À travers le temps

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°623 Mars 2007Rédacteur : Jean Salmona (56)

Renaissance

Renaissance

Si par extra­or­di­naire vous ne connais­sez pas Gesual­do, atten­dez-vous à un choc majeur en écou­tant le Troi­sième Livre de ses Madri­gaux, joués par le Quin­tette Kas­sio­peia1 dans le cadre de l’intégrale en cours d’enregistrement. Les Madri­gaux de Gesual­do (1566−1613), prince et assas­sin, com­po­si­teur sul­fu­reux et aty­pique, sont sans conteste ce que la Renais­sance a pro­duit de plus ori­gi­nal et de plus fort, au-des­sus de Mon­te­ver­di. C’est une musique extrê­me­ment éla­bo­rée, en rup­ture avec son temps, dont les chro­ma­tismes et les dis­so­nances ont trois siècles d’avance et qui ne peut lais­ser indif­fé­rent. Un demi-siècle plus tôt, Cris­to­bal de Morales, com­po­si­teur espa­gnol publié en Ita­lie, écrit, lui aus­si pour quin­tette vocal, sa Mis­sa de Bea­ta Vir­gine, que vient d’enregistrer l’ensemble Jachet de Man­toue2. Même si elles sont moins nova­trices que celles de Gesual­do, les poly­pho­nies de Morales sont d’une richesse et d’une puis­sance émo­tive qui les dis­tinguent des musiques litur­giques assez conve­nues et aca­dé­miques de la même époque.

Symphoniques

Né un siècle après la mort de Gesual­do, Carl Phi­lipp Ema­nuel Bach écrit une musique moins nova­trice mais d’une grande élé­gance, et qui par­ti­cipe du style galant du xviiie siècle. Les Concer­tos pour flûte, dont trois figurent sur un disque enre­gis­tré par Juliette Hurel et l’Orchestre d’Auvergne diri­gé par Arie van Beek3, sont un bon exemple de cette musique qui s’éloigne de celle de Bach – il n’était cer­tai­ne­ment pas facile d’être son fils – et essaye de se dis­tin­guer de celle de Vival­di sans pour autant pré­fi­gu­rer le xixe siècle… contrai­re­ment à celle de Mozart (né qua­rante ans après lui mais qui ne lui sur­vé­cut que trois ans) et que René Jacobs tente de rajeu­nir en la fai­sant jouer sur ins­tru­ments d’époque telle que l’ont enten­due ses contem­po­rains, par le Frei­bur­ger Baro­ckor­ches­ter qu’il dirige. Les Sym­pho­nies 38 (Prague) et 41 (Jupi­ter) ain­si enre­gis­trées4 sonnent d’une manière radi­ca­le­ment dif­fé­rente de ce que nous avons l’habitude d’entendre, avec un ensemble de moins de 40 musi­ciens. La musique de Mozart y gagne en clar­té et en lisi­bi­li­té, sinon en émo­tion, et elle est, même dans l’ineffable Andante de la Jupi­ter – dont Woo­dy Allen affir­mait dans Man­hat­tan, sou­ve­nez-vous-en, qu’il était par­mi les choses qui fai­saient que la vie méri­tait d’être vécue – aux anti­podes du pré­ro­man­tisme auquel nous sommes habitués.

Brahms

Les com­po­si­teurs les plus grands, comme Bach, Mozart, Bee­tho­ven, Ravel, n’ont pas été les plus nova­teurs, mais ont capi­ta­li­sé sur les inno­va­tions de ceux qui les ont pré­cé­dés. Brahms est de ceux-là, qui pra­ti­quait les mêmes struc­tures har­mo­niques et ryth­miques que Mozart et Bee­tho­ven alors que Schoen­berg et Ravel avaient plus de 20 ans et Mah­ler plus de 30 ; et pour­tant, sa musique est infi­ni­ment proche des pré­oc­cu­pa­tions de l’homme d’aujourd’hui, comme on peut le consta­ter à l’écoute de trois disques récents.

Tout d’abord, les Fan­tai­sies opus 116, les Inter­mez­zos opus 117, les Kla­vierstücke opus 118 et 119, joués par Nicho­las Ange­lich5 ; musique inti­miste qui vous prend et ne vous lâche plus, si char­gée d’émotion, ou plu­tôt si propre à héber­ger nos propres émo­tions, que Del­vaux en avait fait le « per­son­nage » prin­ci­pal de son film Ren­dez-vous à Bray. Ange­lich, qui pour­tant n’est pas en géné­ral de nos musi­ciens favo­ris, donne ici une inter­pré­ta­tion excep­tion­nelle, d’une extrême sen­si­bi­li­té, que nous pla­ce­rons au-des­sus de toutes celles que nous connais­sons (Rudy, Gould, Kempff). Les deux Sonates pour pia­no et vio­lon­celle, com­plexes et tour­men­tées, et pour cela, peut-être, plus proches encore de nous, ont été enre­gis­trées par l’excellent duo Antho­ny Leroy – San­dra Mou­ba­rak6. Les deux inter­prètes évitent le double écueil de la fougue exces­sive dans les mou­ve­ments rapides et de la miè­vre­rie pour les mou­ve­ments lents, et leur mesure et leur clar­té rap­pellent l’enregistrement his­to­rique de Jac­que­line du Pré avec Daniel Barenboïm.

Last but not least, un petit joyau : 31 lie­der extraits de divers recueils par Ber­nar­da Fink et, au pia­no, Roger Vignoles 7. Les lie­der de Brahms consti­tuent la par­tie la plus secrète de son œuvre, la plus diverse aus­si, et sans doute la plus roman­tique. Ce qui fait le charme de ce disque, c’est la voix de Ber­nar­da Fink, au timbre chaud et colo­ré, presque légère, et sans cet excès de vibra­to qui rend par­fois insup­por­tables cer­taines inter­prètes par­mi les plus grandes. Un disque d’une grande fraî­cheur et d’un grand plaisir.

Pianos

Sous le titre « Bach in nomine », Jean Dubé a enre­gis­tré une dizaine de pièces qui ont en com­mun d’être des fugues par­fois pré­cé­dées de pré­ludes, ou des pièces direc­te­ment ins­pi­rées par Bach8, depuis une Fugue du vieux maître Rein­cken jusqu’à Bachia­nas Bra­si­lei­ras n° 4 de Vil­la-Lobos, en pas­sant par un Pré­lude de Bee­tho­ven, une Fugue de Schu­mann, deux Pré­ludes et Fugues de Liszt, un de Men­dels­sohn, une Fugue de Guillaume Lekeu, et des pièces de Glin­ka, Niel­sen, Pro­ko­fiev. Et il est pas­sion­nant d’entendre com­ment des com­po­si­teurs aus­si divers, dis­per­sés sur trois siècles, ont inté­gré l’héritage de Bach et lui rendent un hom­mage, expli­cite ou non. Les deux pièces de Liszt et celle de Men­dels­sohn sont à cet égard exem­plaires, ni « tom­beau » ni « hom­mage à » mais construc­tion dans le lan­gage de leur époque avec une struc­ture de Bach.

Pour jouer les deux Suites pour deux pia­nos et six Mor­ceaux pour quatre mains de Rach­ma­ni­noff, Jos van Immer­seel et Claire Che­va­lier ont fait appel à deux Érard de 19009, contem­po­rains de la période où ces pièces ont été écrites. L’intérêt de ce choix n’est pas pure­ment archéo­lo­gique : ces Érard ne dis­po­saient pas des inno­va­tions tech­niques appor­tées plus tard par Stein­way, et l’on entend ain­si très exac­te­ment ce que Rach­ma­ni­noff a écrit, moins per­cu­tant, moins gran­diose, plus élé­gant que ce que l’on entend d’habitude.

Le disque du mois

Com­ment jouaient Rach­ma­ni­noff, Pade­rews­ki, Buso­ni, et d’autres inter­prètes oubliés, anté­rieurs au disque micro­sillon, comme Lhe­vinne, Rosen­thal, Dumes­nil ? Le cher­cheur et musi­co­logue Pas­cal Mar­ce­lin a eu l’idée de faire appel à des rou­leaux de pia­nos méca­niques sophis­ti­qués gra­vés à l’époque par ces inter­prètes, de les numé­ri­ser, et d’en res­ti­tuer le son, avec le tou­cher et les nuances très fidè­le­ment repro­duits, sur un pia­no de concert d’aujourd’hui, au moyen d’un dis­po­si­tif ad hoc. On peut ain­si entendre Rach­ma­ni­noff, pré­ci­sé­ment, jouer avec sa tech­nique légen­daire son arran­ge­ment ver­ti­gi­neux du Vol du bour­don de Rim­ski-Kor­sa­kov, Dumes­nil inter­pré­ter La Cam­pa­nel­la de Paga­ni­ni-Liszt-Buso­ni, etc.10.

Les pièces sont pour la plu­part de celles qui fai­saient les délices des salons de l’époque. Le plus inté­res­sant est de consta­ter com­bien le style des inter­pré­ta­tions a évo­lué. On avait déjà eu de sem­blables res­ti­tu­tions du jeu de Ger­sh­win à par­tir de rou­leaux des années 30 mais c’est la pre­mière fois que l’on est remon­té aus­si loin dans le temps. Remon­ter le temps et le par­cou­rir à sa guise, n’est-ce pas là, en défi­ni­tive, ce vieux rêve que seule la musique per­met de réaliser ?

1. 1 CD GLOBE GLO 5223.
2. 1 CD CALLIOPE CAL 9363.
3. 1 CD ZIG ZAG ZZT 070301.
4. 1 CD HARMONIA MUNDI HMC 901958.
5. 2 CD VIRGIN 379302.
6. 1CD ZIG ZAG ZZT 070702.
7. 1 CD HARMONIA MUNDI HMC 901926.
8. 1 CD SYRIUS SYR 141402 accom­pa­gné d’un CD à 5 canaux pour ins­tal­la­tion ad hoc.
9. 1 CD ZIG ZAG ZZT 061105.
10. 1 CD Best of AMPICO Classics.

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