Entretiens avec Claude Helffer (41)

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°521 Janvier 1997Par : Philippe ALBÉRARédacteur : Alain BONARDI (86)

Je me suis tou­jours inté­res­sé davan­tage aux œuvres qu’aux inter­prètes. C’est l’œuvre qui me fas­cine, et non la façon de jouer ”. Pour sur­pre­nant que cela paraisse, c’est à un inter­prète, le pia­niste Claude Helf­fer (41) que l’on doit ces paroles, rap­por­tées par le musi­co­logue Phi­lippe Albè­ra dans un livre inti­tu­lé Entre­tiens avec Claude Helf­fer publié aux édi­tions Contrechamps.

Cet ensemble de ques­tions-réponses s’articule en trois par­ties peu dif­fé­ren­ciées puisque toutes trois irri­guées de cita­tions d’œuvres, d’anecdotes et de réflexions musi­cales. La pre­mière est essen­tiel­le­ment bio­gra­phique ; la deuxième ins­talle une gale­rie de por­traits des com­po­si­teurs de notre siècle dont Claude Helf­fer a défen­du la musique par­mi les­quels Bou­lez, Xena­kis, Mil­haud, Bar­ra­qué, Cage, Mader­na, Bou­cou­re­chliev, Jar­rell ; la der­nière déve­loppe les idées de l’interprète sur l’enseignement de la musique, le réper­toire pia­nis­tique, ain­si que sur le tra­vail d’édition des œuvres de Debussy.

Un ultime cha­pitre, plus tech­nique, pré­sen­tant une syn­thèse des cours d’interprétation de Claude Helf­fer, était pré­vu, mais il fera fina­le­ment l’objet d’un volume à part.

La pre­mière par­tie, orga­ni­sée chro­no­lo­gi­que­ment, raconte com­ment Claude Helf­fer est entré en musique, “ par volon­té et par hasard ” – pour reprendre le titre des entre­tiens de Bou­lez avec le musi­co­logue Céles­tin Deliège. De l’X aux cours de pia­no avec Robert Casa­de­sus, de l’étude des clas­siques à la plon­gée dans la musique contem­po­raine de l’aprèsguerre, un pia­niste naît, une per­son­na­li­té artis­tique ori­gi­nale se forge et s’affirme, au risque de subir les pré­ju­gés des cri­tiques qui l’identifieront à un spé­cia­liste de la musique du XXe siècle, mal­gré ses nom­breux efforts pour mettre en regard les œuvres d’aujourd’hui et les œuvres d’hier en pro­po­sant des pro­grammes où l’on retrouve aus­si bien Rameau que Xena­kis, Bee­tho­ven que Jar­rell, Debus­sy que Barraqué.

Claude Helf­fer se pré­sente comme soliste mais aus­si en tant que membre d’ensembles spé­cia­li­sés dans la musique du XXe siècle, notam­ment “ Le Domaine Musi­cal ” ; ceux qui ont pu lire l’ouvrage Le Domaine Musi­cal – Pierre Bou­lez et vingt ans de créa­tion musi­cale de Jésus Agui­la (Fayard), inté­res­sés par l’histoire du concert de musique contem­po­raine, trou­ve­ront ici un point de vue com­plé­men­taire, celui de l’interprète.

Dans la deuxième par­tie sont pré­sen­tés les ren­contres, les moments de par­tage musi­cal avec dif­fé­rents com­po­si­teurs dont Helf­fer a ser­vi les œuvres, accep­tant de se mettre plei­ne­ment à la dis­po­si­tion des créa­teurs. Des per­son­na­li­tés aus­si dif­fé­rentes que Xena­kis, Bou­lez, Stock­hau­sen, Mes­siaen, Bar­ra­qué, Cage, Mader­na, Bou­cou­re­chliev, Jolas, Amy, Trem­blay, De Pablo, Jar­rell, Manou­ry… sont évo­quées, aus­si bien du point de vue musi­cal, du type d’écriture pia­nis­tique mis en œuvre, que du point de vue humain.

La der­nière par­tie, d’abord plus per­son­nelle, aborde des ques­tions comme la foi et l’émotion musi­cale. Elle s’attache ensuite à un long déve­lop­pe­ment sur l’enseignement de la musique, auquel Claude Helf­fer consacre une grande par­tie de son temps, aus­si bien chez lui à Paris dans son célèbre cours d’interprétation du mar­di, que lors de ses­sions à l’étranger ; elle expose enfin la nature de son tra­vail au sein du comi­té d’édition des œuvres de Debussy.

De cet ouvrage se détachent quelques pro­blé­ma­tiques qui ne man­que­ront pas de sus­ci­ter la réflexion du lec­teur. La plus pré­sente est celle du rôle de l’interprète et notam­ment du rap­port de force interprète/compositeur. Claude Helf­fer replace l’interprète dans un rôle modeste mais indis­pen­sable, au ser­vice du compositeur.

À l’heure des “ téno­ris­si­mos ” en mal de dol­lars, pous­sant quelques chan­sons tra­di­tion­nelles ita­liennes har­mo­ni­sées à la sauce hol­ly­woo­dienne sans consi­dé­ra­tion aucune pour les richesses de l’écriture musi­cale de leur folk­lore, le res­pect du com­po­si­teur, ou plu­tôt de ses œuvres fait du bien.

Cette curio­si­té natu­relle à inter­pré­ter les œuvres de son temps, qui n’exclut pas la cri­tique, est salu­taire, comme le sou­ligne Phi­lippe Albè­ra : “ J’espère que ce livre, qui est un hom­mage au rôle de l’interprète, sera aus­si un encou­ra­ge­ment et une inci­ta­tion pour les jeunes musi­ciens à se lan­cer dans l’aventure exal­tante de la créa­tion, hors de sen­tiers bat­tus et rebat­tus de la « car­rière » soliste conven­tion­nelle ”.

Est éga­le­ment abor­dée la pro­blé­ma­tique de l’interprétation musi­cale, dans le rap­port de ce qui est écrit à ce qui est joué. D’après Helf­fer, “ la plu­part des com­po­si­teurs sont tel­le­ment près de leur texte qu’ils ne s’attachent qu’aux détails, mais rare­ment aux grandes lignes. Il m’est arri­vé de deman­der à Bou­lez d’écouter mon exé­cu­tion du for­mant 3 de la Troi­sième Sonate sans prendre sa par­ti­tion – mais il n’a pas vou­lu, cela ne l’intéressait pas.

Ce qui l’intéressait, c’était de cor­ri­ger tout spé­cia­le­ment les durées et les dyna­miques, selon l’idée que si l’on joue avec pré­ci­sion ce qui est indi­qué, la musique vient d’elle-même.

Per­son­nel­le­ment, à tra­vers mon expé­rience péda­go­gique, je n’en suis pas tel­le­ment per­sua­dé. Je crois qu’il faut quelque chose de plus. ”

Une troi­sième pro­blé­ma­tique est déve­lop­pée dans cet ouvrage, celle du rap­port de l’interprète typi­que­ment indi­vi­duel qu’est le pia­niste d’une part à la musique de chambre et d’autre part à la musique d’ensemble.

Si Claude Helf­fer regrette de ne pas avoir pu suf­fi­sam­ment se consa­crer à la musique de chambre, il raconte avec humour et luci­di­té com­ment se pas­sait le tra­vail au sein du Domaine Musi­cal : les musi­ciens n’avaient pas la connais­sance néces­saire pour abor­der les œuvres, et il avoue, peut-être dans un excès de modes­tie, n’avoir par­fois rien com­pris aux œuvres qu’il jouait, au point de se sen­tir comme un “ tâche­ron ” puisque tout venait selon lui du direc­teur artis­tique, que ce soit Pierre Bou­lez ou Gil­bert Amy.

Au total, un ouvrage pas­sion­nant qui, au-delà du por­trait du pia­niste que nous connais­sons, retrace les méandres de cin­quante années de créa­tion musi­cale en France.

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