L'éthique de l'expert

L’éthique de l’expert, condition nécessaire de décisions comprises et acceptées

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par Philippe FLEURY (59)

L’expert n’est pas chargé de faire plaisir aux par­ties ; c’est pourquoi il peut met­tre en avant son éthique. Les poly­tech­ni­ciens, par leur for­ma­tion mil­i­taire, sont a pri­ori for­més à respecter des valeurs : Pour la patrie, les sci­ences et la gloire. On est loin du pou­voir de l’argent, même s’il mon­tre sou­vent le bout de son nez. Empreint de cette éthique, l’expert français, X mais aus­si d’autres écoles d’ingénieurs français­es, pos­sède ain­si un avan­tage com­para­tif par rap­port aux experts étrangers, qui béné­fi­cient de sur­croît pour cer­tains d’entre eux d’une exter­ri­to­ri­al­ité de leur droit.

Nous ne revenons pas dans cet arti­cle sur les divers­es modal­ités de règle­ment des con­flits. Ces modal­ités impliquent dif­férents types d’exper­tise. Le socle de valeurs pro­pres à l’expert est com­mun à toutes ces modal­ités, à quelques nuances près : il fonde leur éthique néces­saire à la recherche de la vérité. Rap­pelons que la norme éthique per­met de dis­tinguer le bien du mal et pre­scrit ou pro­hibe des comportements.


REPÈRES

L’expert peut être arbi­tre dans un tri­bunal arbi­tral, voire médi­a­teur dans une médi­a­tion. Le tri­bunal n’est pas néces­saire­ment com­posé de juristes. Il est fréquent que ce tri­bunal, com­posé de trois mem­bres, inclue un expert, spé­cial­iste de la tech­nique en cause. Les par­ties en con­flit peu­vent aus­si désign­er cha­cune un expert, qui peut être appelé à con­firmer ses con­stata­tions en tant que témoin. Enfin le tri­bunal arbi­tral peut aus­si désign­er un ou plusieurs experts. Il veille à ne pas mul­ti­pli­er ces inter­venants : deux experts au total, un pour chaque partie.


L’expert et la vérité

Le rap­port de l’expert, con­clu­sion de sa mis­sion, exprime une vérité fondée sur l’analyse des faits con­duisant au con­flit et sur son opin­ion. Son rôle est sen­si­ble­ment dif­férent de celui du sci­en­tifique. Gaëlle Planchenault, dans un arti­cle récent de l’École nor­male supérieure de Lyon, analyse la dif­férence entre un sci­en­tifique et un expert dans leur rap­port à la vérité et à l’autorité de leur parole. Elle souligne notam­ment la dis­tinc­tion tra­di­tion­nelle entre deux pro­fils : « L’intellectuel et le poli­tique, ou le savant et le poli­tique ; aujourd’hui pour des raisons struc­turelles et non con­jonc­turelles appa­raît ce troisième pro­fil : l’expert. » Alors que leurs statuts ne s’excluent pas néces­saire­ment, on a tra­di­tion­nelle­ment opposé l’expert au scientifique. 

Gérard Petit note entre eux une diver­gence de fonc­tions : « Un expert n’est pas a pri­ori un sci­en­tifique (et récipro­que­ment) du fait de la final­ité de leurs fonc­tions […] ; alors que l’expert agit sur requête, le sci­en­tifique mène une recherche à l’intérieur de son domaine. » Le pas­sage du sci­en­tifique à l’expert se fait par con­stata­tion, cer­ti­fi­ca­tion ou recom­man­da­tion. Ces tâch­es sont définies par des instances externes au milieu sci­en­tifique ou académique (les par­ties, puis le juge). 

Le dis­cours de l’expert est parole d’autorité dans la mesure où il entre­tient des liens forts avec le savoir et avec la vérité (à laque­lle l’expert est tenu). Selon Gérard Petit tou­jours, pour le sci­en­tifique et l’expert : « Le rap­port au savoir et à la vérité dif­fère égale­ment : le savoir du sci­en­tifique peut être en sus­pens sur un point sans que cela n’entraîne pour lui une déqual­i­fi­ca­tion ; l’expert, en revanche, doit résoudre un sus­pens ; il est cen­sé dis­pos­er d’un savoir qui con­duit à la pro­duc­tion de la vérité (de fait il est sup­posé dire le vrai). »

C’est ce rap­port à la vérité qui pose prob­lème. « Il est dif­fi­cile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante, et par con­séquent a un vis­age changeant. » C’est ce que dit Franz Kaf­ka cité par Éti­enne Klein. Dans le Tract Gal­li­mard sur Le Goût du vrai, il analyse le retour d’expérience de la crise san­i­taire récente et met en évi­dence un para­doxe. La sci­ence cherche à dire le vrai et la société désire la vérac­ité tout en cul­ti­vant un cer­tain scep­ti­cisme, aggravé par le fait que l’expert ne peut pas pra­ti­quer le doute méthodique élaboré par René Descartes dans ses ouvrages Dis­cours de la méthode et Médi­ta­tions méta­physiques, en réponse à la philoso­phie sco­las­tique en vogue au XVIIe siècle. 

Éti­enne Klein pointe qua­tre biais qui con­t­a­mi­nent notre liber­té de croire ou de penser : la ten­dance à accorder davan­tage de crédit aux thès­es qui nous plaisent qu’à celles qui nous déplaisent ; notre sen­si­bil­ité aux argu­ments d’autorité ; notre ten­dance à par­ler avec assur­ance de sujets que l’on ne con­naît pas ; notre con­fi­ance portée à notre intu­ition per­son­nelle, au bon sens, aux évi­dences appar­entes, pour émet­tre un avis sur des sujets sci­en­tifiques. Il donne l’exemple de la grav­ité, qui ne fait pas tomber les corps lourds plus vite que les corps légers, même si l’on voit bien que les boules de pétanque chutent plus rapi­de­ment que les feuilles mortes. Il ajoute que la sci­ence prend sou­vent l’intuition à con­tre­sens, con­tred­it presque tou­jours le bon sens et n’a que faire de la bureau­cratie des apparences.


Le Code de procé­dure civile prévoit, en ses arti­cles 1492 et 1520, les cas d’ouverture per­me­t­tant d’obtenir l’annulation d’une sen­tence ou l’infirmation d’une ordon­nance ayant accordé son exe­quatur. Cette annu­la­tion ou cette infir­ma­tion per­met de ren­dre exé­cu­toire en France une déci­sion de jus­tice étrangère ou une sen­tence arbi­trale, sans délai et perte de crédibilité.

Or ces cas ont tous une col­oration éthique, comme l’illustre le rap­pel de l’article 1492 du code, qui pré­cise le recours en annu­la­tion que si : le tri­bunal arbi­tral s’est déclaré à tort com­pé­tent ou incom­pé­tent ; ou le tri­bunal arbi­tral a été irrégulière­ment con­sti­tué ; ou le tri­bunal arbi­tral a statué sans se con­former à la mis­sion qui lui avait été con­fiée ; ou le principe de la con­tra­dic­tion n’a pas été respec­té ; ou la sen­tence est con­traire à l’ordre pub­lic ; ou la sen­tence n’est pas motivée ou n’indique pas la date à laque­lle elle a été ren­due ou le nom du ou des arbi­tres qui l’ont ren­due ou ne com­porte pas la ou les sig­na­tures req­ui­s­es ou n’a pas été ren­due à la majorité des voix.


L’éthique de l’expert

Comme le soulig­nait Maître Geneviève Augen­dre dans un arti­cle de mai 2014 de La Jaune et la Rouge : « L’avis de l’expert est impor­tant, il est sou­vent déter­mi­nant pour la solu­tion du lit­ige. » Renaud Bou­vet ajoute : « L’œuvre des experts est réputée l’œuvre de la jus­tice et celle-ci est inat­taquable comme le juge­ment lui-même qui l’a approu­vée ; les experts jouis­sent des immu­nités qui cou­vrent les mag­is­trats dans l’exercice de leurs fonc­tions judiciaires. »

Ain­si s’exprimait la cour d’appel de Pau dans un arrêt du 30 décem­bre 1863. Depuis lors, cette délé­ga­tion à l’expert judi­ci­aire d’une part de l’imperi­um du juge et de ses immu­nités a dis­paru. L’œuvre de l’expert judi­ci­aire est attaquable dans le cadre d’une respon­s­abil­ité civile délictuelle de droit com­mun. Pour par­er cette attaque, le nou­veau Code de procé­dure civile pré­cise l’obligation des experts judi­ci­aires de prêter ser­ment, devant la cour d’appel de leur domi­cile, d’apporter leur con­cours à la jus­tice et d’accomplir leur mis­sion, de faire leurs rap­ports et de don­ner leur avis en leur hon­neur et en leur con­science. Ces dis­po­si­tions assez solen­nelles se retrou­vent, dans leur principe, dans toutes les formes d’expertise.

Les recours con­tre une exper­tise sont notam­ment ouverts lorsque « le tri­bunal arbi­tral a statué sans se con­former à la mis­sion qui lui avait été con­fiée ». Pré­cis­er la mis­sion est donc impératif. Toute incer­ti­tude fait courir un risque d’inflation des recours, elle est source d’insécurité juridique. Elle nuit à l’efficacité du droit français de l’arbitrage, dans un con­texte de forte con­cur­rence entre les places arbi­trales. D’ailleurs la Fédéra­tion des cen­tres d’arbitrage ne s’y est pas trompée et a défi­ni une charte d’éthique.

Il en existe d’autres, qui toutes se fondent sur le même socle de valeurs. Quelles sont les grandes lignes de cette éthique de l’expert ? Que faire pour per­me­t­tre au jus­ti­cia­ble d’être assuré de la qual­ité des déci­sions pris­es ? La Fédéra­tion des cen­tres d’arbitrage s’est effor­cée d’y par­venir. Citons ci-après in exten­so le socle de valeurs sur lequel elle s’appuie.

Les aptitudes de l’expert

Sa mis­sion est d’éclairer des per­son­nes dans un domaine ou sur des ques­tions dans lesquelles il est com­pé­tent, en vue de la red­di­tion d’une déci­sion de jus­tice. Il a con­science qu’il est choisi pour ses com­pé­tences et ses con­nais­sances. Il devra les entretenir et les main­tenir à jour. En cas de doute sur sa capac­ité et ses apti­tudes à rem­plir sa mis­sion, il doit la refuser. L’expert devra informer aus­sitôt le tri­bunal arbi­tral si, lors de l’exécution de sa mis­sion, une ques­tion échappe à son domaine de com­pé­tence. Il veillera à tran­scrire avec objec­tiv­ité les dif­férentes posi­tions sci­en­tifiques ou doc­tri­nales rel­a­tives à son domaine d’expertise et d’intervention dans le cadre de la mis­sion qui lui a été con­fiée. Son opin­ion finale sera démon­trée avec clarté et fera appa­raître la solu­tion qu’il con­sid­ère être la plus adap­tée au différend.

Son indépendance et sa neutralité

L’expert devra agir avec objec­tiv­ité et neu­tral­ité, en toute indépen­dance et impar­tial­ité. À l’acceptation de sa mis­sion, il informera les par­ties, le tri­bunal arbi­tral ou toute autre instance judi­ci­aire de ses liens directs ou indi­rects, et de toutes rela­tions, passées ou présentes, avec les par­ties, les mem­bres du tri­bunal arbi­tral, les avo­cats et con­seils, les autres experts et plus générale­ment tout autre acteur de l’arbitrage en ques­tion (par exem­ple, assureurs ou tiers pou­vant avoir un intérêt dans l’arbitrage). Il remet­tra, le cas échéant, aux par­ties et au tri­bunal une déc­la­ra­tion écrite attes­tant son indépen­dance et sa neutralité.

Il devra répon­dre à toute ques­tion sur la façon dont il est rémunéré. Il fourni­ra une liste détail­lée de ses arti­cles, dis­cours et autres pub­li­ca­tions. Ce thème est moins sim­ple qu’il n’y paraît. C’est parce que l’expert est com­pé­tent dans un domaine qu’il est choisi. Or, par­fois, cette com­pé­tence peut résul­ter de ses liens avec une par­tie. Force doit rester à l’intelligence. Maître Augen­dre déjà citée souligne : « Ce qui est impor­tant, c’est de révéler les cir­con­stances qui pour­raient aux yeux des par­ties être sus­cep­ti­bles de porter atteinte à l’indépendance, de façon que celles-ci, infor­mées, acceptent en con­nais­sance de cause la désig­na­tion de tel ou tel expert. » De même, l’activité sci­en­tifique et intel­lectuelle de l’expert ne porte pas atteinte à son indépendance.

La clarté et la transparence dans l’exécution de sa mission

L’expert doit effectuer seul et de bonne foi son tra­vail. Il doit fournir des expli­ca­tions et des con­clu­sions intel­li­gi­bles. Il doit s’exprimer, par écrit ou orale­ment, de façon pré­cise et motivée, en s’adaptant à ses inter­locu­teurs. Il se gardera de com­plex­i­fi­er sci­em­ment des ques­tions qui sont sus­cep­ti­bles d’expression claire. En cas de con­tro­verse ou de débat, il en sig­nalera l’existence et indi­quera les ter­mes du débat et ses sources ain­si que la solu­tion ou la thèse qu’il retient, en moti­vant son opin­ion. Il dis­tinguera dans son rap­port les con­séquences des faits con­statés et de ses opin­ions. Sauf en ce qui con­cerne la médi­a­tion, il s’engage à respecter les règles strictes de la con­tra­dic­tion. À tout moment il peut et doit met­tre un terme à sa mis­sion à la demande de toutes les par­ties, par écrit.

Confidentialité

Ce thème con­cerne les arbi­trages ou médi­a­tions, mais pas les instances judi­ci­aires. C’est pourquoi d’ailleurs les par­ties préfèrent sou­vent ces mod­èles non judi­ci­aires de règle­ment des con­flits, qui con­ser­vent le secret des affaires. En revanche, tous les mag­is­trats ren­dent la jus­tice au nom du peu­ple français, comme l’indique le titre VIII de la Con­sti­tu­tion relatif à l’autorité judi­ci­aire. Cette dis­po­si­tion se décline par la pos­si­bil­ité pour tous d’assister à une audi­ence, afin de voir com­ment la jus­tice est ren­due. L’expert s’engage à ne divulguer à aucune per­son­ne extérieure au dif­férend des infor­ma­tions ou don­nées aux­quelles il pour­rait avoir accès dans le cadre de sa mis­sion devant le tri­bunal arbi­tral. Il gardera égale­ment con­fi­den­tiels les faits qu’il pour­rait décou­vrir, liés au dif­férend objet de l’arbitrage ou de la médiation.

Courtoisie

Dans l’exécution de sa mis­sion, notam­ment lors des audi­ences et des audi­tions, l’expert restera cour­tois en toutes cir­con­stances et, s’il con­damne les pro­pos ou les agisse­ments d’un acteur, notam­ment d’un autre expert, il le fera avec la fer­meté qu’il souhaite mais avec cour­toisie. « La politesse est à l’esprit ce que la grâce est au vis­age », dix­it Voltaire. En con­clu­sion sur l’éthique de l’expert, para­phra­sons la charte d’éthique de l’ingénieur de la société des ingénieurs et sci­en­tifiques de France : « La charte d’éthique, pro­fes­sion de foi des experts, guide leur com­porte­ment. Il doit être empreint de rigueur. La charte clar­i­fie et explicite les valeurs qui ser­vent de référence à ce comportement. »


Références :

https://doi.org/10.4000/mots.21725

https://www.persee.fr/doc/juro_0990-1027_2015_hos_28_1_4680

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