Différences de fécondité et politiques familiales

Dossier : Démographie, un monde de disparitésMagazine N°685 Mai 2013
Par Olivier THÉVENON

Les évo­lu­tions démo­graphiques de ces dernières décen­nies se car­ac­térisent par cer­taines ten­dances générales, agré­men­tées de grandes dif­férences d’un pays à l’autre. C’est ain­si que, depuis le max­i­mum de 1964, la fécon­dité a con­sid­érable­ment bais­sé dans presque tous les pays dévelop­pés, jusqu’à pass­er large­ment en dessous du niveau de rem­place­ment. Depuis quelques années, on voit s’amorcer de légères remon­tées dans la plu­part des pays dévelop­pés, le min­i­mum se situ­ant le plus sou­vent vers l’année 2005.

REPÈRES
En 2006, près de la moitié des pays dévelop­pés ont eu moins de 1,5 enfant par femme, dont l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Pologne et la Roumanie. D’autres approchaient 1,8 ou 1,9 enfant par femme, dont la Grande-Bre­tagne, la France et la Scan­di­navie. Sur une longue péri­ode, les indices de fécon­dité vont de la Corée du Sud (3 enfants par femme en 1970 ; 1,5 en 1995 et 1,1 en 2006) à l’Islande et la Turquie, qui comptent encore 2 enfants par femme en 2006. La Suède, au niveau de 1,6 de 1978 à 1986, est remon­tée jusqu’à 2,2 en 1992, grâce à de nom­breuses mesures facil­i­tant la car­rière des femmes (crèch­es, con­gés plus longs de mater­nité, etc.). L’entrée dans l’Union européenne a vu son indice retomber à 1,5 en 1999, avant de remon­ter lente­ment à 1,8 en 2006, accom­pa­g­nant en cela le mou­ve­ment général des pays dévelop­pés. Les États-Unis se main­ti­en­nent au voisi­nage de 2 depuis plusieurs décennies.

L’âge moyen de la mère augmente

L’âge moyen de la mère à la pre­mière nais­sance aug­mente de plusieurs années sur la péri­ode 1970–2005.

En France, l’âge moyen de la mère à la pre­mière nais­sance est de 28 ans et demi

En France, l’augmentation est de qua­tre ans pour 1970–1995, et à peu près nulle par la suite. Les pays con­ti­nen­taux de l’Europe occi­den­tale con­nais­sent des évo­lu­tions ana­logues, tan­dis que la Grande-Bre­tagne et les pays de l’Europe de l’Est atten­dent 1995 pour rat­trap­er les autres. Les États-Unis, avec une aug­men­ta­tion de trois ans sur la péri­ode con­sid­érée, se situent dans une bonne moyenne. En 2005, l’âge moyen à la pre­mière nais­sance est de 25 ou 26 ans pour l’Islande et les pays de l’Europe de l’Est, tan­dis qu’il s’étage de 27 à 30 ans pour les autres pays de l’Union européenne (28,5 en France). Il est de 25 ans pour les États-Unis et de 21 ans pour un pays en développe­ment comme le Mexique.

Des femmes sans enfant

Les dif­férences dans la taille des familles sont liées au nom­bre moyen d’enfants par femme, mais aus­si à la pro­por­tion de femmes n’ayant aucun enfant. Cette pro­por­tion, mesurée chez les femmes de cinquante ans, est très vari­able d’un pays à l’autre. Les extrêmes européens sont d’un côté l’Allemagne et l’Angleterre (22 %) et de l’autre les petits pays d’Europe de l’Est (4% à 8%). En posi­tion moyenne, on trou­ve la Suède, la Pologne, la France (13 % à 15 %).

Concilier vie professionnelle et vie familiale

La logique voudrait que les pays où la pro­por­tion de femmes ayant une activ­ité pro­fes­sion­nelle est élevée soient aus­si ceux où le nom­bre d’enfants par femme est le plus bas.

40% d’enfants hors mariage
La pro­por­tion des enfants nés hors mariage est très iné­gale (5% en Grèce, 16% en Suisse, 58% en Estonie, 65 % en Islande). Elle n’a pas cessé d’augmenter dans toute l’Europe depuis 1970, pas­sant en France de 7% à 52%. Pour l’ensemble des pays de l’actuelle Union européenne, cette pro­por­tion a plus que quadru­plé en trente-cinq ans et tourne autour de 40%. Même si de nom­breux par­ents se mari­ent après la nais­sance de leur enfant, cette trans­for­ma­tion est un véri­ta­ble change­ment de civilisation.

En 1980, on con­statait effec­tive­ment que, par­mi les pays d’Europe, le cœf­fi­cient de cor­réla­tion entre ces deux quan­tités était négatif. Vingt-cinq ans plus tard, les indices de fécon­dité ont net­te­ment bais­sé, et les taux d’emploi féminin ont pro­gressé de 10 % à 20 % selon les pays, mais le cœf­fi­cient de cor­réla­tion entre ces deux quan­tités est désor­mais posi­tif (+ 0,34).

Cela témoigne sans doute d’une meilleure aide à la mater­nité et à la con­cil­i­a­tion entre vie pro­fes­sion­nelle et vie familiale.

Un désir d’enfant inassouvi

Alors qu’il y cinquante ou cent ans de nom­breux cou­ples se sen­taient écrasés par une fécon­dité exces­sive, les moyens de con­tra­cep­tion et d’avortement mod­ernes ont ren­ver­sé la sit­u­a­tion. Il n’y a plus guère d’enfants non désirés, mais il y a tou­jours autant de dif­fi­cultés, biologiques et finan­cières, à avoir des enfants. Le nom­bre des enfants de la famille idéale, telle qu’elle est vue dans les esprits, dépasse celui de la famille réelle.

Dans tous les pays d’Europe, les sondages mon­trent une dif­férence moyenne de 0,5 à 0,8 enfant par femme. Il y a un désir d’enfant inas­sou­vi qui doit être pris en compte dans la poli­tique familiale.

À la recherche de politiques efficaces

Quels sont les buts des poli­tiques familiales ?

Vain­cre les barrières
D’autres ques­tions se posent. Faut-il aider les « avances de cal­en­dri­er » dans la mise au monde des enfants, ou bien se préoc­cu­per surtout du nom­bre total d’enfants obtenus ? Est-il essen­tiel de met­tre en place une poli­tique san­i­taire aidant à vain­cre les bar­rières biologiques qui ren­dent tant de cou­ples stériles ? Étant don­né les car­ac­téris­tiques sociales de tel ou tel pays, est-il impor­tant d’y faciliter la con­cil­i­a­tion entre vie pro­fes­sion­nelle et vie familiale ?

La com­pen­sa­tion du coût économique de l’enfant, l’éradication de la pau­vreté (surtout par­mi les enfants) et la réduc­tion des iné­gal­ités de revenus, l’éducation et la social­i­sa­tion des enfants, le développe­ment de la par­tic­i­pa­tion des femmes au marché du tra­vail, une meilleure égal­ité des sex­es à l’égard des oblig­a­tions de garde d’enfants et de tra­vail ménag­er, l’augmentation de la natal­ité, quand celle-ci est jugée insuffisante.

Ces objec­tifs ne sont pas tou­jours explicite­ment exprimés par les hommes poli­tiques qui les met­tent en œuvre. Ils ne sont pas indépen­dants les uns des autres et peu­vent entr­er en con­flit, ce qui impose des pri­or­ités. Les con­traintes finan­cières con­duisent par­fois à des partages difficiles.

D’où les trois grandes ques­tions suiv­antes. Dans quelle mesure les dif­férents objec­tifs sont-ils com­pat­i­bles ? Pourquoi y a‑t-il tant de vari­a­tions d’un pays à l’autre ? Quelles sont les poli­tiques les plus effi­caces et les moins coû­teuses pour aider les familles chargées d’enfants et accroître la fécondité ?

Le Danemark en tête

Il y a tou­jours autant de dif­fi­cultés, biologiques et finan­cières, à avoir des enfants

On peut établir des com­para­isons inter­na­tionales sur les six critères suiv­ants : taux de fécon­dité ; taux d’emploi des femmes (de 18 à 64 ans); taux d’emploi des par­ents isolés ; taux d’accueil dans les ser­vices de garde des enfants de moins de trois ans ; pau­vreté infan­tile ; écarts de salaires entre les hommes et les femmes.

Pour ces six critères, le Dane­mark et l’Islande sont large­ment au-dessus de la moyenne, la France est bien placée et l’Allemagne est en queue de pelo­ton, sauf pour le taux d’emploi féminin.

Pour ten­ter d’expliquer ces dif­férences, on s’appuie sur la var­iété des poli­tiques menées : dif­férences dans les objec­tifs et les pri­or­ités cor­re­spon­dantes, dif­férences dans les méth­odes (des allo­ca­tions ou bien des amé­nage­ments fis­caux comme le quo­tient famil­ial), dif­férences dans les durées et les con­di­tions des con­gés mater­nels ou parentaux, dif­férences dans l’universalité ou au con­traire la spé­ci­ficité des aides.

Allocations, fiscalité et services

Sous ses trois formes prin­ci­pales, allo­ca­tions, amé­nage­ments fis­caux et ser­vices, l’importance de la poli­tique famil­iale varie beau­coup d’un pays à l’autre. En pour­cent­age du PNB elle dépasse 3,5 % en France, en Grande- Bre­tagne, au Lux­em­bourg, mais n’est que de 1,3% en Espagne, au Japon ou aux États-Unis.

On observe aus­si de grandes dif­férences dans l’étalement des aides dans le temps (c’est-à-dire selon l’âge des enfants). Les exem­ples extrêmes sont le Dane­mark (aides essen­tielle­ment pour les moins de 7 ans) et les États- Unis (aides très con­stantes jusque vers 16- 17 ans).

Les con­di­tions de ressources
La mul­ti­pli­ca­tion des « con­di­tions de ressources » trans­forme la poli­tique famil­iale en poli­tique sociale. À la philoso­phie selon laque­lle les enfants sont des investisse­ments pour l’avenir de la société, y com­pris les enfants des class­es aisées, se sub­stitue celle d’éradiquer la grande pau­vreté, surtout celle due à des charges famil­iales trop lourdes.
De nom­breux pays, Suède, Fin­lande, Bel­gique, Pays-Bas, Lux­em­bourg, ignorent les con­di­tions de ressources et ont néan­moins une démo­gra­phie plus solide que la moyenne européenne
Paroles d’experts
Blanchet et Ekert-Jaf­fé ont estimé en 1994 que les dif­férences des poli­tiques famil­iales de la France et du Roy­aume-Uni entraî­naient une dif­férence de 0,17 enfant par femme en faveur de la France.
Gau­thi­er et Hatz­ius (1997) pensent qu’une aug­men­ta­tion de 25% des allo­ca­tions famil­iales entraîn­erait une aug­men­ta­tion de l’indice de fécon­dité de 0,07 env­i­ron, soit 30 000 enfants par an pour un pays comme la France. Les études de D’Addio et Mira d’Ercole (2005) con­duisent à des résul­tats sim­i­laires. Celles de Landais, Boc­cuz­zo et Dra­go don­nent des résul­tats plus faibles. Celles de Chen (2007), Laroque et Salanié (2008), Keng et Sheu (2009) don­nent des résul­tats net­te­ment plus élevés.

Dans ces con­di­tions, il est évidem­ment très dif­fi­cile de mesur­er l’impact de telle ou telle mesure, aide, allo­ca­tion, con­gé parental, ser­vice de crèch­es, sys­tème fis­cal. On estime que les trans­ferts moné­taires, tels que les allo­ca­tions, ont un impact posi­tif mais assez faible. Ils ne com­pensent que faible­ment le coût d’un enfant. Il en serait de même des con­gés parentaux. En revanche, les aides à la con­cil­i­a­tion entre vie famil­iale et vie pro­fes­sion­nelle (crèch­es, aides ménagères, etc.) ont une meilleure efficacité.

Des progrès qualitatifs

La poli­tique famil­iale varie beau­coup d’un pays à l’autre

Il n’y a pas que l’effet démo­graphique à con­sid­ér­er, il faut aus­si appréci­er les pro­grès qual­i­tat­ifs apportés aux enfants (édu­ca­tion, hygiène, meilleurs soins, meilleure san­té, instruc­tion, etc.) et l’importance des pos­si­bil­ités sup­plé­men­taires offertes aux femmes avec une meilleure égal­ité entre les sexes.

Par­mi ces pos­si­bil­ités, le tra­vail à temps par­tiel joue un rôle impor­tant, mais il est peu employé dans les pays scan­di­naves. L’important n’est pas tel ou tel élé­ment, mais la cohérence et surtout la con­ti­nu­ité de l’ensemble des mesures mis­es en œuvre.

Quelques ques­tions

Quand le ren­verse­ment de sit­u­a­tion entre fécon­dité exces­sive et con­tra­cep­tion s’est-il produit ?
Pour l’Europe, vers 1975–1980.

Les cou­ples ont des enfants pour des raisons essen­tielle­ment psy­chologiques – nous sommes des êtres vivants et mor­tels – et rarement pour des raisons économiques. Com­ment les mesures économiques et sociales peu­vent avoir tant d’effet ?
La rai­son prin­ci­pale de cette effi­cac­ité est bien sûr psy­chologique. C’est la dif­férence entre le nom­bre d’enfants souhaité et celui effec­tive­ment obtenu. De très nom­breux cou­ples sont prêts à faire de grands efforts dans cette direc­tion et si on les aide un tant soit peu. Cette aide pos­sède une effi­cac­ité psy­chologique sans com­mune mesure avec son effi­cac­ité économique et sociale.

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