­ca­tion de la for­mule de Bayes.

Il n’est pas facile d’expliquer pourquoi nos esti­ma­tions intu­itives sont sou­vent si ter­ri­ble­ment fauss­es, mais un élé­ment qui con­tribue à cette erreur est cer­taine­ment le fait que nos cerveaux ne sont pas à même de saisir la portée de nom­bres aus­si minus­cules que 0,0000001 ; nous avons ten­dance à associ­er forte­ment de tels nom­bres à la notion de jamais ou impos­si­ble, alors qu’en réal­ité tout dépend de la pop­u­la­tion prise en con­sid­éra­tion : si la prob­a­bil­ité d’un événe­ment est de 1 sur 10 mil­lions, cela veut dire en réal­ité que l’on peut s’attendre à ce qu’un tel événe­ment se pro­duise une, voire plusieurs fois au sein d’une pop­u­la­tion de 100 mil­lions d’individus. La force probante des preuves présen­tées sous forme d’énoncés prob­a­bilistes sans lien direct avec l’accusé, en revanche, a sou­vent ten­dance à être forte­ment sous-estimée.

“Juges et jurés ont tendance à sous-estimer le poids de certains types de preuves.”

Un exem­ple frap­pant est le cas de YL, accusé d’avoir tiré sur deux per­son­nes depuis sa voiture. Une des vic­times est décédée sur le coup, mais l’autre a survécu et a pu indi­quer la couleur de la voiture de l’agresseur et émet­tre le soupçon qu’il pou­vait s’agir d’YL, qui était en colère con­tre les vic­times pour une his­toire de regards et de manque de respect. La police a donc saisi la voiture d’YL et y a effec­tué des tests de prélève­ment de résidus de tir. Plusieurs par­tic­ules ont été trou­vées sur le volant, la manette de change­ment de vitesses et le siège du con­duc­teur. YL a expliqué la présence de ces par­tic­ules par le fait qu’il était chas­seur et por­tait donc for­cé­ment des par­tic­ules sur ses vête­ments. La police a donc procédé à une expéri­ence : d’une part ils ont saisi 25 voitures de chas­seurs pour y mesur­er la quan­tité de résidus de tir, d’autre part ils ont recon­sti­tué le crime en tirant avec l’arme du crime depuis l’intérieur d’un véhicule pro­pre. Le résul­tat, présen­té lors du procès, était que la voiture depuis laque­lle on avait tiré présen­tait une quan­tité de résidus de tir proche de celle de la voiture d’YL, qui était de quelque 200 fois plus élevée que la moyenne trou­vée dans les voitures de chas­seurs. Lors de son pre­mier procès, l’avocat de YL, très con­nu et très habile, a jeté de toutes les façons pos­si­bles un doute sur les résul­tats de la police. Entre autres, il a remis en ques­tion la nature véri­ta­ble­ment sci­en­tifique d’une étude de 25 voitures « emprun­tées à vos copains ». YL a été acquitté.

Le par­quet ayant fait appel, un nou­veau procès a été organ­isé deux ans plus tard, à l’issue duquel YL a été con­damné à vingt ans de réclu­sion crim­inelle sans que les preuves aient le moins du monde changé. Il est évi­dent que, au procès d’appel comme en pre­mière instance, ce qui man­quait était une véri­ta­ble capac­ité de la part du jury d’estimer la force probante des ren­seigne­ments numériques con­cer­nant le résidu de tir. Un réseau bayésien util­isé pour mod­élis­er cor­recte­ment la sit­u­a­tion mon­tre que cette force probante est en réal­ité extrême­ment élevée. 

Ces exem­ples mon­trent que l’absence d’experts math­é­ma­tiques dans les domaines médi­cal et judi­ci­aire est cause d’un grand nom­bre d’erreurs, lesquelles entraî­nent des con­séquences gravis­simes. Pour mod­i­fi­er cette sit­u­a­tion il con­viendrait d’instaurer un dia­logue et un tra­vail com­mun des par­ties con­cernées avec des math­é­mati­ciens. Mais, pour cela, il faudrait que les médecins et les acteurs du monde judi­ci­aire en recon­nais­sent la néces­sité, ce qui implique en pre­mier lieu de recon­naître cer­taines erreurs passées. Il s’agit là d’un acte dont les réper­cus­sions sont telles qu’il appa­raît comme qua­si impos­si­ble – d’où l’impasse dans laque­lle nous nous trou­vons aujourd’hui.


La formule de BayeS

Le théorème de Bayes est un résul­tat de base en théorie des prob­a­bil­ités, dont l’énoncé est :

P(A|B) = P(B|A) x P(A) / P(B)

où P(A|B) désigne la prob­a­bil­ité con­di­tion­nelle de A sachant B. La for­mu­la­tion ini­tiale est issue des travaux du révérend Thomas Bayes et est plus lim­itée, elle a été retrou­vée indépen­dam­ment par Laplace. Out­re son util­i­sa­tion en prob­a­bil­ités, ce théorème est fon­da­men­tal pour l’inférence bayési­enne qui s’est mon­trée très utile en intel­li­gence artificielle.


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