Diversité et pluridisciplinarité en grandes écoles

Dossier : Formations scientifiques : le paysage françaisMagazine N°667 Septembre 2011
Par Pierre TAPIE (77)

REPÈRES
Les grandes écoles, en France, délivrent 40% des diplômes de niveau mas­ter, et env­i­ron un tiers des doc­tor­ats sont pré­parés dans leurs lab­o­ra­toires. Con­traire­ment à ce qui est sou­vent dit, elles con­stituent donc un sys­tème de for­ma­tion de masse que, dans d’autres pays, on qual­i­fierait d’u­ni­ver­sités tech­nologiques. Dans leurs fil­ières sci­en­tifiques, elles for­ment 108 000 étu­di­ants, aux­quels il faut ajouter 50 000 étu­di­ants dans les class­es pré­para­toires sci­en­tifiques. Ces 158 000 étu­di­ants de la fil­ière sci­en­tifique CPGE-GE sont à com­par­er aux 247 000 étu­di­ants sci­en­tifiques de l’u­ni­ver­sité, hors médecine. Ils représen­tent 40 % du total des étu­di­ants sci­en­tifiques français (chiffres MESR-DGESIP, effec­tifs 2009).

Le pres­tige du méti­er d’ingénieur a pro­tégé la France de la désaf­fec­tion des jeunes envers les sciences

À com­par­er l’at­trac­tiv­ité des fil­ières sci­en­tifiques en France et dans les pays anglosax­ons , force est de con­stater que la France a su main­tenir beau­coup plus d’élèves bril­lants sur la voie des études sci­en­tifiques. La lis­i­bil­ité de la fil­ière des class­es pré­para­toires suiv­ies d’une grande école, ou des écoles en cinq ans et le pres­tige du méti­er d’ingénieur jouent un rôle con­sid­érable dans les représen­ta­tions men­tales qui, jusqu’à présent, ont rel­a­tive­ment pro­tégé la France de la désaf­fec­tion des jeunes envers les études scientifiques.

Au-delà du pat­ri­moine his­torique ain­si con­servé depuis les ingénieurs mil­i­taires de l’Em­pire, la for­ma­tion d’ingénieur à la française pos­sède des spé­ci­ficités qui font son suc­cès dans le champ de la per­for­mance professionnelle.

Diversité

Le mod­èle anglo-saxon 
Aux États-Unis, il existe 4000 étab­lisse­ments appelés uni­ver­sités pour 17 mil­lions d’é­tu­di­ants env­i­ron, ce qui sig­ni­fie une taille moyenne de 4200 étu­di­ants par uni­ver­sité. Compte tenu du nom­bre d’étab­lisse­ments de grande taille, cela amène à con­fér­er le titre d’u­ni­ver­sité à bon nom­bre d’étab­lisse­ments de 1000 à 2000 étudiants.

Pre­mier atout des pro­fils d’ingénieurs diplômés des grandes écoles, leur diver­sité. À des pro­fils très abstraits issus des class­es pré­para­toires suiv­ies d’une école haute­ment sci­en­tifique font écho des ingénieurs for­més dans des écoles en cinq ans, qui, dès la pre­mière année après le bac, auront choisi la chimie, l’élec­tron­ique, la mécanique ou l’informatique.

Le cur­sus de l’X, de Cen­trale, des Mines ou de l’ESCPI ouvre à une approche large­ment trans­ver­sale des sci­ences et à la décou­verte d’un haut niveau de for­mal­i­sa­tion math­é­ma­tique, sou­vent partagée par des dis­ci­plines a pri­ori éloignées qui utilisent des out­ils puis­sants comme les opérateurs.

Cer­taines écoles, plus ancrées dans une dis­ci­pline et un secteur indus­triel, dévelop­pent au con­traire, dans un champ don­né, un large spec­tre de con­nais­sances théoriques et pra­tiques autour d’un objet com­plexe par­ti­c­uli­er. S’adres­sant à des étu­di­ants moins spécu­lat­ifs, qui souhait­ent voir rapi­de­ment à quoi leurs con­nais­sances seront utiles, elles irriguent large­ment le tis­su des PME-PMI en tant que lieux d’in­no­va­tion technologique.

Entre ces deux mod­èles, des écoles dites ” à pré­pa inté­grée “, en cinq ans, offrent un cur­sus où les deux pre­mières années sont assez large­ment pluridis­ci­plinaires pour que l’é­tu­di­ant choi­sisse un départe­ment d’ingénierie, et donc une dis­ci­pline, en troisième année. Elles per­me­t­tent une ori­en­ta­tion plus pro­gres­sive. Des écoles comme les INSA, HEI ou l’UTC appar­ti­en­nent à ces caté­gories, ain­si que cer­taines écoles à fort ancrage dis­ci­plinaire recru­tant après des class­es préparatoires.

Pluridisciplinarité

Quel que soit le type d’é­cole, la for­ma­tion de nos ingénieurs est mar­quée par la pluridisciplinarité

Sec­onde car­ac­téris­tique, quel que soit le type d’é­cole, la for­ma­tion de nos ingénieurs est mar­quée par la pluridis­ci­pli­nar­ité. Les départe­ments dis­ci­plinaires ouverts aux étu­di­ants dans les uni­ver­sités étrangères mènent le plus sou­vent à des études focal­isées sur un champ plus étroit. À la pluridis­ci­pli­nar­ité des matières sci­en­tifiques fait écho, dans le cur­sus d’un étu­di­ant de grande école, l’im­por­tance des matières non sci­en­tifiques : le champ des human­ités et sci­ences sociales représente en moyenne 30% de la for­ma­tion d’un ingénieur en France.

Si le con­tenu de ces dis­ci­plines varie selon les écoles, la place don­née à l’é­conomie, l’his­toire, la géopoli­tique, la soci­olo­gie ou la philoso­phie dis­tingue les écoles d’ingénieurs français­es, per­me­t­tant à l’ingénieur diplômé d’in­scrire, plus aisé­ment que ses homo­logues étrangers, ses con­struc­tions tech­niques et sci­en­tifiques dans le champ des ques­tions socié­tales liées à son métier.

Objets complexes

Respon­s­abil­ités
À méditer, cette remar­que du patron, fran­cophile et fran­coph­o­ne, d’un grand cab­i­net d’ingénierie japon­ais, employeur de cinq cents ingénieurs : “Expliquez-moi pourquoi je peux don­ner à un ingénieur qui sort de l’É­cole cen­trale la même respon­s­abil­ité que celle que je con­fie à un ingénieur japon­ais de même niveau après cinq ans de mai­son.” La cul­ture con­fucéenne de respect des aînés explique sans doute une bonne part de cette obser­va­tion ; mais nos ingénieurs ont aus­si été entraînés à trou­ver des solu­tions réelles à des ques­tions complexes.

La troisième spé­ci­ficité des ingénieurs français est le fruit des tra­di­tion­nels allers et retours entre école et stages. Les années d’é­tudes appor­tent un socle de con­nais­sances rapi­de­ment mis­es à l’épreuve de stages où le jeune décou­vre que le monde réel a sa dynamique propre.

Tenu de ren­dre compte de son expéri­ence à son retour, invité à ter­min­er son cur­sus par un mémoire de fin d’é­tudes où il con­vo­quera tous ses savoirs utiles dans une démarche de réso­lu­tion d’un prob­lème bien réel, l’é­tu­di­ant se famil­iarise, à un âge pré­coce, avec la réal­ité d’ob­jets con­crets tou­jours complexes.

La démarche con­nais­sance-réal­ité-appro­pri­a­tion- propo­si­tion de solu­tions, où ils vont chercher dans le champ des con­nais­sances ce qui peut être oppor­tun pour résoudre telle ou telle ques­tion, sans inhi­bi­tion quelle que soit la dis­ci­pline sci­en­tifique, donne à nos ingénieurs une apti­tude opéra­tionnelle élevée par rap­port à leur âge de diplôme.

Entre­pre­neuri­at
Leur capac­ité à résoudre des ques­tions com­plex­es est sans doute ce qui amène un nom­bre crois­sant de jeunes ingénieurs, passés ou non par une école de man­age­ment, à choisir de créer leur pro­pre entre­prise, ce qui cor­re­spond par nature à l’in­ven­tion et au développe­ment d’un objet com­plexe. De plus en plus d’é­coles ont con­stru­it des sys­tèmes inté­grés d’in­cu­ba­tion et de for­ma­tion à l’en­tre­pre­neuri­at, et les chiffres de créa­tion réelle vont crois­sant. Il y a là un véri­ta­ble mou­ve­ment pro­gres­sive­ment engagé depuis une quin­zaine d’années.

Ingénieur et docteur

Le reproche “les grandes écoles ne font pas de recherche” est obsolète. La recherche au sens large est dev­enue con­sti­tu­tive de l’ac­tiv­ité de nos insti­tu­tions depuis quinze à vingt ans. Le nom­bre de jeunes ingénieurs qui rédi­gent une thèse a large­ment aug­men­té depuis vingt ans, et l’on observe que leur pro­por­tion (7 %) est exacte­ment iden­tique à la moyenne nationale, toutes dis­ci­plines con­fon­dues, des diplômés de niveau mas­ter qui déci­dent d’aller jusqu’au doctorat.

Cette pro­por­tion est de 15 à 20% à Cen­trale et aux Mines ; de 27% à l’X, de 50 à 80% dans les ENS. Il est donc faux de pré­ten­dre que les grandes écoles détourn­eraient leurs étu­di­ants d’en­tre­pren­dre une thèse ou une car­rière de chercheur. Ces diplômés font un choix posi­tif, indépen­dant de toute pres­sion liée au marché de l’emploi compte tenu de la valeur de leur diplôme.

Le sys­tème des grandes écoles est en général bien com­pris et bien perçu à l’étranger

Il est intéres­sant de not­er que le spec­tre pluridis­ci­plinaire de leurs études sci­en­tifiques de pre­mier et sec­ond cycle per­met aux jeunes ingénieurs de choisir des champs dis­ci­plinaires plus var­iés que leurs condis­ci­ples des uni­ver­sités français­es ou étrangères au moment de l’in­scrip­tion en troisième cycle. Ils sont égale­ment capa­bles d’u­tilis­er un spec­tre d’outils ou de con­nais­sances rel­a­tive­ment plus large, quand la thèse est for­cé­ment le lieu d’une extrême polarisation.

S’il en résulte sou­vent quelque incon­fort en début de troisième cycle, car les jeunes ingénieurs sont plus igno­rants de la dis­ci­pline que leurs col­lègues déjà spé­cial­isés, ils y réus­sis­sent cepen­dant très bien grâce à la puis­sance de tra­vail acquise en class­es pré­para­toires et sont capa­bles d’ap­proches orig­i­nales grâce à l’ou­ver­ture de leur sec­ond cycle : les uni­ver­sités améri­caines l’ont bien com­pris, qui les accueil­lent à bras ouverts.

Attractivité internationale

Les Écoles nor­males supérieures
Les ENS font pleine­ment par­tie du paysage des grandes écoles français­es ; elles y ont un statut spé­ci­fique, à la fois par leur extrême sélec­tiv­ité et comme pépinière de futurs chercheurs et enseignants. Dès leur créa­tion, leur but était de fournir au pays un vivi­er de futurs pro­fesseurs du sec­ondaire et du supérieur. Leur puis­sance de recherche est con­nue de tous. Ces écoles démon­trent qu’en matière intel­lectuelle, ce n’est pas tant la taille qui compte, mais bien la qual­ité. La manière de “faire école” pour coach­er des jeunes excep­tion­nels dans des envi­ron­nements excep­tion­nels peut men­er à une haute efficacité.

Con­traire­ment à ce qui est sou­vent affir­mé en France, le sys­tème des grandes écoles est en général bien com­pris et bien perçu à l’é­tranger. En Inde, en Chine, à Sin­gapour se pré­par­ent des ingénieurs de grande qual­ité, dans des uni­ver­sités où les gou­verne­ments investis­sent mas­sive­ment. Ces for­ma­tions sont élaborées sur la base d’une sélec­tion très rigoureuse, dans des pays où la sci­ence dis­pose d’une forte aura.

Ces pays nous con­sul­tent sou­vent sur le pro­fil d’ingénieur des grandes écoles. Ils ont iden­ti­fié la dimen­sion de créa­tiv­ité et d’opéra­tionnal­ité qui car­ac­térise ce pro­fil, la péd­a­gogie par l’al­ter­nance entre l’u­ni­ver­sité et l’en­tre­prise étant sou­vent incon­nue chez eux.

Là où le besoin d’a­gir de manière con­crète est con­sid­érable pour répon­dre aux besoins de vastes pop­u­la­tions, ces pro­fils d’ingénieurs sont très demandés. Il n’est pas rare de voir ces nations frap­per à nos portes soit pour nous envoy­er des étu­di­ants, soit pour nous deman­der de déploy­er chez elles nos mod­èles pédagogiques.

Des risques et des limites

Si la for­ma­tion des ingénieurs français dans les grandes écoles jouit de nom­breux atouts, il ne faut cepen­dant pas se cacher ses fragilités.

Les sci­ences peu­vent et doivent rester un espace de pro­mo­tion pour tous

Pre­mière lim­ite du mod­èle, l’hétérogénéité du rap­port à la recherche et à l’in­no­va­tion de nos ingénieurs en fonc­tion des écoles dont ils sor­tent. Cer­tains, placés très vite devant des prob­lèmes con­crets dans lesquels ils excel­lent, cul­tiveraient presque une pos­ture anti-intel­lectuelle, de l’or­dre du ” à quoi cela sert, la recherche fon­da­men­tale ? “. Ce sont sou­vent de grands acteurs de l’in­no­va­tion con­tin­ue dans les PME-PMI. D’autres, très spécu­lat­ifs, se sont assez pas­sion­nés pour le monde des idées pour que, pen­dant leurs études, ils ne se soient à peu près jamais trou­vés devant une démarche con­crète d’in­no­va­tion à réalis­er ; une bonne pro­por­tion d’en­tre eux inté­gr­era des indus­tries de ser­vice ou des admin­is­tra­tions publiques, insuf­flant dans ces lieux la rigueur et la cul­ture sci­en­tifique qui nous sont enviées.

Mais il y a un risque à ne pas faire vivre à tous nos ingénieurs la dual­ité entre la beauté de la décou­verte gra­tu­ite d’une part, et l’am­bi­tion d’être acteurs de trans­for­ma­tions con­crètes d’autre part. Pour inven­ter une manière per­son­nelle d’ar­tic­uler entre elles ces démarch­es dis­tinctes, il con­vient d’être ini­tié aux deux approches.

La for­ma­tion des formateurs

L’at­trac­tiv­ité des métiers de pro­fesseur sci­en­tifique du sec­ondaire a forte­ment bais­sé, lim­i­tant d’au­tant les chances que de bons étu­di­ants sci­en­tifiques s’en­ga­gent dans cette voie. Sig­ni­fica­tive­ment, en un an (2009 à 2010), une pro­mo­tion de l’ENS Ulm est passée de 38 étu­di­ants en math­é­ma­tiques sur 39 pas­sant l’a­gré­ga­tion de math­é­ma­tiques à 38 étu­di­ants sur 39 ne la pas­sant pas, pri­vant ain­si les class­es du sec­ondaire et les class­es pré­para­toires d’un vivi­er pré­cieux. Pour­tant, ces enseignants sont ceux qui pour­raient don­ner aux lycéens l’en­vie de pour­suiv­re des études scientifiques.

La France fâchée avec les sciences ?

Cer­tains pays aiment à penser que sci­ences et tech­niques con­tribueront à amélior­er leur niveau de vie, à faire sor­tir de la pau­vreté des pans entiers de leur pop­u­la­tion. À l’in­verse, dans un pays con­nu pour son pes­simisme, riche et à faible crois­sance, où la préoc­cu­pa­tion de l’en­vi­ron­nement devient légitime­ment élevée, le risque d’un rap­port irra­tionnel à des sci­ences perçues comme dan­gereuses est réel et sérieux.

Depuis Descartes, depuis le Siè­cle des lumières, sci­en­tifiques et ingénieurs ont con­tribué à forg­er en France une approche des prob­lèmes fondée sur la rai­son et l’analyse des faits. Or nous vivons aujour­d’hui dans une société d’hy­per­con­som­ma­tion où la sat­is­fac­tion d’un besoin immé­di­at sug­gérée par une com­mu­ni­ca­tion sur­puis­sante sert d’an­thro­polo­gie à nom­bre d’électeurs.

Autre risque, la dégra­da­tion du statut des sci­ences au long des réformes suc­ces­sives du lycée. Dans le cadre de la dernière en cours, les pro­grammes de sci­ences dimin­u­ent de manière sen­si­ble en vol­ume ; l’au­tonomie don­née aux lycées, qui est une bonne chose, pour­rait amen­er des étab­lisse­ments réputés à dop­er leurs étu­di­ants en sci­ences, tan­dis que d’autres s’oc­cu­peraient surtout des élèves en dif­fi­culté. La Con­férence des grandes écoles milite pour que, dans tous les lycées, des par­cours exigeants soient pro­posés aux élèves doués, afin que ceux-ci soient nour­ris à pro­por­tion de leur appétit intellectuel.

Conditionnements sociaux

Un troisième risque con­cerne tant les for­ma­tions d’ingénieurs des grandes écoles que les sci­en­tifiques uni­ver­si­taires : il s’ag­it des con­di­tion­nements soci­aux. Des chiffres récents de la Direc­tion de la prospec­tive et de l’é­val­u­a­tion (DPED) mon­trent que les caté­gories socio­pro­fes­sion­nelles représen­tées dans les class­es pré­para­toires et dans les fil­ières sci­en­tifiques des uni­ver­sités sont stricte­ment les mêmes : 49,6 % et 49,8 % respec­tive­ment de ces étu­di­ants sont des enfants de cadres supérieurs et de pro­fes­sions libérales. Cela sig­ni­fie qu’au­jour­d’hui des fil­ières qui con­duisent de manière sûre à l’emploi sont perçues comme assez dif­fi­ciles pour que seuls des ” ini­tiés ” se sen­tent capa­bles d’y ten­ter leur chance. Or les sci­ences peu­vent et doivent rester un espace de pro­mo­tion pour tous.

Et si les prochaines décen­nies deve­naient, par néces­sité, celles d’une approche rationnelle de prob­lèmes se situ­ant par­mi les plus com­plex­es que l’hu­man­ité ait eu à traiter ? En par­ti­c­uli­er le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ? Et si nous étions capa­bles de réen­chanter sci­ences et tech­niques, à cause des défis posés par neuf mil­liards d’êtres humains ? Et si nous deve­nions plus… ingénieux ?

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