Être heureux en décembre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°540 Décembre 1998Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Pour qui vit tourné vers l’avenir, décem­bre est un mois mer­veilleux : non seule­ment les fêtes sont là, mais bien­tôt les jours recom­men­cent à aug­menter, et le print­emps est déjà tout proche, bien plus que la fin de l’été dernier… Et les dis­ques fleuris­sent plus que jamais.

Claviers

On redé­cou­vre les grands pianistes français des années 1930- 1950, et, par­mi eux, Robert Casadesus en deux cof­frets d’enregistrements des années 50 (jolie présen­ta­tion rétro) : l’oeuvre de piano de Rav­el (avec le Con­cer­to pour la main gauche, mais sans le Con­cer­to en sol)1, et des pièces de Debussy2 : Masques, L’Isle joyeuse, Images (les deux livres), Estam­pes, etc., et les deux livres des Préludes. Casadesus aura été l’archétype de l’artisan minu­tieux, rigoureux et d’une extrême fidél­ité à l’oeuvre qu’il inter­prète. La tech­nique s’efface, pri­or­ité au touch­er, aux nuances. Il y manque peut-être l’étincelle d’un Sam­son François, mais, pour ceux qui aiment la musique française jouée avec mesure, c’est par­fait, et l’on com­prend la sat­is­fac­tion de son ami Ravel.

EMI a créé une col­lec­tion “ Début ” pour les inter­prètes jeunes et encore peu con­nus, ini­tia­tive plus que louable. Deux pianistes émer­gent : Alek­sander Ser­dar3 et Jonathan Gilad4. Ser­dar, né à Bel­grade, a 31 ans ; Gilad a 17 ans, et il est mar­seil­lais. Gilad, tech­nique irréprochable, maîtrise par­faite­ment l’Opus 101 de Beethoven, égrène avec élé­gance la Sonate 18 de Mozart ( majeur), et, surtout, enlève avec superbe les Vari­a­tions sur un thème de Haen­del, de Brahms. Ser­dar, lui, cisèle une sonate de Galup­pi, tel Horowitz Scar­lat­ti, joue très bien Bach-Busoni, Brahms (les valses), etc., mais surtout donne à décou­vrir avec un touch­er hors pair les extra­or­di­naires Vari­a­tions Sérieuses de Mendelssohn, à écouter toutes affaires cessantes.

À l’orgue, dont il pour­suit l’exploration avec une belle con­stance, le cama­rade Fer­ey, qui dirige la firme Skar­bo, présente l’oeuvre de Duru­flé, jouée par Frédéric Ledroit aux grandes orgues de la cathé­drale d’Angoulême5, musique orig­i­nale, col­orée, cha­toy­ante. Au clavecin, enfin, Blan­dine Ver­let, sans aucun doute la meilleure inter­prète de la musique française de la péri­ode 1650–1750, joue une antholo­gie de pièces de François Couperin6, avec une ving­taine de pièces aux sub­til­ités aus­si exquis­es que leurs titres, dont les Bar­ri­cades Mys­térieuses, aux enchaîne­ments har­moniques aus­si com­plex­es, raf­finés et avant-gardistes que du Gesualdo.

Voix

Qua­tre qua­si-décou­vertes, ce qui est rare. Des oeu­vres chorales de Fau­ré, d’abord, avec le pre­mier enreg­istrement mon­di­al de La Nais­sance de Vénus, can­tate pro­fane pour soli, choeur mixte et piano d’une extrême sub­til­ité har­monique, et une quin­zaine de pièces plus fines les unes que les autres, dont le Can­tique de Jean Racine, dans sa ver­sion orig­i­nale pour voix mixtes, quin­tette à cordes et orgue7 : à mi-chemin, si l’on veut, entre Puvis de Cha­vannes et Odilon Redon.

Dans un esprit assez dif­férent, plus “parisi­ennes”, plus faciles aus­si, des chan­sons de Rey­nal­do Hahn par la sopra­no Susan Gra­ham8 : musique insé­para­ble des salons évo­qués par Proust, et qui eût pu être jouée chez Madame Ver­durin. Un tout autre reg­istre, encore, avec les six chan­sons français­es de Ben­jamin Brit­ten, qui fig­urent sur un disque avec la Sin­foni­et­ta Op. 1 et des chan­sons anglais­es, par le ténor Ian Bostridge et le Brit­ten Sin­fo­nia9 : musique d’une lib­erté totale, mer­veilleuse­ment écrite, et qui pro­cure tou­jours ce même plaisir d’écoute spé­ci­fique à Brit­ten et Poulenc.

Enfin, deux dis­ques pour voix et orgue, de chants d’inspiration religieuse : les Petits Motets de Sébastien de Brossard (1655–1730), entre­lardés de pièces pour orgue de Nico­las de Grigny10, et les Chants de Bre­tagne de Langlais, com­pos­i­teur con­tem­po­rain11. Brossard : musique baroque raf­finée d’inspiration assez pro­fane ; Langlais : chants en bre­ton, austères, aux har­monies ambitieuses.

Varia

La place manque pour tout dire de quelques dis­ques remar­quables et inclass­ables. Pour faire bref, on dira d’abord le plus grand bien d’un disque de Folk Songs de divers pays par les Swingle Singers12, tem­po­raire­ment évadés du jazz pour des poly­phonies d’une extrême richesse sur des chan­sons tra­di­tion­nelles telles Bel­la Ciao, L’Amour de moi, Waltz­ing Mathil­da, et l’exceptionnel Loch Lomond d’Écosse, qui à lui seul mérite le détour. On évo­quera l’opérette – plus pré­cisé­ment le “ tan­go-operi­ta ” d’Astor Piaz­zol­la – Maria de Buenos Aires, qu’interprète, à côté des trois solistes, un ensem­ble de neuf musi­ciens en majorité non argentins, dont Gidon Kre­mer13, décidé­ment gag­né au tan­go, des Russ­es, un Norvégien, etc. : le tan­go, musique uni­verselle comme le jazz ?

On ter­min­era par un recueil de trois dis­ques dans la série Fla­men­co Vivo, qui présen­tent, sous le titre générique d’Andalu­cia, deux dis­ques de Cante Jon­do de Jerez et un disque de chants de la Semaine Sainte de Séville14. Musique mag­ique, au sens pro­pre du terme, c’est-à-dire envoû­tante, avec des voix et des gui­tares à l’opposé de tout ce que l’académisme a tou­jours cher­ché à impos­er, le tout chan­té et joué par des “ gitanos legit­i­mos ” comme dis­ait Lor­ca. Prenez donc quelques bonnes bouteilles de Jerez (muy seco, bien enten­du), invitez chez vous, au moins en pen­sée, si pos­si­ble en réal­ité, quelques danseurs et danseuses de fla­men­co, et oubliez pour quelques heures que vous con­sacrez l’essentiel de votre vie, hélas, à des choses bien moins impor­tantes que la musique.

__________________________________
1. 2 CD SONY CB 742
2. 2 CD SONY CB 891
3. 1 CD EMI 5 72821 2
4. 1 CD EMI 5 72823 2
5. 1 CD SKARBO D SK 1974
6. 1 CD AUVIDIS E 8649
7. 1 CD EMI 5 56728 2
8. 1 CD SONY CB 841
9. 1 CD EMI 5 56734 2
10. 1 CD AUVIDIS E 8636
11. 1 CD SKARBO D SK 1973
12. 1 CD VIRGIN CLASSICS PM 569
13. 2 CD TELDEC 3984 20632 2
14. 3 CD AUVIDIS B 6880.

Poster un commentaire