Élitisme

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°683 Mars 2013Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Erich Korn­gold fuit l’Allemagne nazie – et aban­donne la musique nova­trice et ambitieuse pour Hol­ly­wood et la musique de film. Kurt Weill, chas­sé lui aus­si, il est vrai, par le nazisme, renonce à la musique orig­i­nale et rugueuse de sa col­lab­o­ra­tion avec Brecht pour réus­sir à Broad­way avec ses comédies musicales.

Picabia vend beau­coup mieux ses por­traits réal­istes de jolies femmes que ses tableaux abstraits et, du coup, en fab­rique à la douzaine. En réal­ité, bien peu de poètes, d’écrivains, de com­pos­i­teurs ont refusé par exi­gence éthique le suc­cès com­mer­cial qui implique la fréquen­ta­tion des médiocres et s’en sont, comme Van Gogh, remis à la postérité pour que soit recon­nu leur génie.

Zemlinsky – Der Zwerg

Coffret du CD : Der Swerg de ZEMLINSKYAlexan­der von Zem­lin­sky, lui, est de ceux-là. Il aura fal­lu soix­ante-dix ans après sa mort (1942) pour que, comme l’avaient prédit ses con­tem­po­rains Mahler, Schoen­berg, Stravin­s­ki, on décou­vre en lui un des com­pos­i­teurs majeurs du XXe siècle.

Son opéra en un acte Der Zwerg (Le Nain), sur un livret d’Oscar Wilde, vient d’être réédité dans sa ver­sion inté­grale avec une pléi­ade de solistes dont l’exceptionnelle sopra­no Soile Isokos­ki, le Gürzenich-Orch­ester Köln et le Frank­furter Kan­tor­ei dirigés par James Con­lon1, qui s’est fait une spé­cial­ité de faire revivre la musique de Zemlinsky.

Celle-ci est assez com­pa­ra­ble à celle de Richard Strauss mais plus exigeante ; Der Zwerg asso­cie le lyrisme de la musique vien­noise du début du XXe siè­cle à une inno­va­tion har­monique et ryth­mique mesurée mais con­stante, soutenue par une orches­tra­tion moins foi­son­nante que celle de Strauss mais très sub­tile, presque de cham­bre, un peu comme l’ont ten­tée Schoen­berg et Berg dans leurs pre­mières œuvres tonales.

Courez écouter Der Zwerg : une divine surprise.

Fumet – Françaix – Salonen

Et si le véri­ta­ble élitisme était d’ignorer les modes et les chapelles et d’écrire pour soi ? Raphaël Fumet écrit résol­u­ment tonal dans les années 1960, ce qui lui vaut d’être ostracisé par les aya­tol­lahs de la musique sérielle qui, seule, à l’époque, a droit de cité.

Aujourd’hui où la coex­is­tence de la musique tonale avec les autres musiques dites sérieuses – sérielle, élec­tron­ique, aléa­toire, etc. – est un fait acquis, on peut décou­vrir un sym­phon­iste qui n’est pas mineur, et dont la Sym­phonie de l’âme vient d’être enreg­istrée par l’Orchestre du palais de Tau­ride (Saint-Péters­bourg) dirigé par Mikhaïl Golikov2.

Coffret du CD : musique de Jean FrançaixUne musique puis­sante, exta­tique, bien orchestrée, qui se sou­vient de Wag­n­er et Debussy mais qui a son orig­i­nal­ité pro­pre. Sur le même disque, deux œuvres du père de Raphaël Fumet, Dynam-Vic­tor, élève de Franck : Sab­bat rus­tique et Le Mys­tère de la terre, d’inspiration mys­tique et résol­u­ment wagnérienne.

Mort en 1997, ami de Poulenc, Jean Françaix est l’auteur d’une œuvre innom­brable (essen­tielle­ment de cham­bre) dont on peut résumer les qual­ités en trois mots : élé­gance, sub­til­ité, plaisir et qui, pour cela, a souf­fert elle aus­si de l’ostracisme de l’estab­lish­ment des années d’après-guerre.

Tou­jours raf­finée, par­fois canaille, jamais ennuyeuse, sa musique est assez bien représen­tée par trois pièces enreg­istrées par l’Ensemble Carl Stamitz en 1992, en présence de Jean Françaix : l’Octuor pour clar­inette, bas­son et cordes, le Quin­tette pour clar­inette et quatuor à cordes et le Diver­tisse­ment pour bas­son et quin­tette à cordes3.

Si l’hédonisme aris­to­cra­tique existe en musique, la musique de Françaix en relève résolument.

Coffret du CD : Out de nowhere de SALONENOn con­naît Esa-Pekka Salo­nen comme un des grands chefs d’orchestre con­tem­po­rains ; c’est aus­si un com­pos­i­teur majeur, qui se détache du lot de ses sem­blables par une car­ac­téris­tique essen­tielle : sa musique, qui ne relève d’aucune école, est immé­di­ate­ment audi­ble et sol­licite l’émotion de l’auditeur sur-le-champ.

Sur un fond poly­ton­al et avec une archi­tec­ture solide, une orches­tra­tion extrême­ment tra­vail­lée pour un orchestre sur­di­men­sion­né per­met des effets de tim­bre inouïs au sens pro­pre du terme et plonge l’auditeur dans un univers où la musique prend pos­ses­sion de lui par une sorte d’hypnose.

Écoutez le Con­cer­to pour vio­lon avec Leila Jose­fow­icz et Nyx, genre de poème sym­phonique, avec l’Orchestre de la Radio fin­landaise dirigé par Salo­nen4 : c’est un voy­age dont vous ne sor­tirez pas indemne.

Mendelssohn par le Quatuor Ébène

Le Quatuor Ébène se détache aujourd’hui comme l’un des très grands d’Europe, dans la lignée des Alban Berg et des Boro­dine. Après un enreg­istrement excep­tion­nel des quatuors de Debussy-Fau­ré-Rav­el, il récidive avec trois Quatuors signés Mendelssohn, les n° 2 et 6 de Felix et l’unique Quatuor de sa sœur Fan­ny5.

Coffret du CD : Mendelssohn par le Quator EbèneLe n° 2, écrit à dix-huit ans, con­tient déjà ce que seront les car­ac­téris­tiques majeures de la musique de celui que Schu­mann con­sid­érait comme le Mozart du XIXe siè­cle : un lyrisme mélodique hors pair, une écri­t­ure flu­ide et très élaborée, et par-dessus tout, cette exal­ta­tion de la vie mêlée de la mélan­col­ie du bon­heur qui passe, qui fait que l’on ne peut jamais écouter la musique de Mendelssohn les yeux secs.

Fan­ny, on le sait, avait avec son alter ego Felix une rela­tion fusion­nelle. Son Quatuor, une de ses 460 com­po­si­tions, est du même niveau que ceux de son frère, avec la même per­fec­tion dans l’écriture et le même lyrisme.

La mort brusque de Fan­ny en 1847 est pour Felix un drame irré­para­ble dont il mour­ra lui-même quelques mois plus tard à trente-huit ans, après avoir écrit son dernier Quatuor, dénom­mé Requiem pour Fan­ny.

Musique angois­sante, poignante, dés­espérée, adieu d’un musi­cien d’élite qui, comme Bach dont il s’est attaché à faire con­naître l’œuvre, n’a jamais sac­ri­fié à la facil­ité vers laque­lle aurait pu l’entraîner son suc­cès et qui, comme lui, aura atteint à l’universel.

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1. 2 CD EMI.
2. 1 CD Hybrid’music.
3. 1 CD Pierre Verany.
4. 1 CD DGG.
5. 1 CD VIRGIN.

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