À Oberhausen, en Allemagne, l’électrolyseur Trailblazer d’Air Liquide de 20 MW.

Développement industriel de l’hydrogène et passage à l’échelle

Dossier : HydrogèneMagazine N°795 Mai 2024
Par Guillaume De SMEDT (95)

L’hydrogène bas car­bone ou renou­ve­lable est un levier essen­tiel pour réduire les émis­sions de gaz à effet serre, en par­ti­cu­lier dans les sec­teurs les plus dif­fi­ciles à décar­bo­ner. Les approches indus­trielles doivent s’appuyer sur les savoir-faire de l’industrie, sans laquelle la tran­si­tion éner­gé­tique ne se fera pas. Tout en étant ambi­tieuses, elles impliquent de prendre en compte l’urgence cli­ma­tique, le défi de la mise en place des nou­velles chaînes de valeur, la dis­po­ni­bi­li­té d’électricité renou­ve­lable ou décar­bo­née et la néces­si­té d’une allo­ca­tion effi­cace des capi­taux, en tenant compte des situa­tions indus­trielles et éner­gé­tiques locales.

L’hydrogène est pro­duit, dis­tri­bué et uti­li­sé dans des appli­ca­tions in­dus­trielles et spa­tiales depuis plus de soixante ans. En 2017 le Conseil de l’hydro­gène pré­sen­tait lors de la COP23 son rap­port sur le pas­sage à l’échelle de l’hydrogène décar­bo­né : à l’époque, 13 entre­prises pré­cur­seures anti­cipent que, au-delà des appli­ca­tions clas­siques, l’hydrogène, au car­re­four de nom­breuses formes d’énergie, serait inévi­table pour per­mettre la tran­si­tion éner­gé­tique.

Si cette affir­ma­tion paraît aujourd’hui évi­dente, l’étude Sca­ling Up (Hydro­gen Coun­cil, Sca­ling Up, 2017, dis­po­nible sur le site du Hydro­gen Coun­cil https://hydrogencouncil.com/) est à l’époque la pre­mière étude sys­té­mique à s’intéresser au rôle de l’H2 comme vec­teur clé pour la tran­si­tion éner­gé­tique, à tra­vers une ana­lyse spé­ci­fique des dif­fé­rents secteurs.

Depuis lors, de nom­breuses études ont affi­né cette vision et confir­mé le rôle de l’hydrogène. Ain­si, l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie pro­jette dans son scé­na­rio Net Zero 430 MtH2 à l’horizon 2050, en par­ti­cu­lier – plus de 75 % – dans l’industrie et la mobi­li­té lourde (sous forme d’hydrogène ou d’ammoniac), contre 94 MtH2 aujourd’hui.

Un tournant majeur

2017 marque ain­si un tour­nant majeur. Deux ans plus tôt, la COP21 s’est ache­vée sur la signa­ture de l’Accord de Paris, qui consti­tue un chan­ge­ment de para­digme sur la décar­bo­na­tion des éco­no­mies : l’objectif de limi­ter l’augmentation de la tem­pé­ra­ture à 1,5 °C au-des­sus des niveaux pré­in­dus­triels implique, en creux, que les stra­té­gies de décar­bo­na­tion envi­sa­gées jusqu’alors doivent être revues. En sim­pli­fiant, on peut dire que, avant l’Accord de Paris, on pou­vait ima­gi­ner décar­bo­ner le sec­teur élec­trique, amé­lio­rer mas­si­ve­ment l’efficacité éner­gé­tique, déve­lop­per les véhi­cules élec­triques à bat­te­rie pour le trans­port léger et les bio­car­bu­rants pour une par­tie du trans­port lourd.

Pour atteindre les objec­tifs de l’Accord de Paris, il ne s’agit désor­mais plus d’optimiser for­te­ment le busi­ness as usual, mais de véri­ta­ble­ment trans­for­mer en pro­fon­deur des pans entiers des sec­teurs éner­gé­tiques et indus­triels, et décar­bo­ner com­plè­te­ment des seg­ments comme l’industrie lourde, l’aviation, le trans­port mari­time ou le fret rou­tier longue dis­tance, ce que ne per­met pas l’électrification.

Implications pour un acteur comme Air Liquide

Air Liquide, étant don­né sa posi­tion de pro­duc­teur his­to­rique de gaz indus­triels, fait levier sur l’hydrogène depuis soixante ans, à la fois pour décar­bo­ner ses propres opé­ra­tions et comme solu­tion pour aider ses clients à réduire mas­si­ve­ment leur empreinte car­bone. En outre, les actifs inves­tis ayant une forte inten­si­té capi­ta­lis­tique et des durées de vie longue, chaque inves­tis­se­ment fait l’objet d’études appro­fon­dies sur sa valeur de long terme – ce qui amène à com­prendre les béné­fices rela­tifs des dif­fé­rentes options de décar­bo­na­tion et le position­nement du pas­sage à l’hydrogène contre les autres tech­no­lo­gies comme l’électrification directe, qui est bien sou­vent impos­sible dans cer­tains secteurs.

L’hydrogène est envi­sa­gé lorsqu’il est la solu­tion la plus per­ti­nente. L’hydrogène – 94 mil­lions de tonnes en 2021 – est prin­ci­pa­le­ment pro­duit par vapo­re­for­mage de gaz natu­rel (62 %), par gazéi­fi­ca­tion de char­bon en Chine (19 %) ou comme un sous-pro­duit de la pétro­chi­mie (18 %). Ses appli­ca­tions prin­ci­pales sont indus­trielles : envi­ron 42 % des volumes sont uti­li­sés pour la désul­fu­ra­tion des car­bu­rants afin d’éviter les émis­sions de SOx par les véhi­cules, 36 % pour la pro­duc­tion d’ammoniac et 16 % pour la syn­thèse du métha­nol, le reste ser­vant à d’autres appli­ca­tions indus­trielles dans les sec­teurs de l’acier, du verre, de l’électronique et de la chi­mie de spécialité.

La stra­té­gie cli­mat d’Air Liquide repose sur l’objectif d’atteindre la neu­tra­li­té car­bone en 2050, en pas­sant par la réduc­tion mas­sive des émis­sions liées aux opé­ra­tions (« Scope 1 » et « Scope 2 »), avec un objec­tif inter­mé­diaire de réduc­tion de 33 % par rap­port à 2020. Ce plan inclut évi­dem­ment la réduc­tion mas­sive des émis­sions de CO2 liées à la pro­duc­tion d’hydrogène, ce qui va de pair avec le déve­lop­pe­ment de nou­velles sources pour les nou­velles appli­ca­tions, qui se doivent d’être bas car­bone ou renou­ve­lables, afin de plei­ne­ment réa­li­ser le poten­tiel de décarbonation.

Déploiement de projets hydrogène à grande échelle

Les leviers de réduction d’émissions

Les dif­fé­rents leviers de réduc­tion des émis­sions de la pro­duc­tion d’hydrogène sont connus : déploie­ment d’électrolyseurs ali­men­tés en élec­tri­ci­té bas car­bone ou renou­ve­lable, uti­li­sa­tion du bio­mé­thane ou cap­tage du CO2. Ces leviers sont mis en œuvre dans une logique indus­trielle clas­sique. Une ana­lyse est menée sur les actifs à décar­bo­ner : quelle tech­no­lo­gie ? Quelle loca­li­sa­tion ? Quelles sont les contraintes liées aux besoins des clients ser­vis (en par­ti­cu­lier en matière de pure­té et de sécu­ri­té d’approvisionnement, para­mètres trop sou­vent omis dans les réflexions sur le dévelop­pement des nou­velles infra­struc­tures de pro­duc­tion propre) ? Quelle dis­po­ni­bi­li­té des intrants clés – en par­ti­cu­lier l’électricité décar­bo­née pour l’électrolyse ou des sites de sto­ckage pour le sto­ckage de CO2 ? Et bien évi­dem­ment, quels coûts asso­ciés à la décarbonation ?

“Faire preuve tant de pragmatisme que d’une vision systémique.”

En regard des inves­tis­se­ments à consen­tir pour la tran­si­tion éner­gé­tique, il semble per­ti­nent de faire preuve tant de prag­ma­tisme que d’une vision sys­té­mique, afin d’éviter les coûts échoués, le déclas­se­ment anti­ci­pé d’installations décar­bo­nables de manière compétitive.

Les besoins du client

Dans l’industrie, pour les usages exis­tants comme la désul­fu­ra­tion des car­bu­rants ou la pro­duc­tion d’ammoniac, la stra­té­gie consiste donc à décar­bo­ner les uni­tés exis­tantes, soit en les équi­pant de cap­tage de CO2, soit en pas­sant à du bio­gaz, en par­ti­cu­lier sur les uni­tés pro­dui­sant éga­le­ment du monoxyde de car­bone, afin d’accompagner le sec­teur de la chi­mie dans sa tran­si­tion vers une uti­li­sa­tion accrue des matières pre­mières bio­sour­cées, ou en les cou­plant avec des élec­tro­ly­seurs, dont la pro­duc­tion res­te­ra inter­mit­tente tant que les mar­chés élec­triques ne sau­ront pas livrer aux clients des pro­fils renou­ve­lables « en base ».

Les nou­veaux usages sont mul­tiples : l’hydrogène peut être une source de cha­leur très haute tem­pé­ra­ture comme dans les fours à verre ou bien l’agent réduc­teur du mine­rai de fer pour l’acier. C’est aus­si une molé­cule néces­saire pour la pro­duc­tion de pro­duits chi­miques sur base de CO2 recy­clé ou de car­bu­rants de syn­thèse. Pour les socié­tés four­nis­sant l’hydrogène bas car­bone ou renou­ve­lable, cela implique la capa­ci­té à le pro­duire et le livrer en toute sécu­ri­té, avec la pure­té et la fia­bi­li­té requises, de la même manière que pour les appli­ca­tions exis­tantes, et donc à maî­tri­ser les dif­fé­rentes briques tech­no­lo­giques et à tra­vailler en par­te­na­riat avec les socié­tés consom­ma­trices, afin de bien com­prendre le pro­cé­dé où l’hydrogène est utilisé.

Des sauts technologiques

La maî­trise des tech­no­lo­gies passe par le sui­vi de feuilles de route tech­no­lo­giques claires, s’étalant sur plu­sieurs années afin d’acquérir les connais­sances scien­ti­fiques et tech­niques néces­saires et de bien com­prendre l’économie des dif­fé­rentes voies pos­sibles, tou­jours dans une logique d’une uti­li­sa­tion opti­male des inves­tis­se­ments liés à la décar­bo­na­tion de l’économie.

À titre d’exemple, Air Liquide opère depuis plu­sieurs décen­nies de nom­breux petits élec­tro­ly­seurs, pour des usages indus­triels. En 2020 était mis en ser­vice un élec­tro­ly­seur de 20 MW sur le site de Bécan­cour au Cana­da, soit une capa­ci­té mul­ti­pliée par 10. Fonc­tion­nant sur de l’électricité renou­ve­lable, c’est alors le plus grand élec­tro­ly­seur PEM (Pro­ton Exchange Mem­brane) au monde. Nou­veau pas­sage à l’échelle, l’électrolyseur Normand’Hy sera le plus grand électro­lyseur PEM jamais construit. Situé dans la zone indus­trielle de Port-Jérôme en Nor­man­die, il inté­gre­ra des équi­pe­ments fabri­qués dans le cadre de la coen­tre­prise réunis­sant Air Liquide et Sie­mens Ener­gy et per­met­tant d’éviter jusqu’à 250 000 tonnes d’émissions de CO2 par an, et il ali­men­te­ra la raf­fi­ne­rie de Tota­lE­ner­gies ain­si que d’autres clients indus­triels, et la mobi­li­té lourde.


Lire aus­si : Inno­ver pour finan­cer l’économie de l’hydrogène


Le rôle des autorités publiques

Par ailleurs, la connais­sance des clients et l’adaptation à leurs pro­cé­dés et leurs enjeux cri­tiques, comme la sécu­ri­té de mise en œuvre, la fia­bi­li­té des opé­ra­tions, la conti­nui­té d’approvisionnement, sont des élé­ments majeurs pour déve­lop­per ces nou­velles appli­ca­tions de l’hydrogène. Lors du pas­sage à l’échelle indus­trielle, ces aspects doivent être, en plus des aspects pure­ment tech­no­lo­giques, éga­le­ment fine­ment ana­ly­sés et pris en compte. La connais­sance concrète du pas­sage à l’échelle ain­si que des contraintes indus­trielles réelles sont aus­si des élé­ments impor­tants dans le dia­logue avec les auto­ri­tés publiques, afin d’apporter des éclai­rages sur la mise en œuvre des plans d’action.

Les défis

Le déve­lop­pe­ment de l’hydrogène pour la décar­bo­na­tion de l’industrie fait face à dif­fé­rents défis, dont aucun n’est insur­mon­table, mais il néces­site une action coor­don­née de plu­sieurs acteurs éco­no­miques, en par­ti­cu­lier : du côté de l’industrie, à la fois le déve­lop­pe­ment de l’infrastructure de pro­duc­tion et de livrai­son en toute sécu­ri­té aux uti­li­sa­teurs, et l’adaptation par les uti­li­sa­teurs comme les sidé­rur­gistes ou les chi­mistes de leur outil de pro­duc­tion ; du côté des pou­voirs publics, la défi­ni­tion de cadres régle­men­taires per­met­tant d’une part la créa­tion de mar­chés pour les pro­duits comme l’acier, le ciment ou le verre bas car­bone per­met­tant à la pro­duc­tion y com­pris d’hydrogène de trou­ver son éco­no­mie et, d’autre part, dans une période tran­si­toire, d’accompagner le déve­lop­pe­ment et le pas­sage à l’échelle pour les pre­mières unités.

Et enfin, du côté du sec­teur éner­gé­tique, le déve­lop­pe­ment des res­sources d’électricité renou­ve­lable ou décar­bo­née et des sites de sto­ckage de CO2 qui sont néces­saires dans les scé­na­rios Net Zero.


Le site de Port-Jérôme, unité de production d’hydrogène par reformage de gaz naturel opérée par Air Liquide, équipée de technologie de captage du CO2.
Le site de Port-Jérôme, uni­té de pro­duc­tion d’hydrogène par refor­mage de gaz natu­rel opé­rée par Air Liquide, équi­pée de tech­no­lo­gie de cap­tage du CO2.

Décarboner la production d’hydrogène : l’électrolyse est-elle la seule voie ?

L’électrolyse de l’eau consiste à cas­ser la molé­cule d’eau en uti­li­sant de l’énergie élec­trique : on pro­duit ain­si de l’hydrogène (H2) et de l’oxygène (O2). La consom­ma­tion élec­trique est de l’ordre de 50 kWh d’électricité par kilo d’H2 pro­duit (et plu­tôt 55 kWh en inté­grant les consom­ma­tions auxi­liaires comme la puri­fi­ca­tion de l’eau), un peu moins si on élec­tro­lyse la vapeur – la consom­ma­tion éner­gé­tique totale à affec­ter à la pro­duc­tion d’hydrogène dépen­dant alors de la source de vapeur, en par­ti­cu­lier si elle est fatale ou non. Si assu­rer la tota­li­té de la pro­duc­tion d’hydrogène par des élec­tro­ly­seurs a un carac­tère attrayant, il convient de s’assurer de la fai­sa­bi­li­té. Cer­tains cri­tères sont à prendre en compte.

Pro­duits recher­chés : aujourd’hui, cer­taines uni­tés de pro­duc­tion d’H2 pro­duisent éga­le­ment du monoxyde de car­bone (CO) pour l’industrie chi­mique et ne sont pas sub­sti­tuables par des élec­tro­ly­seurs. Une option est alors de cap­tu­rer le CO2 (CCS) ou de refor­mer du bio­mé­thane. Ces options sont en cours d’étude, par exemple le cap­tage du CO2 sur le vapo­re­for­meur d’Air Liquide à Anvers, dans le cadre du pro­jet Kairos@C mené avec le chi­miste BASF, ou sur la bio­raf­fi­ne­rie de Total Ener­gies à Grandpuits.

Dis­po­ni­bi­li­té de l’électricité bas car­bone ou renou­ve­lable : aujourd’hui, un vapo­re­for­meur world scale va pro­duire un peu plus de 200 tonnes d’hydrogène par jour, ce qui, en sup­po­sant 50 kWh/kgH2, néces­site une puis­sance d’électrolyse de plus de 400 MW – et donc une capa­ci­té élec­trique au moins égale, voire 3 à 4 fois plus impor­tante dès lors que la source d’électricité est inter­mit­tente avec un faible fac­teur de charge, si l’on sup­pose que le consom­ma­teur d’hydrogène est peu inter­rup­tible et consomme en base, comme c’est le cas pour la plu­part des pro­cé­dés industriels.

« Le développement de l’hydrogène par électrolyse bénéficiera du développement préalable de l’hydrogène par reformage d’hydrocarbures avec captage du CO2. »

L’optimisation du sys­tème éner­gé­tique, s’appuyant sur le carac­tère sto­ckable en grande quan­ti­té de l’H2 dans des cavernes sou­ter­raines, per­met­tra d’améliorer un peu les choses, mais ne chan­ge­ra pas fon­da­men­ta­le­ment le besoin d’avoir pro­duit les élec­trons cor­res­pon­dants, à un moment ou un autre ! De ce point de vue, la France, avec son mix élec­trique déjà for­te­ment décar­bo­né, a un avan­tage impor­tant, comme le montre le déve­lop­pe­ment du pro­jet Normand’Hy déve­lop­pé par Air Liquide pour accom­pa­gner la décar­bo­na­tion du bas­sin indus­triel du Havre. 

On peut éga­le­ment en déduire que le déve­lop­pe­ment de l’hydrogène par élec­tro­lyse béné­fi­cie­ra du déve­lop­pe­ment préa­lable de l’hydrogène par refor­mage d’hydrocarbures avec cap­tage du CO2 – par exemple en équi­pant les vapo­re­for­meurs exis­tants – puisque cela per­met­tra d’absorber l’intermittence de la pro­duc­tion. En effet, via l’électrolyse l’intermittence de la pro­duc­tion renou­ve­lable ne dis­pa­raît pas : elle est sim­ple­ment « gérée » par le sys­tème éner­gé­tique en la trans­fé­rant vers un vec­teur – l’H2 – qui offre des sources de flexi­bi­li­té plus com­pé­ti­tives que le pur sys­tème électrique.


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