Enseigner, expliquer, convaincre

Dossier : Les X et l'écritureMagazine N°660 Décembre 2010
Par Christian MARBACH (56)

REPÈRES

REPÈRES
Les Bul­letins de la Sabix, réal­isés à l’oc­ca­sion des analy­ses d’archives con­tenues dans la bib­lio­thèque de l’É­cole, appor­tent des éclairages sur Pon­celet (1807), Cauchy (1812), Lamé (1846), Liou­ville (1825), Bec­quer­el (1872), comme sur des savants qui n’ont pas cher­ché à for­malis­er avec soin leurs travaux, comme Cholesky (1895). Il a fal­lu sou­vent tran­scrire des car­nets aux graf­fi­tis arides pour retrou­ver le fil de ses raison­nements et s’en émerveiller.

Savoir expli­quer. C’est le but des auteurs désireux de trans­met­tre leurs connaissances.

Bross­er la fresque glob­ale de l’évo­lu­tion d’une discipline

Ain­si, pro­fesseurs, ils veu­lent enseign­er aus­si bien des bases indis­pens­ables que l’é­tat le plus récent de leur dis­ci­pline sci­en­tifique. Leur mode d’ex­pres­sion mêle l’o­ral et l’écrit, mais l’écrit sou­vent sub­siste. Par­fois, leurs cours sont sim­ple­ment tran­scrits par des élèves ou des dis­ci­ples. Mais en général, les enseignants rédi­gent eux-mêmes leurs cours pour leurs élèves, et vont jusqu’à leur don­ner une forme plus achevée que la sim­ple suc­ces­sion mise en forme de cours oraux.

Les moules et les styles

Chercheurs, ils font part de leurs travaux en s’in­scrivant dans les moules, les codes et les styles de ce type d’écrits, avec les prob­lèmes de la langue, de la recherche de référence­ments, de la soumis­sion à des sché­mas et la recherche des utiles voies d’édition.

Con­férenciers, ils adaptent leurs dis­cours à la forme orale puis écrite la plus per­ti­nente pour leur audi­toire. Vul­gar­isa­teurs, ils savent que le lan­gage à utilis­er dans la trans­mis­sion des con­nais­sances au grand pub­lic n’est pas for­cé­ment celui qui plaît aux jurés des prix sci­en­tifiques. Mais aus­si, atten­tifs à inscrire leurs travaux dans la lignée de prédécesseurs, ils racon­tent à l’oc­ca­sion leurs erre­ments, en ter­mi­nant leur ouvrage par le fier énon­cé de leurs cer­ti­tudes ou le mod­este ques­tion­nement de leur recherche non totale­ment aboutie. Ou encore, ils en vien­nent sou­vent à tutoy­er la fonc­tion d’his­to­rien des sci­ences et à l’oc­ca­sion brossent la fresque glob­ale de l’évo­lu­tion d’une discipline.

Une approche historique

Tra­vail d’historiens
De bons his­to­riens actuels, français ou étrangers, se sont lancés dans une étroite con­nais­sance de cer­tains savants X. Et de l’en­seigne­ment à l’X. Et de l’his­toire de l’X et des X : Bret, Drouin, Bel­hoste, Dahan-Dal­meni­co. S’a­joutent à cette liste des his­to­riens X, Dhom­bres (62), Picon (76), Guigueno (88).

On trou­ve ain­si, par­mi la liste des ouvrages rédigés par Jean-Bap­tiste Biot, l’un des poly­tech­ni­ciens super­stars de la 1794, des mémoires de nature his­torique. Et notre cama­rade Bernard Fer­nan­dez (56) a tenu à com­pléter sa pro­fonde con­nais­sance de la physique atom­ique par des analy­ses his­toriques pour rédi­ger une véri­ta­ble et indis­pens­able somme sur cette matière, De l’atome au noy­au (une approche his­torique de la physique atom­ique et de la physique nucléaire).

Com­pren­dre dans tous les domaines, celui des for­ti­fi­ca­tions ou celui du nucléaire

L’his­toire des sci­ences et des tech­niques a tou­jours été un domaine d’élec­tion des auteurs poly­tech­ni­ciens. Ils se sont appuyés sur leurs pro­pres com­pé­tences pour la com­pren­dre, dans tous les domaines, celui des for­ti­fi­ca­tions il y a deux cents ans, ou celui du nucléaire aujour­d’hui. Comme l’his­toire de cet objet curieux qu’est l’É­cole poly­tech­nique a aus­si attiré l’at­ten­tion de très bons his­to­riens non X, étrangers ou français, et que notre bib­lio­thèque a toutes les car­ac­téris­tiques pour devenir un véri­ta­ble cen­tre d’é­tudes dédié à ce domaine. Ils pré­cisent aus­si l’un des usages que l’on peut faire aujour­d’hui de ces ouvrages vénérables : per­fec­tion­ner l’his­toire des sciences.

Reconstituer une biographie

Le style par­ti­c­uli­er des brevets
La rédac­tion des brevets représente un exer­ci­ce bien spé­ci­fique. Les spé­cial­istes de la pro­priété indus­trielle savent que les con­traintes en exi­gent un style en par­ti­c­uli­er. Hen­ri Vidal (44), l’in­ven­teur de la terre armée, et André Bou­ju (45), son con­seil en brevets, se demandaient : « Com­ment bien expli­quer pour aus­si bien protéger ? »
Ce prob­lème peut être illus­tré par bien d’autres exem­ples his­toriques, comme celui de Schlum­berg­er (06) et de Doll (21).

Il n’est pas tou­jours facile de dress­er une liste d’au­teurs poly­tech­ni­ciens dans le domaine sci­en­tifique, ni pour cha­cun d’en­tre eux de dis­pos­er d’une liste doc­u­men­tée. Cela dépend du rap­port qu’ils ont eu avec ce genre d’écrits, par­fois sim­ple pro­duit dérivé d’un enseigne­ment, ou de cir­con­stance, par­fois pre­mier jet d’un pro­jet plus ambitieux. Cela dépend aus­si de fac­teurs liés à l’évo­lu­tion des milieux sci­en­tifiques : on sait le soin que met­tent cer­tains chercheurs d’au­jour­d’hui à tenir à jour leur biogra­phie, jusqu’à men­tion­ner le plus petit des arti­cles de cir­con­stance don­nés à une revue con­fi­den­tielle : ils savent que cela pour­ra servir à leur évaluation.

Mais ce réflexe, tout compte fait béné­fique, n’est ou ne fut pas celui de tous leurs prédécesseurs. Dans la biogra­phie d’Al­bert Caquot, (1899), on peut trou­ver certes en annexe une liste pré­cise de ses pub­li­ca­tions. Mais elle a été établie avec respect et dif­fi­culté par son gen­dre lors de ses travaux de recon­sti­tu­tion d’une car­rière riche et diverse.

Scientifique et littéraire

Même dans les travaux sci­en­tifiques, on trou­ve pour­tant des styles proches du vrai­ment lit­téraire. Ils dépen­dent du type d’écrits (cours ou thèse ou traité), de l’époque (à celle d’Ara­go, sou­vent, le roman­tisme ou l’emphase), de l’au­teur. Ces vari­antes se trou­vent même dans les sci­ences dures, ou pré­ten­dues telles. Un Paul Lévy (1904) dans son cours de math­é­ma­tiques était d’une con­ci­sion red­outable, un Hen­ry Poin­caré (1873) savait péré­griner vers d’autres direc­tions, et beau­coup d’au­teurs met­tent de l’é­mo­tion et par­fois de la poésie dans l’ex­posé de théories.

Poèmes ou géologie

La recherche des œuvres de Louis de Lau­nay (1879) donne l’oc­ca­sion d’une autre sorte de remar­que. On sait que les édi­teurs de lit­téra­ture citent presque tou­jours les ouvrages de leurs auteurs en tête de cha­cun de leurs livres. Mais l’édi­teur des biogra­phies ou des poèmes de Lau­nay ne prend pas en compte dans sa liste l’in­nom­brable série de travaux géologiques qu’il a rédigés, pour­tant jugés encore aujour­d’hui de qual­ité excep­tion­nelle en con­tenu sci­en­tifique comme en écri­t­ure : comme si leur auteur, ou leur édi­teur, ne les clas­sait pas du tout dans la même caté­gorie d’écriture.

Bien illustrer

“C’est ce que j’ai vu “, devise à la fois mod­este et orgueilleuse de Joachim Barrande

Il serait dom­mage, dans un papi­er con­sacré aux livres, de ne pas sig­naler que bien des ouvrages sci­en­tifiques valent aus­si par les illus­tra­tions qu’ils con­ti­en­nent. Cette remar­que me donne l’oc­ca­sion de rap­pel­er par exem­ple, dans le domaine des sci­ences de la vie, la fig­ure de Joachim Bar­rande, que les Tchèques con­nais­sent mieux que nous car le grand Musée d’his­toire naturelle de Prague porte son nom et rend hom­mage à ses travaux de paléontologie.

Cet X 1819, devenu pré­cep­teur du petit-fils de Charles X, avait suivi la famille du roi en Angleterre après son abdi­ca­tion, puis à Prague. Il se prit alors de pas­sion pour l’é­tude et la col­lecte de fos­siles, et de sa gigan­tesque col­lec­tion comme de ses obser­va­tions sur le ter­rain tire entre 1840 et sa mort (1883) 21 vol­umes sur Le sys­tème sil­urien du cen­tre de la Bohême. Sa devise : C’est ce que j’ai vu, à la fois mod­este et orgueilleuse, pour­rait servir de pro­fes­sion de foi à beau­coup de sci­en­tifiques. Et ce qu’il a vu, impos­si­ble de l’ex­pos­er sans illus­tra­tions, des mil­liers de planch­es, une bande dess­inée au milieu du silurien.

Des sciences moins dures

Les méth­odes de gestion
Le ter­rain des méth­odes de ges­tion et donc des rela­tions sociales au sein de l’en­tre­prise est égale­ment un domaine pour auteurs poly­tech­ni­ciens. Tout d’abord par les voies évi­dentes de l’or­gan­i­sa­tion du tra­vail (et l’on touche là aux mul­ti­ples sous-chapitres ouverts par le cal­cul économique dans la microé­conomie, choix des investisse­ments, recherche opéra­tionnelle en pro­lon­ga­tion ou enrichisse­ment des analy­ses de pro­duc­tiv­ité). Puis, par exten­sion, aux rela­tions sociales et humaines au sein d’autres col­lec­tiv­ités. Au-delà de l’ap­proche sociale encore rat­tachée à l’analyse économique, ces auteurs ont aus­si su pos­er les prob­lèmes essen­tiels de la jeunesse, de l’é­d­u­ca­tion, de la jus­tice, quitte à s’éloign­er eux-mêmes, avec déter­mi­na­tion et humil­ité, du champ d’é­tudes qui les avait vu entr­er et étudi­er à l’École.

Après ces lignes con­sacrées aux sci­ences que l’on appelle sou­vent dures (et on sent bien que ce qual­i­fi­catif con­duit en lui-même leurs auteurs à un style qui ne peut être mou), abor­dons le domaine des sci­ences économiques ou sociales.

Une excel­lente approche des travaux des X dans ce genre d’écri­t­ure a été faite par Thier­ry de Mont­br­i­al (63), lors de la séance solen­nelle de l’In­sti­tut de France con­sacrée en 1994 au Bicen­te­naire de notre École. Thier­ry avait inti­t­ulé son exposé, qu’il fit heureuse­ment éditer avec les autres présen­ta­tions faites à cette occa­sion, L’É­cole poly­tech­nique et les sci­ences de l’ac­tion.

La Jaune et Rouge s’enorgueil­lit de pou­voir pro­pos­er à ses lecteurs des arti­cles de Jacques Lesourne, Philippe d’Irib­arne, Michel Berry, Vivien Levy-Gar­boua, et bien d’autres ; elle ne peut que souhaiter que des his­to­riens des sci­ences nous aident à com­pléter cette liste, en pré­cisant à chaque fois ce que nos cama­rades ont apporté plus spé­ci­fique­ment à tel ou tel domaine : il n’est pas trop tôt pour dis­tinguer grâce aux con­séquences de leur action publique comme par la lec­ture de leurs ouvrages les apports spé­ci­fiques de Bernard Esam­bert, Lionel Stoléru, Jacques Attali.

Les problèmes de société

Il est naturel que des X, nom­breux, s’ap­puyant sur leurs con­nais­sances sci­en­tifiques, leurs capac­ités d’ob­ser­va­tion et de recueil des infor­ma­tions, et leurs apti­tudes à la ratio­nal­ité, comme sur leur expéri­ence pro­fes­sion­nelle, aient souhaité don­ner leur point de vue sur d’in­nom­brables prob­lèmes de société.

Les X ont fourni, et con­tin­u­ent à fournir, un bon lot d’ex­perts qui savent débat­tre et écrire.

Savoir rapporter et convaincre.

Nous avons évo­qué un cer­tain nom­bre de raisons pour lesquelles les poly­tech­ni­ciens se sont mis à écrire de manière pro­fes­sion­nelle et pour des raisons pro­fes­sion­nelles, c’est-à- dire util­isé l’écrit pour enseign­er, expli­quer, situer leurs travaux dans l’ensem­ble du savoir auquel ils se rat­tachent, en tir­er des con­séquences pour leur action, se pos­er des ques­tions sur l’u­til­i­sa­tion qui risque d’en être faite.

Regar­dant les développe­ments suc­ces­sifs aux­quels nous ont amenés ces réflex­ions, je m’aperçois qu’il y a tout un ensem­ble d’écrits que j’ai fail­li oubli­er, et qui sont typ­ique­ment l’a­panage des X, en par­ti­c­uli­er des fonc­tion­naires mais pas seule­ment : ceux con­sis­tant à faire rap­port, pour pro­pos­er et convaincre.

Je veux par­ler des doc­u­ments qu’est amené à rédi­ger un cadre à qui l’on demande de faire le point d’une ques­tion à l’é­tude avant d’en tir­er des ori­en­ta­tions à sug­gér­er. Les X sont par­fois décideurs, sou­vent (surtout au début de leur car­rière) con­seils des décideurs. Au ser­vice de l’É­tat ou des entre­pris­es, ils ont à analyser des prob­lèmes et à pro­pos­er des solutions.

Concision, précision

Délivr­er un diag­nos­tic per­me­t­tant nuances et effets de style, analyse et syn­thèse mêlées

Ce sont par­fois, là, des travaux menés seuls, par­fois en équipe, par­fois en rap­por­teurs de com­mis­sions ou plumes de min­istres ou porte-parole de groupes d’in­flu­ence. Ils ne sont donc pas tou­jours signés, loin de là… Aux temps anciens où ne rég­nait pas la dic­tature du Pow­er Point pré­for­maté, tous ces rap­ports étaient par­fois dignes d’une lec­ture, pas seule­ment pour la rigueur des sources ou la solid­ité de l’ar­gu­men­ta­tion, mais aus­si pour la qual­ité du style : con­ci­sion, pré­ci­sion, emploi des justes termes.

Quelles qual­ités demande ce type d’écri­t­ure ? Pour la par­tie ana­ly­tique, de nou­veau, le sens de l’ob­ser­va­tion, la rigueur de l’ob­ser­va­tion et la lucid­ité, le sens du résumé capa­ble de repér­er les aspects les plus sig­ni­fi­cat­ifs, et, en creux, ce qui peut oppor­tuné­ment être com­paré aux sit­u­a­tions françaises.

Pour la par­tie syn­thèse et propo­si­tion et choix, la rigueur intel­lectuelle pour utilis­er les bons out­ils, la capac­ité à juger du degré d’ap­prox­i­ma­tion des lois et des mesures util­isées ; mais aus­si de la capac­ité à pren­dre en compte les fac­teurs non quan­ti­tat­ifs ou stricte­ment économiques.

Peut-on sug­gér­er à ce pro­pos que les X, à juste titre sur­pris par le manque de ratio­nal­ité ou de chiffres qu’ils trou­vent dans cer­tains écrits, ont par­fois le tort de croire que l’ac­cu­mu­la­tion dans leurs textes de justes raison­nements et de chiffres per­ti­nents con­duira, à elle seule, aux con­clu­sions qu’ils espèrent ?

Christian Marbach

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Bar­rande Brunorépondre
17 octobre 2012 à 15 h 33 min

Un grand mer­ci pour les
Un grand mer­ci pour les arti­cles pub­liés par votre revue “La Jaune et la Rouge” sur notre arrière grand-oncle Joachim Bar­rande, célèbre en République Tchèque et pra­tique­ment incon­nu en France!!!
JOACHIM BARRANDE : Saugues(Fr)11/08/1799-Frohsdorf-Lanzenkirchen(Au)05/10/1883
Ingénieur-Polytechnique(Major1821) et Ponts(1824).
Pré­cep­teur-Admin­is­tra­teur des Biens-Exé­cu­teur tes­ta­men­taire du Cte de Chambord,
Géo­logue-Paléon­to­logue en Bohême.
J.Barrande : Sys­tème Sil­urien du Cen­tre de la Bohême-24Vol­umes, etc…
Vos Réf.:
http://www.lajauneetlarouge.com/article/bicentenaire‑d%E2%80%99un-ancien-plus-celebre-prague-qu%E2%80%99-paris-joachim-barrande-1819–1799-1883
http://www.lajauneetlarouge.com/article/enseigner-expliquer-convaincre
Mes Réf.:
fr.linkedin.com/pub/bruno-barrande/43/982/9b4
Recevez les meilleurs sen­ti­ments de la Famille Barrande.

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