Carnets de route et journaux de voyage

Dossier : Les X et l'écritureMagazine N°660 Décembre 2010
Par Christian MARBACH (56)

REPÈRES
De 1875 à 1878, Louis Kre­it­mann (1870) tra­vaille au Japon. Il rédi­ge des car­nets de note, sans ambi­tion lit­téraire. Louis économise, tout à la fois, le papi­er, les verbes et les tran­si­tions. Il décrit l’aven­ture d’un jeune homme, frais émoulu de son école, par­ti tra­vailler au Japon. Quand même plus drôle, pour un X1870, que de rumin­er la défaite !

J’aime lire des réc­its de voy­age, quand ils sont rédigés par quelqu’un dont je me sens proche, ou se déroulent dans un pays pour lequel j’ai de l’at­ti­rance. J’ai donc aimé lire le jour­nal de voy­age de notre cama­rade Louis Kre­it­mann : il nous fait voguer vers l’Em­pire, un empire tou­jours en place, et dont un empereur de car­ac­tère prend la des­tinée en main, déci­dant de s’ap­puy­er sur les com­pé­tences étrangères mal­gré les réti­cences de ses samouraïs.

Cent ans plus tard je peux com­pren­dre la sur­prise de son petit-fils Pierre Kre­it­mann rece­vant d’un cousin un paquet de notes rédigées par Louis à l’oc­ca­sion de ce voy­age d’autre­fois : des notes de voy­age, brutes de fonderie, retrou­vées avec des paque­ts de pho­tos dans une malle de gre­nier. J’aime donc cette sit­u­a­tion para­doxale : voici un homme âgé, Pierre Kre­it­mann que j’ai con­nu, X1932, qui se décide à déchiffr­er puis à com­pren­dre en détail le voy­age que fit son tout jeune grand-père : admirable retourne­ment de généra­tions, le per­son­nage d’ex­péri­ence qui s’a­muse des éton­nements juvéniles d’un jeune homme tout juste sor­ti de l’ado­les­cence en est le petit-fils, et à la suite de Louis, Pierre va retourn­er au Japon pour refaire ses par­cours et com­par­er le Japon des notes de voy­age à celui de 1990.

Japon et États-Unis

Dis­tan­ci­a­tion
Louis Kre­it­mann se veut un œil, gref­fé sur son agen­da. Si on sent qu’un sen­ti­ment l’anime, par exem­ple, quand il nous apprend que cer­tains de ses élèves ont péri sous les coups d’autres de ses élèves artilleurs car ils se sont opposés dans une guerre civile de cette ère Mei­ji, il ne développe rien, il reste dis­cret, à dis­tance, sans pren­dre un par­ti autre que celui de sa mis­sion d’in­struc­teur : on lui avait enjoint d’in­stru­ire, il a instruit.

Louis a eu l’oc­ca­sion de se promen­er dans le pays, de vis­iter des tem­ples, de ren­tr­er dans des maisons réservées aux hommes, d’a­cheter des céramiques, de goûter à tous les plats sans hésiter, et pour le retour d’os­er revenir par l’autre côté, le Paci­fique et les États-Unis, en tra­ver­sant les Rocheuses où les Indi­ens font encore peur. Le plaisir que je trou­ve dans la lec­ture des Notes de Louis Kre­it­mann tient donc à tous ces fac­teurs per­son­nels que vous devinez : ma pro­pre atti­rance pour le Japon et les États-Unis, his­toire et géo­gra­phie, mon intérêt pour des par­cours poly­tech­ni­ciens orig­in­aux mais dans lesquels je peux repér­er des traits com­muns. Quant au style, je n’oserais pas par­ler de lit­téra­ture à pro­pos de Louis Kre­it­mann, mais je le fais volon­tiers pour le livre par­al­lèle de Pierre.

Des notes au livre

J’aime lire des réc­its de voy­age rédigés par quelqu’un dont je me sens proche

Racon­ter un voy­age cela peut être une démarche un peu plus élaborée, com­por­tant des étapes de remise en forme. Le jeune Édouard de Vil­liers du Ter­rage (1796) pour­rait servir à illus­tr­er une manière plus élaborée d’écrire. Par­ti en Égypte avec Bona­parte, Mon­ge et autres, il prend des notes à n’im­porte quelle halte, il accu­mule dessins et nota­tions, il garde tout, cela pour­ra servir : ver­sion numéro 1 (V1). Quand l’ar­mée d’É­gypte, après le traité que lui imposent les Anglais vain­queurs, attend son rap­a­triement, Vil­liers reprend ses notes, les met en forme, fab­rique sa deux­ième ver­sion (V2). Et puis, Vil­liers la met de côté : ou plutôt, il utilise ces matéri­aux pour rédi­ger des par­ties de la célèbre Descrip­tion de l’É­gypte, il utilise ses relevés et ses cro­quis pour ses notes et ses images dignes de ce Grand Oeu­vre. Une V3, en quelque sorte, excep­tion­nelle sans con­teste. Mais en 1835, notre auteur est à nou­veau saisi de l’en­vie de retrou­ver ses émo­tions d’an­tan, et Édouard ajoute une intro­duc­tion, cor­rige un peu, adjoint des let­tres qu’il a écrites à la famille lors de la cam­pagne et retrouvées.


Un dessin de Vil­liers du Terrage

Il retranche aus­si, en par­ti­c­uli­er quand il estime que la prose qu’il a fournie pour la Descrip­tion est une sorte d’ac­com­plisse­ment insur­pass­able, bien plus digne de lec­ture que ses brouil­lons de bivouac. Et il retranche aus­si des broutilles, car il ne s’en sou­vient pas, ou il les juge indignes de l’homme digne et impor­tant qu’il est devenu. Mais Vil­liers n’est en rien ten­té par l’en­vie de porter cette ver­sion, la V4, pas plus que la V1 ou la V2, à la con­nais­sance du public.

Avec Kre­it­mann, nous pou­vons lire un texte brut, non tra­vail­lé en tant qu’écrit, qu’un petit-fils atten­tion­né explique en notes jointes : l’au­teur n’a pas eu le temps, ni l’en­vie, d’aller vers l’oeu­vre lit­téraire. Avec Vil­liers, nous dis­posons d’un texte enrichi par l’au­teur lui-même, et presque trop, mis en forme, cor­rigé à maintes repris­es ; les sen­ti­ments y sont tou­jours présents, par­fois explic­ités, par­fois plus éloignés de la spon­tanéité juvénile. Mais lisez quand même ce livre, c’est un vrai livre, et vous vous lais­serez séduire par la richesse de ce texte où l’au­teur a jugé bon de garder cette phrase si sym­pa­thique qui sent le roman d’ini­ti­a­tion de style roman­tique : Je n’avais pas encore dix-huit ans et j’é­tais élève à l’É­cole polytechnique.

Pub­li­ca­tion post-mortem
Après la mort d’É­douard de Vil­liers, son petit-fils prend la déci­sion de faire paraître son réc­it. Remer­cions les petits-fils, décidé­ment ! En 1898, cent ans après les émer­veille­ments que son grand-père vécut en Égypte, des lecteurs les con­nais­sent, sous une forme qui reprend à la fois la dernière ver­sion mise en forme par Édouard et des bribes retrou­vées de carnets.

Réc­its illustrés
L’É­cole des Mines a reçu un don rare et orig­i­nal : des mil­liers de plaques pho­tographiques et tout un ensem­ble de car­nets de voy­age rédigés d’une main pré­cise par Félix Lep­rince-Ringuet. Ce poly­tech­ni­cien (1892) ne fut pas seule­ment le père du sci­en­tifique bien con­nu de nos généra­tions ; ingénieur des Mines, il ne ces­sa de par­courir le monde pour le compte de l’É­tat comme d’en­tre­pris­es privées, et d’en relever la géolo­gie, les ressources minérales et la géo­gra­phie. Pho­tographe hors pair, aus­si pré­cis dans ses cadrages que dans ses références, il sut aus­si racon­ter avec pré­ci­sion et sans emphase ses ascen­sions dans le Cau­case ou ses ren­con­tres en Transbaïkalie.

Récits parallèles

Beau­coup d’artistes ont brûlé des esquiss­es au lieu de les vendre

Un autre exem­ple des réac­tions, ou des ater­moiements de cer­tains de nos cama­rades devant l’acte d’écri­t­ure peut s’analyser chez Bougainville : je par­le ici naturelle­ment de Hyacinthe de Bougainville (1799), qui mérite d’être con­nu au moins autant que son illus­tre père. Qu’on en juge : après avoir accom­pa­g­né Baudin dans une pre­mière expédi­tion vers l’Aus­tralie en 1800, et avoir com­bat­tu sur toutes les mers pen­dant l’Em­pire, il a aus­si l’oc­ca­sion de faire le tour du monde par ordre du roi, entre 1824 et 1826.

Cette expédi­tion, il la racon­te dans le compte ren­du offi­ciel que l’on trou­ve sous sa forme éditée à la bib­lio­thèque de l’É­cole : c’est le Jour­nal de la nav­i­ga­tion autour du globe de la fré­gate la Thétis et de la corvette l’E­spérance, paru en 1837 seule­ment. Ce livre, offi­ciel, a des beautés excep­tion­nelles, et en par­ti­c­uli­er ses atlas avec des illus­tra­tions de grande qual­ité dont d’ailleurs l’im­pres­sion a été très longue.

Nota­tions originales
Le style du jour­nal écrit par Hyacinthe de Bougainville est par­fois froid, trop proche du compte ren­du admin­is­tratif mais on y trou­ve des nota­tions orig­i­nales, comme sa dernière phrase : La liber­té nous fut ain­si ren­due ; pour la dernière fois nos voiles se déployèrent et à l’in­stant de ren­tr­er au port, après vingt-huit mois d’ab­sence, ennuis, con­trar­iétés, impa­tiences, tout fut oublié. Il en fut bien­tôt de même du voy­age et des voyageurs.

Mais ce doc­u­ment offi­ciel, s’il enchante les bib­lio­philes, a aus­si le défaut d’être une ver­sion sim­pli­fiée, déper­son­nal­isée, du jour­nal écrit au jour le jour par Hyacinthe, écrit à bord à la va-vite mais avec la sincérité de ses sur­pris­es, de ses sen­ti­ments, de ses con­quêtes, de ses inter­ro­ga­tions sur l’avenir d’une con­trée lointaine.

Et elle est aus­si dif­férente du rap­port con­fi­den­tiel que Bougainville remit au min­istère dès son retour, qui évoque les aspects diplo­ma­tiques de son périple et de ses escales en Asie, Aus­tralie, Amérique du Sud. Le même matéri­au, les notes de voy­age de Hyacinthe et de cer­tains de ses col­lab­o­ra­teurs ont donc con­duit à au moins trois réc­its par­al­lèles signés Bougainville, et le même voy­age a aus­si fait l’ob­jet d’autres édi­tions : pra­tique habituelle pour ce type d’ex­pédi­tion, les accom­pa­g­na­teurs, et en par­ti­c­uli­er les savants embar­qués ayant hâte de pub­li­er leurs décou­vertes sans atten­dre la paru­tion d’une rela­tion officielle.

Le même matéri­au a con­duit à au moins trois réc­its par­al­lèles signés Bougainville

Réalités et légendes

On peut donc racon­ter un fait majeur de divers­es manières, en fonc­tion du pub­lic que l’on pense avoir : son com­man­di­taire, le lec­torat intéressé par les rela­tions de voy­ages exo­tiques ou soi-même. On peut aus­si se voir en quelque sorte révélé aux autres, quand des exégètes font éditer les pages que vous ne des­tiniez pas à la publication.

Évidem­ment il existe aus­si des voyageurs qui, ravis d’avoir par­cou­ru des pays sur­prenants et con­nu des dif­fi­cultés vain­cues, sont trop heureux d’en tir­er un livre dont cer­tains aspects se rap­prochent du roman, et insis­tent avec plaisir sur les chapitres les plus ani­més. Les X subis­sent cer­taine­ment comme d’autres la ten­ta­tion d’en rajouter dans des descrip­tions ou des aven­tures, mais il est si plaisant de les suivre.

Quand Mar­cel Dieu­lafoy (1863) racon­te ses fouilles archéologiques en Perse, ou quand il passe la plume à son épouse Jane qui sut pren­dre une place prépondérante dans les travaux comme les échanges de coups de feu et les négo­ci­a­tions avec brig­ands ou offi­ciels cor­rom­pus, nous avons du mal à pren­dre pour argent comp­tant ces aven­tures, genre Voie royale à la Mal­raux : et pour­tant, Dieu­lafoy a bien été un des grands archéo­logues de cette région et le Lou­vre lui doit des pièces majeures. Ses réc­its sont comme des légen­des écrites à côté de ces tau­reaux et de ces grif­fons, et nous savons que le terme de légen­des a plusieurs sig­ni­fi­ca­tions à la vérac­ité plus ou moins affirmée.

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