Complexité

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°748 Octobre 2019
Par Jean SALMONA (56)

« Les vérités poly­phoniques de la com­plex­ité exal­tent, et me com­pren­dront ceux qui comme moi étouf­fent dans la pen­sée close, la sci­ence close, les vérités bornées, amputées, arrogantes. »

Edgar Morin, Le par­a­digme perdu

Dans la réal­ité, rien n’est sim­ple, une réac­tion chim­ique, un être vivant, une opin­ion, même une cer­ti­tude. Toute sim­plic­ité appar­ente est fal­lac­i­euse. La musique – la bonne musique, la vraie, s’entend – n’échappe pas à cette règle et telle musique qui vous paraît à la pre­mière écoute d’une sim­plic­ité limpi­de – l’andante du Con­cer­to n° 21 pour piano de Mozart, une chan­son de Brassens – s’avère en fait d’une com­plex­ité d’autant plus sub­tile qu’elle était dis­simulée. Et si la musique était d’autant plus belle, c’est-à-dire à la fois plus exquise, plus intéres­sante, plus évo­ca­trice, plus sus­cep­ti­ble de vous trans­porter au-delà de vous-même, qu’elle était plus complexe ?

Deux quatuors

La Fugue BWV 869 en si bémol mineur de Bach est, par son motif chro­ma­tique comme par ses con­tre­points, plus com­plexe encore que les vari­a­tions de L’Offrande musi­cale ou les con­tre­points de L’Art de la fugue. Le disque que vient d’enregistrer le Dan­ish String Quar­tet et qui se pour­suit avec le 3e Quatuor d’Alfred Schnit­tke et le Quatuor « Grande Fugue » op. 130 de Beethoven pour­rait être une par­faite illus­tra­tion de l’hypothèse com­plex­ité = beauté. La sub­lime Cava­tine et la Grande Fugue, extrême sim­plic­ité appar­ente et grande com­plex­ité, sont les deux som­mets du plus beau des quatuors de Beethoven. Le Quatuor n° 3 de Schnit­tke, pré­cisé­ment inspiré par la Grande Fugue de Beethoven, à la fois ultra­mod­erne et ultr­a­clas­sique, con­firme que Schnit­tke est avec Wein­berg un des com­pos­i­teurs majeurs du siè­cle dernier.

1 CD ECM

Le Quatuor Ébène, où Marie Chilemme occupe depuis deux ans le pupitre de l’alto, s’embarque pour une odyssée ambitieuse : enreg­istr­er live l’intégrale des 16 quatuors de Beethoven, ce som­met absolu de la musique occi­den­tale, au cours de con­certs à tra­vers le monde, de Vienne à Paris en pas­sant par Mel­bourne, Nairo­bi, Philadel­phie, etc. Le pre­mier vol­ume de cette inté­grale est con­sacré aux n° 7 et 8, les deux pre­miers Quatuors « Razu­movsky ». Un émer­veille­ment : les Ébène, qui ont vingt ans d’existence, ont atteint ce point cul­mi­nant occupé naguère par le Quatuor Alban Berg, où tout ce qu’ils jouent est mag­nifié, touché par la grâce. Vous êtes trans­porté au nir­vana et vous en êtes sûr : on ne fera jamais mieux. On attend la suite avec impatience.

1 CD ERATO

Deux solistes

Mendelssohn, ce Mozart du XIXe siè­cle (Schu­mann dix­it), com­pos­i­teur pro­lifique mal­gré sa vie brève (38 ans), a aus­si écrit de la musique pour piano. Doomin Kim, jeune pianiste coréen excep­tion­nelle­ment doué, lui con­sacre son pre­mier enreg­istrement ; aux côtés du Capric­cio et de la Fan­taisie tous deux en fa dièse mineur et du Ron­do capric­cioso en mi majeur fig­urent des pièces plus rarement jouées : 3 Fan­taisies ou Caprices, Andante et vari­a­tions, Six Pièces enfan­tines. À la dif­férence de la musique de Chopin et Schu­mann, ces œuvres ne sont pas empreintes des tour­ments du roman­tisme. Tour à tour bril­lantes, sérieuses, aéri­ennes, tou­jours com­plex­es sous une appar­ente sim­plic­ité, elles exi­gent une artic­u­la­tion sans faille, une égal­ité de touch­er, une élé­gance dont Doomin Kim se joue avec un brio et une rigueur qui rap­pel­lent Horowitz. C’est une musique de plaisir pur, aris­to­cra­tique, qui mérite la découverte. 

1 CD WARNER

La musique pour vio­lon seul ne se lim­ite pas aux Sonates et Par­ti­tas de Bach et aux Caprices de Pagani­ni. Le Péters­bour­geois Aylen Pritchin, pre­mier prix du con­cours Long-Thibaud, nous présente qua­tre œuvres du XXe siè­cle, toutes tonales : les Sonates de Prokofiev, Bartók, Honeg­ger, et Thème et vari­a­tions de Jean Françaix. La Sonate de Prokofiev, com­mande de l’État sovié­tique, est joyeuse et enlevée. Celle d’Honegger, bien con­stru­ite, avec de beaux thèmes, réha­bilite ce mem­bre du groupe des Six injuste­ment oublié. La jolie et bril­lante pièce de Jean Françaix, lui aus­si relégué aux oubli­ettes par les mol­lahs de la musique sérielle, est l’équivalent XXe siè­cle des Caprices de Pagani­ni. La Sonate de Bar­tok est une œuvre majeure, pas­sion­née, écrite en exil, un an avant sa mort. Fuga, la fugue du 2e mou­ve­ment, était pour Menuhin, le com­man­di­taire de l’œuvre, « la musique la plus agres­sive, la plus bru­tale que j’aie jamais jouée » ; et Melo­dia, le 3e mou­ve­ment, est un adieu nos­tal­gique et déchi­rant. Pritchin, tout par­ti­c­ulière­ment dans cette œuvre extra­or­di­naire­ment dif­fi­cile, se joue de la com­plex­ité et se révèle un des très grands vio­lonistes de la nou­velle génération.

1 CD AD VITAM

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