Du côté de chez Proust

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°608 Octobre 2005Par : adapté et joué par Jacques Sereys, dans une mise en scène de J.-L. TardieuRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Longtemps, je me suis couché tard. Il m’incombait en effet de pro­duire chaque mois une chronique théâ­trale pour une revue por­tant le nom mys­térieux de La Jaune et la Rouge, mys­tère qui n’en est d’ailleurs pas un pour ses lecteurs, à sup­pos­er qu’elle en ait, puisque, étant poly­tech­ni­ciens, ils savent, même s’ils n’en con­nais­sent pas la rai­son, que leurs pro­mo­tions sont vouées tour à tour à ces deux couleurs, celle des cocus, dont la pro­por­tion est la même chez eux que dans le reste de la pop­u­la­tion, et celle des cocos, alors pour­tant que cette éti­quette poli­tique est, chez les anciens por­teurs de bicorne, revendiquée à un moin­dre degré que dans d’autres caté­gories sociales, ou du moins rarement affichée car l’on ren­con­tre par­fois, surtout chez les per­son­nes de for­ma­tion sci­en­tifique, d’authentiques cocos qui s’ignorent tels.

Dans mon souci d’honnêteté intel­lectuelle, il me parais­sait indé­cent de tenir à mes lecteurs des pro­pos sur un spec­ta­cle sans l’avoir vu, bien que cette pra­tique se ren­con­tre chez cer­tains de mes con­frères chargés de sem­blables rubriques, et d’ailleurs plus sou­vent encore, dit-on, chez ceux à qui leur rédac­tion con­fie le soin de ren­dre compte des livres récem­ment parus. Ne les ayant pas lus, ils peu­vent en par­ler, ou plus exacte­ment en écrire, en toute indépen­dance de pen­sée, n’ayant été en rien influ­encés par celle de l’auteur, sit­u­a­tion qui serait au con­traire fort incon­fort­able pour peu que l’auteur affichât des opin­ions soit dif­férentes de la leur pro­pre, soit seule­ment trop orig­i­nales pour qu’ils fussent en état de les com­pren­dre, et surtout d’en ren­dre compte sans effray­er les lecteurs de la gazette.

Fort récem­ment pour­tant, il m’arriva de me couch­er de bonne heure. J’avais, ce jour-là, assisté à un spec­ta­cle en mat­inée, pour la sim­ple rai­son que, sur sa demande, j’y accom­pa­g­nai Mon­sieur de Nor­pois qui, vieil­lis­sant, n’aimait plus à veiller tard. Mon­sieur de Nor­pois était en effet très désireux de voir sur scène, non pas la Berma comme j’aurais pu le croire d’abord, mais cet ancien comé­di­en français nom­mé Jacques Sereys, dont il avait sou­vent ren­con­tré autre­fois la grand-mère de l’épouse, née Roth­schild, grand-mère qui comp­tait par­mi les amies les plus intimes de la mar­quise de Villepari­sis, avec qui l’on sait que Mon­sieur de Nor­pois fut du dernier bien.

L’incomparable Jacques Sereys, seul sur scène, celle du Petit Mont­par­nasse, entouré de toiles trans­par­entes et mou­vantes repro­duisant cer­taines pages du man­u­scrit de la Recherche, fai­sait, ce jour-là comme tous les autres, revivre devant les spec­ta­teurs émer­veil­lés les pas­sages les plus fam­i­liers du Côté de chez Swann. Tour à tour il deve­nait devant eux le Nar­ra­teur, son père bougon, Françoise la ser­vante au grand coeur gavant la famille de plats d’asperges depuis qu’elle avait remar­qué qu’éplucher les asperges don­nait des crises d’asthme à la fille de cui­sine, qu’elle détes­tait, et encore la plain­tive tante Léonie, dite Madame Octave, dont per­son­ne n’ignore que la table de chevet, gar­nie d’une stat­uette de la Vierge, d’une bouteille d’eau de Vichy, de livres de messe et d’ordonnances de médecin, tenait à la fois du maître-autel et de l’officine de phar­ma­cie, per­me­t­tant à cette tante respec­tée de ne man­quer, selon les moments, ni l’heure de Com­plies ni celle de la pep­sine, ou bien Eulalie, cette fille active, boi­teuse et sourde, qui savait mieux que quiconque approu­ver “Madame Octave” pour son régime, la plain­dre pour ses souf­frances et la ras­sur­er sur son avenir.

Il y a tou­jours un grand charme à retourn­er dans des lieux que l’on a aimés et cette fois, par la magie des mots, Jacques Sereys nous emme­nait à Com­bray, peut-être mieux encore que la seule lec­ture, même sou­vent répétée, de la Recherche. Or ce n’est pas seule­ment à Com­bray que nous fûmes trans­portés, mais aus­si, avec Swann et Odette, chez les Ver­durin eux-mêmes, ce qui nous per­mit d’entendre Madame Ver­durin prédire les migraines atro­ces, nées de son émoi artis­tique, que ne man­querait pas de provo­quer la sim­ple audi­tion de la Chevauchée des Walkyries si ce jeune pianiste ami, qu’elle avait invité ce soir-là, s’avisait de la jouer. Et, tan­dis que flot­tait dans l’air la petite phrase de la Sonate de Vin­teuil, nous vîmes Swann, assis à côté d’Odette dans leur fiacre cahotant sur le pavé parisien, lui arrangeant l’orchidée ornant son cor­sage, se pré­parant ain­si avec elle à faire cat­leya.

“ Ce fut bel et bien éblouis­sant ”, ne man­qua pas de me dire Mon­sieur de Nor­pois lorsque nous quit­tâmes le théâtre. Il se lança aus­sitôt dans l’éloge, à mes yeux plus que mérité, de Jacques Sereys mais je crois pour­tant qu’il aurait dû ajouter à son hom­mage au tal­ent de l’un de nos meilleurs comé­di­ens une action de grâce ren­due au met­teur en scène de cet enchante­ment, Jean-Luc Tardieu, qui, au con­traire de bien de ses con­frères trop sou­vent extrav­a­gants, avait su, avec pour­tant une grande sobriété de moyens, ajouter à la magie des mots celle de l’atmosphère de la Recherche, tout à la fois si onirique et si réelle que, marchant aux côtés de Mon­sieur de Nor­pois sur le trot­toir ensoleil­lé de la rue de la Gaîté, je m’attendais à cha­cun instant à recon­naître soudain par­mi les pas­sants Mon­sieur de Char­lus revenant à pied du Jock­ey, ou encore Legrandin dans son veston droit, presque d’écolier, sur quoi flot­taient tou­jours de si gra­cieuses cra­vates laval­lières. Mais Jacques Sereys absent, le charme était rompu.

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