La mise en service de nouvelles générations d’appareils, comme l’Airbus A350, permet d’économiser entre 25 % et 30 % de carburant par rapport à la génération précédente.

Hydrogène et décarbonation du secteur aérien : les étapes de la transition

Dossier : HydrogèneMagazine N°795 Mai 2024
Par Amélie LUMMAUX

Depuis 2020 une page, qui peut paraître anec­do­tique, a été tour­née dans l’histoire de l’aviation. Le pre­mier avion élec­trique, le Velis Elec­tro du construc­teur slo­vène Pipis­trel, a été cer­ti­fié. L’avion bas car­bone est donc désor­mais une réa­li­té et la France est d’ores et déjà deve­nue le pre­mier mar­ché mon­dial des avions élec­triques (trente appa­reils en ser­vice, sur une cen­taine dans le monde). 

Le Velis Electro du constructeur slovène Pipistrel, premier avion électrique.
Le Velis Elec­tro du construc­teur slo­vène Pipis­trel, pre­mier avion électrique.

Cette étape n’est que la pre­mière marche d’une trans­for­ma­tion sys­té­mique. Si l’avion élec­trique semble avoir peu de poten­tiel de déve­lop­pe­ment au-delà des plus petits appa­reils (jusqu’à 20 places), des solu­tions tech­no­lo­giques arrivent à matu­ri­té ou sont en déve­lop­pe­ment pour l’ensemble des seg­ments de l’aviation : hydro­gène pour l’aviation régio­nale et les vols moyen-cour­riers, car­bu­rants d’aviation durable, bio­gé­niques ou syn­thé­tiques, pour tous les vols, notam­ment les long-cour­riers. L’advan­ced air mobi­li­ty apporte quant à elle une solu­tion pour rem­pla­cer, à terme, les héli­co­ptères. Le bou­le­ver­se­ment qui se pré­pare est d’ampleur et le consi­dé­rer sous un angle pure­ment tech­no­lo­gique est insuf­fi­sant. Le défi qui se pré­sente aux acteurs du trans­port aérien est avant tout éco­no­mique et infrastructurel.

La question du coût de l’énergie

La pre­mière ques­tion est évi­dente : l’incorporation d’énergies bas car­bone – dont le coût est signi­fi­ca­ti­ve­ment plus éle­vé que celui du kéro­sène – amè­ne­ra, pour l’aviation com­mer­ciale, une aug­men­ta­tion du prix du billet et donc un ralen­tis­se­ment de la crois­sance du tra­fic. Bien sûr, la pré­ser­va­tion de la marge des com­pa­gnies aériennes pour­rait per­mettre d’assurer que cette nou­velle équa­tion ne se fasse pas au détri­ment de l’investissement (notam­ment dans le renou­vel­le­ment des flottes), de l’emploi et de l’offre de connec­ti­vi­té. Mais c’est oublier que le sec­teur du trans­port aérien est à la fois très ouvert à la concur­rence inter­na­tio­nale et non délo­ca­li­sable. Une com­pa­gnie basée à Paris ne peut pas brus­que­ment réor­ga­ni­ser son réseau à par­tir d’un autre point nodal ailleurs dans le monde. Sa part de mar­ché dépend de l’attractivité de la des­ti­na­tion, du prix pro­po­sé du voyage et de l’offre de cor­res­pon­dance qu’elle propose.

Donc un billet plus cher

L’augmentation du prix final, pour réper­cu­ter au consom­ma­teur final l’intégralité du sur­coût éner­gé­tique, ne peut donc être éta­blie qu’au regard des stra­té­gies mises en place par les autres com­pa­gnies inter­na­tio­nales. Cela sup­pose, au mini­mum, qu’elles pré­voient un rythme à peu près simi­laire d’incorporation des nou­velles éner­gies. Mais il ne faut pas non plus négli­ger l’effet de prix dif­fé­rents de l’énergie bas car­bone dans dif­fé­rentes régions du globe. 

Là où le kéro­sène s’échange dans le monde entier à des tarifs glo­ba­le­ment simi­laires, l’hydrogène et les car­bu­rants d’aviation durable sont dépen­dants du prix de pro­duc­tion locale de l’électron vert, au moins tant que le mar­ché n’est pas deve­nu par­fai­te­ment liquide. Sauf à consi­dé­rer une très grande matu­ri­té et une pro­pen­sion à payer des consom­ma­teurs, les com­pa­gnies aériennes sont donc frei­nées dans leur capa­ci­té à réper­cu­ter l’impact du prix des éner­gies nou­velles sur les tarifs… ce qui, logi­que­ment, amène une posi­tion pru­dente sur le rythme de transition.

La question des infrastructures

Le second enjeu est celui des infra­struc­tures ou, plus lar­ge­ment, celui de l’amont de la chaîne. Il concerne la dis­po­ni­bi­li­té de ces éner­gies nou­velles et de leur four­ni­ture. Les besoins en éner­gie élec­trique décar­bo­née dédiée pour le trans­port aérien au départ de la France sont éva­lués, dans la feuille de route sec­to­rielle de décar­bo­na­tion ren­due publique en ver­tu de l’article 301 de la loi Cli­mat et Rési­lience, entre 57 et 110 TWh en 2050. 

Ce besoin doit se com­prendre dans un contexte de crois­sance des besoins en élec­tri­ci­té de toute l’économie, sup­po­sant des inves­tis­se­ments mas­sifs dans la pro­duc­tion d’électricité. RTE, dans son récent rap­port sur les futurs éner­gé­tiques, évoque ain­si un tri­ple­ment des inves­tis­se­ments à l’horizon 2035 par rap­port à la décen­nie 2010, pour cou­vrir les besoins de l’ensemble des sec­teurs sur le ter­ri­toire natio­nal. L’électricité pro­duite doit ensuite être trans­for­mée en hydro­gène et car­bu­rant d’aviation durable, et ache­mi­née jusqu’aux aéroports.

Un mélange de carburants possible

Ce maillon de la chaîne repré­sente un défi à part entière et ce alors que, aujourd’hui, les acteurs du trans­port aérien ne sont pas pro­duc­teurs d’énergie. Ils dépendent de choix d’investissement faits par d’autres, pour les­quels ils ne repré­sentent qu’un consom­ma­teur par­mi d’autres. À l’heure actuelle, le pano­ra­ma des pro­jets de pro­duc­tion de car­bu­rants d’aviation durable en Europe per­met d’espérer rem­plir le man­dat com­mu­nau­taire d’incorpo­ration de 6 % pour 2030, sans pou­voir aller au-delà, alors même qu’un taux d’emport de 10 % d’énergies bas car­bone dans les réser­voirs des aéro­nefs serait néces­saire pour s’aligner sur la tra­jec­toire de l’Accord de Paris au même horizon. 

L’adaptation des réseaux de dis­tri­bu­tion sur les aéro­ports eux-mêmes reste un pro­blème plus cir­cons­crit. Il est pos­sible de mélan­ger les car­bu­rants d’aviation durable au kéro­sène jusqu’à un taux de 50 % au mini­mum, sans inves­tis­se­ment dédié. Si l’hydrogène doit, pour la pro­pul­sion directe des aéro­nefs, être quant à lui liqué­fié et trans­por­té dans des cana­li­sa­tions sépa­rées, cela repré­sente encore une res­source secon­daire, dont la place exacte dans le mix éner­gé­tique pour l’aviation devra être confir­mée dans les pro­chaines années.

Une France bien placée

La réus­site de la feuille de route de tran­si­tion du trans­port aérien serait une excel­lente nou­velle. D’abord, par ce que le trans­port aérien offre en termes d’ouverture et de pos­si­bi­li­té de voyage, ce n’est sans doute pas la peine de s’appesantir là-des­sus. Mais aus­si parce que cela impose le déve­lop­pe­ment d’une nou­velle filière indus­trielle, contri­bu­trice à la sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique du pays. 

La France est d’ores et déjà un grand pays de l’aéronautique, le seul dans le monde (avec les États-Unis) à réunir tous les acteurs. On y trouve un construc­teur d’envergure mon­diale, Air­bus, ani­mant un éco­sys­tème de PME inno­vantes aux côtés de trois autres indus­triels majeurs, Safran, Das­sault et Thales ; des com­pa­gnies natio­nales dyna­miques, dont la pre­mière, Air France ; et des groupes aéro­por­tuaires de pre­mier rang, le Groupe ADP et Vinci. 

Demain, le suc­cès de cette filière ne peut s’envisager qu’à une échelle plus large, en inté­grant notam­ment les acteurs de l’énergie et en asseyant, avec eux, les condi­tions d’un nou­veau lea­der­ship mon­dial. Trois leviers prin­ci­paux sont à mobiliser.

Air France consacre près de 1 Md€ par an au renouvellement de sa flotte.
Air France consacre près de 1 Md€ par an au renou­vel­le­ment de sa flotte.

La nécessaire sobriété

D’abord la sobrié­té est la prin­ci­pale condi­tion de réus­site. Sobrié­té dans les usages, évi­dem­ment, et il est clair que l’usage de l’aérien doit être rai­son­né à l’aune d’une prise en compte, par chaque indi­vi­du, de son bilan car­bone per­son­nel. Mais sobrié­té aus­si dans l’usage des ressources. 

Des efforts majeurs sont réa­li­sés par les construc­teurs pour favo­ri­ser une plus grande effi­ca­ci­té éner­gé­tique des avions, per­met­tant la mise en ser­vice de nou­velles géné­ra­tions d’appareils éco­no­mi­sant entre 25 % et 30 % de car­bu­rant par rap­port à la géné­ra­tion pré­cé­dente (l’Airbus A350, à titre d’exemple, est 25 % plus effi­cient que les autres avions de sa catégorie). 

Les com­pa­gnies aériennes, quant à elles, conti­nuent de consen­tir des inves­tis­se­ments colos­saux pour renou­ve­ler leur flotte (Air France y consacre ain­si près de 1 Md€ par an). C’est bien la réduc­tion des achats de car­bu­rant qui reste – avec peut-être l’éducation des consom­ma­teurs – le pre­mier com­pro­mis pos­sible entre tran­si­tion éco­lo­gique et per­for­mance économique.

L’intervention des pouvoirs publics

Ensuite, une nou­velle forme de par­te­na­riat entre le public et le pri­vé doit être mise en place. Quand les indi­ca­teurs éco­no­miques poussent tout le monde au main­tien des éner­gies fos­siles (moins chères à pro­duire, au meilleur ren­de­ment, néces­si­tant moins d’investissement d’amorçage), le mar­ché ne suf­fit pas et la puis­sance publique doit prendre toute sa place. Certes cela peut pas­ser par des mesures de res­tric­tion et d’obligation. Mais, dans une éco­no­mie ouverte et expo­sée, cette manière de faire a ses limites, sauf à ris­quer des stra­té­gies d’évitement et des fuites de carbone. 

L’État doit prendre sa part dans le finan­ce­ment des infra­struc­tures indis­pen­sables à la trans­for­ma­tion, que le mar­ché ne peut suf­fire à ren­ta­bi­li­ser. Pour le trans­port aérien, une forme de com­plé­men­ta­ri­té entre les orga­ni­sa­tions semble ain­si devoir s’imposer, même si elle reste encore lar­ge­ment théo­rique : cadre de contrainte à l’échelle inter­na­tio­nale (pour pré­ser­ver au mieux les justes condi­tions de concur­rence) et inci­ta­tions à l’échelle natio­nale ou régio­nale, indexées sur le désir de chaque État d’assurer sa propre souveraineté.

Penser différemment

Enfin, et il faut bien en venir là, les acteurs pri­vés doivent recher­cher de nou­veaux modèles d’affaires. Cela a été évo­qué plus haut : les acteurs du trans­port aérien ne sont pas, aujourd’hui, des pro­duc­teurs d’énergie. Faut-il en res­ter là ? 

Pour un aéro­port, la tran­si­tion sup­pose d’une part de déve­lop­per les modes de trans­port autres que l’avion (et donc, essen­tiel­le­ment, le train à grande vitesse), pour encou­ra­ger la sobrié­té des usages, mais aus­si de pro­po­ser l’énergie bas car­bone néces­saire à la décar­bonation des mobi­li­tés, ter­restres et aériennes. C’est le che­min qui a été pris réso­lu­ment par le Groupe ADP, comme en témoignent par exemple la feuille de route par­te­na­riale avec Air France et la SNCF pour encou­ra­ger l’intermodalité fer-air, ou encore le lan­ce­ment d’une coen­tre­prise avec Air Liquide pour l’adaptation des aéro­ports à l’hydrogène (usages sol et air).


Lire aus­si : Déve­lop­pe­ment indus­triel de l’hydrogène et pas­sage à l’échelle


Ces choix stra­té­giques sont-ils ren­tables ? La ques­tion est loin d’être simple et sup­pose, pour lui appor­ter une réponse posi­tive, de pen­ser dif­fé­rem­ment : pro­je­ter le modèle éco­no­mique sur le long terme, et non uni­que­ment le court terme ; ne pas se posi­tion­ner sim­ple­ment comme consom­ma­teur final d’énergie, mais aus­si comme pro­duc­teur, inves­tis­seur ou gros­siste ; faire des gares en envi­ron­ne­ment aéro­por­tuaire le pro­lon­ge­ment éco­no­mique et de qua­li­té de ser­vice des aéro­gares ; dimen­sion­ner au plus juste les infra­struc­tures, pour libé­rer des marges de manœuvre.

Oui, la décarbonation du transport aérien est possible

Mais la croyance dans l’innovation et la tech­no­lo­gie n’est que la pointe émer­gée de l’iceberg. Pour ce sec­teur comme pour d’autres, il est clair qu’in fine la bataille majeure sera celle de l’électron vert, de sa dis­po­ni­bi­li­té, de son prix, et donc de prio­ri­tés d’investissement rele­vant, pour par­tie, d’acteurs tiers et de poli­tiques publiques. 

Le pari de l’innovation réus­sie, de la crois­sance verte, impose donc de s’attaquer à un défi au moins aus­si consi­dé­rable : celui de l’alignement de l’intérêt des acteurs éco­no­miques, de la cor­rec­tion des inci­ta­tions néga­tives. Cela a déjà été démon­tré : à l’heure actuelle, la qua­si-inté­gra­li­té des indi­ca­teurs éco­no­miques sont pro­cy­cliques et encou­ragent la hausse des températures. 

Réus­sir le pari sup­pose un enga­ge­ment de tous : des pou­voirs publics, dont le rôle d’investisseur et de régu­la­teur sera essen­tiel ; des acteurs éco­no­miques, qui doivent sor­tir de leur zone de confort et se pro­je­ter davan­tage sur le long terme ; des consom­mateurs, dont la res­pon­sa­bi­li­té est essen­tielle pour que le mar­ché, qui struc­ture aujourd’hui notre éco­no­mie, puisse absor­ber une par­tie des coûts.

Commentaire

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Vincent Bizouardrépondre
15 mai 2024 à 12 h 01 min

Une des pro­blé­ma­tiques non men­tion­née dans l’ar­ticle est la res­source en CO2 bio­gé­nique, qui est encore plus contrainte que la res­source en hydro­gène, à terme. La res­source en CO2 bio­gé­nique per­met­trait soit de rem­pla­cer la demande actuelle de la chi­mie, soit celle du mari­time, soit celle de l’aé­rien, donc pas la somme des 3 et donc encore moins avec une crois­sance de ces sec­teurs là telle qu’en­vi­sa­gée par le sec­teur aérien. Une alter­na­tive serait de cap­ter direc­te­ment du CO2 dans l’air, mais ça aug­mente la consom­ma­tion d’élec­tri­ci­té verte, qui comme dit dans l’ar­ticle, va être aus­si une res­source en ten­sion et dans tous les cas, nous avons aus­si besoin de séques­trer aus­si une par­tie de ce CO2 (bio­gé­nique ou cap­té) pour réa­li­ser des émis­sions néga­tives et atteindre le net zero. Pré­tendre que la décar­bo­na­tion de l’aé­rien est pos­sible me semble trop opti­miste, ou alors en pré­ci­sant l’ho­ri­zon de temps asso­cié (2100, 2200 ?) ou bien la réduc­tion du tra­fic asso­ciée. A un hori­zon 2050, on pour­rait peut-être décar­bo­ner 20% de la demande actuelle, cer­tai­ne­ment pas une demande en augmentation.

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