Projet de production d’hydrogène idépendant Sealhyfe au large du Croisic.

David contre Goliath : la stratégie des développeurs d’hydrogène indépendants

Dossier : HydrogèneMagazine N°795 Mai 2024
Par Matthieu GUESNÉ
Par Alena FARGÈRE (D16)

Mat­thieu Gues­né est le fon­da­teur de Lhyfe, une entre­prise d’hydrogène vert déter­mi­née à réduire d’un mil­liard de tonnes la pro­duc­tion de CO2. Dans cette inter­view, Mat­thieu par­tage les ambi­tions de Lhyfe, dévoile une stra­té­gie auda­cieuse exploi­tant les éner­gies en mer et sou­ligne l’importance de la mobi­li­té dans la tran­si­tion éner­gé­tique. Décou­vrez com­ment Lhyfe se posi­tionne dans le sec­teur face aux géants éta­blis et com­ment Mat­thieu orchestre une crois­sance gra­duelle pour atteindre des objec­tifs ambitieux.

Peux-tu nous parler de ton approche industrielle pour le développement de l’hydrogène vert chez Lhyfe et la transition énergétique en général. Pourrais-tu présenter brièvement ton entreprise et ses ambitions à court terme ?

Lhyfe est un pro­duc­teur d’hydrogène vert, axé sur la mobi­li­té et l’industrie. Notre objec­tif est d’en pro­duire le plus pos­sible et le plus vite pos­sible et d’être la pre­mière licorne verte, non pas valo­ri­sée 1 mil­liard d’euros mais capable d’économiser 1 mil­liard de tonnes de CO2. Cet hydro­gène sera pro­duit à par­tir d’énergies renou­ve­lables à terre à par­tir d’unités de pro­duc­tion en France, en Alle­magne, en Suède, et aus­si en mer à par­tir d’éoliennes off­shore qui vont ali­men­ter des pla­te­formes d’électrolyse, afin de rame­ner avec des pipe­lines ce gaz à des­ti­na­tion des zones indus­trielles por­tuaires habi­tuel­le­ment très consom­ma­trices de gaz, d’hydrogène et d’énergie.

« Le potentiel de production d’hydrogène en mer est énorme. »

Le poten­tiel de pro­duc­tion d’hydrogène en mer est énorme du fait de la res­source en vent consi­dé­rable au niveau mon­dial, qui per­met­trait d’alimenter près de 75 % de la popu­la­tion mon­diale en hydro­gène vert d’ici 2024. La pre­mière étape est de pro­duire de l’hydrogène à terre pour com­men­cer par décar­bo­ner la mobi­li­té et l’industrie, puis de mas­si­fier cette pro­duc­tion, en rai­son de la menace cli­ma­tique qui pèse sur nous. Nous savons que nous tra­vaillons pour le cli­mat de nos enfants et de nos petits-enfants plus que pour le nôtre. Lhyfe veut ain­si assu­rer une par­tie de la tran­si­tion éner­gé­tique, car l’hydrogène gris actuel­le­ment pro­duit est res­pon­sable de la pro­duc­tion d’un mil­liard de tonnes de CO2 sur les 35 mil­liards de tonnes de CO2 émises. 

Toutes les tech­no­lo­gies de la tran­si­tion éner­gé­tique sont à matu­ri­té indus­trielle (smart grids, bio­gaz, bat­te­ries, éolien, solaire, hydro­gène). Selon moi, nous avons tous les leviers tech­no­lo­giques à dis­po­si­tion pour mettre en œuvre la tran­si­tion éner­gé­tique en allouant les bonnes res­sources humaines et finan­cières aux bons endroits. Il est impor­tant de dire que la solu­tion n’est pas que tech­no­lo­gique, elle est aus­si anthro­po­lo­gique, phi­lo­so­phique et humaine, dans la mesure où c’est col­lec­ti­ve­ment que nous devons prendre conscience de l’impact de nos modes de vie et agir pour le réduire.

Lhyfe est un peu comme David contre Goliath ?

C’est une par­faite allé­go­rie. Mais quand on regarde l’histoire de l’énergie, c’est tou­jours David qui gagne, jamais Goliath. La pré­do­mi­nance du pétrole s’est éta­blie notam­ment sous l’impulsion de Rocke­fel­ler en 1872 avec la Stan­dard Oil, alors que des car­tels de l’énergie (char­bon) exis­taient déjà. Ces car­tels étaient très puis­sants en termes de lob­bying et de sur­face finan­cière. Et pour­quoi Rocke­fel­ler a‑t-il réus­si à créer la plus grande entre­prise du monde en vingt ans ? Parce que les grandes entre­prises his­to­riques se construisent autour d’une acti­vi­té et pro­tègent coûte que coûte leurs actifs et leurs savoir-faire, même quand elles deviennent obsolètes. 

L’habitude est de dimen­sion­ner une entre­prise, ses moyens finan­ciers, sa culture à la taille du pro­jet et on va mar­te­ler l’objet social et les valeurs de l’entreprise pour déve­lop­per une culture d’entreprise. D’un point de vue anthro­po­lo­gique, c’est très dif­fi­cile à chan­ger. Les exemples d’entreprises qui ont réus­si à se trans­for­mer sont l’exception plus que la règle. La règle, ce sont plu­tôt des entre­prises comme Kodak qui ne voit pas l’arrivée du numé­rique, ou Block­bus­ter qui ne prend pas Net­flix au sérieux…

« Les exemples d’entreprises qui ont réussi à se transformer sont l’exception plus que la règle. »

Cer­taines entre­prises comme Ørs­ted qui arrivent à faire leur tran­si­tion de l’énergie fos­sile à l’énergie verte sont l’exception. BP a pro­duit un des meilleurs rap­ports au monde sur la tran­si­tion éner­gé­tique et pour­tant ça ne se tra­duit pas for­cé­ment par un chan­ge­ment de culture et de busi­ness modèle. Volks­wa­gen, qui emploie plus de 100 000 per­sonnes, conçoit des desi­gns et des moteurs die­sels. Aujourd’hui on demande à cette entre­prise de chan­ger com­plè­te­ment de culture, de conce­voir des moteurs élec­triques consti­tués d’environ 30 pièces (contre 3 000 pour un moteur die­sel), qui peuvent être fabri­quées par un sous-trai­tant comme Bosch, et consti­tués de bat­te­ries fabri­quées en Chine. 

Ain­si tous les savoir-faire, les com­pé­tences de pré­ci­sion, les inves­tis­se­ments, la culture, les réus­sites de l’entreprise ne vont plus ser­vir à rien… Chan­ger de culture d’entreprise, c’est comme chan­ger de reli­gion ! C’est beau­coup plus facile de par­tir de la feuille blanche que de trans­for­mer une grande entre­prise. Or construire des pla­te­formes éoliennes off­shore est un chal­lenge tech­nique énorme, une taille de pro­jet énorme.

“Quand on regarde l’histoire de l’énergie, c’est toujours David qui gagne, jamais Goliath.”

La der­nière trans­for­ma­tion éner­gé­tique que nous avons connue s’est pas­sée pen­dant les années 2000 avec l’avènement du solaire et de l’éolien. En France, la filière éolienne et solaire s’est construite grâce aux com­plé­ments de rému­né­ra­tion éta­tiques. Les entre­prises qui ont déve­lop­pé ces filières étaient toutes des PME. 

Plus tard, les grands groupes fran­çais comme Total, Engie ou EDF ont pro­cé­dé par acqui­si­tions (Eren, Qua­dran, Fon­roche Bio­gaz, Saft, Direct Éner­gie, Com­pa­gnie du vent, SIIF) une fois que le mar­ché s’est sta­bi­li­sé. Mais ce ne sont pas ces grands groupes, mal­gré leur puis­sance finan­cière et leur R & D, qui sont pré­sents au début de ces nou­velles filières. Pour Lhyfe, deux routes sont pos­sibles. Soit le petit David – Lhyfe – gran­dit, gagne en puis­sance et mène à bien son objec­tif de deve­nir une licorne verte ; soit il se struc­ture et se valo­rise suf­fi­sam­ment pour vendre son entre­prise à un grand groupe. C’est le rêve de beau­coup d’entrepreneurs de deve­nir mil­liar­daire en se fai­sant racheter. 

Chez Lhyfe, notre ambi­tion est de res­ter indé­pen­dants et de mener notre entre­prise jusqu’à ce mil­liard de tonnes de CO2 évi­té. En ce qui me concerne, deve­nir mil­liar­daire ne va pas contri­buer à ce que mes enfants de trois et six ans vivent dans un monde plus res­pi­rable et en paix, deux aspects qui dépendent aujourd’hui de notre ave­nir cli­ma­tique. Mon dogme, ma reli­gion aujourd’hui, c’est de conduire Lhyfe à deve­nir une licorne verte.

Quels sont les autres freins à l’investissement des grands groupes dans les industries émergentes ?

Il existe aus­si une dif­fi­cul­té liée au sta­tut de l’entreprise. Ce que dit Car­los Tavares, c’est qu’il ne se bat pas avec les mêmes armes que Elon Musk. Elon Musk pré­sente son groupe comme une entre­prise de crois­sance, qui ne pro­met pas de divi­dendes à ses action­naires mais une ren­ta­bi­li­té à terme des inves­tis­se­ments des action­naires garan­tie par l’augmentation de la valeur des actions à la revente, ce qui lui donne beau­coup de moyens. 

Stel­lan­tis se trouve pris en défaut en termes de capa­ci­té à croître car ses action­naires sont pro­priétaires de cette entre­prise his­to­rique, ils gagnent de l’argent non en reven­dant leurs actions mais en res­tant fidèles à l’entreprise et en tou­chant les divi­dendes pro­mis. Les action­naires de Shell et d’Air Liquide ne sont cer­tai­ne­ment pas prêts à ce que ces entre­prises deviennent des entre­prises de crois­sance qui inves­tissent tous les divi­dendes et les béné­fices dans la crois­sance, car ce n’est pas le contrat initial.

« Il existe des grandes entreprises capables de faire de la croissance comme EDPR ou Iberdrola en Espagne. »

Il existe des grandes entre­prises capables de faire de la crois­sance comme EDPR ou Iber­dro­la en Espagne. L’Espagne a su ins­tal­ler 20 GW d’éolien entre 2000 et 2010 et 20 GW de solaire entre 2010 et 2020 grâce à ces deux entre­prises. EDPR opé­rait pour­tant des cen­trales à char­bon et des cen­trales au gaz. Ces grandes entre­prises qui sont taillées pour la crois­sance ont des grilles d’analyse issues de l’éolien et du solaire, avec une maî­trise des tech­no­lo­gies, béné­fi­cient de com­plé­ments de rému­né­ra­tion par l’État sur la vente de l’énergie. Elles sont struc­tu­rées pour prendre des déci­sions d’inves­tissement sur des pro­jets presque tota­le­ment déris­qués et ren­tables au bout de quinze ans.

Quand il s’agit d’industries émer­gentes, ces entre­prises, plu­tôt que de por­ter le pro­jet elles-mêmes, inves­tissent dans des entre­prises comme Lhyfe, car elles ne sont pas struc­tu­rées pour prendre des déci­sions d’investis­sement dans des nou­veaux sec­teurs pour les­quels les tech­no­lo­gies, l’efficacité, le mar­ché ne sont pas encore bien connus. Lhyfe prend des risques avec des retours sur inves­tis­se­ment plus impor­tants que la plu­part des pro­jets habituels.

Comment envisages-tu d’aller au bout de cette ambition ? Peux-tu dire quelques mots sur ton approche de développement de projets ?

Notre objec­tif vise d’installer plus de 50 MW de pro­duc­tion d’hydrogène en 2025, 200 MW en 2026 et 3 GW en 2030. Les étapes inter­mé­diaires sont impor­tantes, mais ce sont les por­te­feuilles à l’échelle du giga­watt qui vont per­mettre de décar­bo­ner l’industrie et la mobi­li­té. 1 MW d’électrolyseur aujourd’hui coûte envi­ron 2 mil­lions d’euros. Ça veut dire qu’il faut arri­ver à conduire une entre­prise avec les per­sonnes et les moyens finan­ciers pour aller jusqu’aux 3 GW pré­vus pour 2030. 

On ne peut pas faire de saut quan­tique dans l’industrie, parce que les pro­jets qui visent 1 GW ne sont pas déris­qués à ce jour au vu de l’état de l’art com­mer­cial, de l’état des connais­sances d’ingénierie et de matu­ri­té des sous-trai­tants. Pour don­ner un exemple, tout le monde sait faire une piz­za à la mai­son ; en revanche faire des dizaines de piz­zas demande une autre logis­tique et d’autres moyens ; quant à faire des mil­liers de piz­zas, il faut des usines comme celles de Sodexo, des ingé­nieurs qua­li­té, etc.

« L’échelle de la centaine de mégawatts ou de la centaine de gigawatts n’est pas du tout la même en termes de logistique et de sourcing de composants. »

L’échelle de la cen­taine de méga­watts ou de la cen­taine de giga­watts n’est pas du tout la même en termes de logis­tique et de sour­cing de com­po­sants. On ne peut pas pas­ser au giga­watt direc­te­ment. Je ne crois pas du tout aux annonces de por­te­feuilles de pro­jets (Chi­li, Aus­tra­lie) avec des pro­jets de 8 GW sans approche indus­trielle gra­duelle de mon­tée en connaissances. 

C’est la stra­té­gie indus­trielle de Lhyfe d’avoir des sites de pro­duc­tion à 1 MW, 10 MW, 100 MW et 1 GW. C’est la rai­son pour laquelle nous don­nons des cibles gra­duelles à l’entreprise qui opère déjà des sites d’électrolyse. Comme aujourd’hui per­sonne ne sait faire de l’électrolyse en grande quan­ti­té – les sites les plus impor­tants sont à 20 MW en Alle­magne, au Cana­da, 100 MW en Chine –, per­sonne n’est pas­sé à l’échelle. Nous construi­sons notre exper­tise sur la par­tie ingé­nie­rie, en exploi­tant beau­coup de tech­no­lo­gies d’électrolyseurs dif­fé­rentes pour adap­ter la meilleure tech­no­lo­gie au meilleur endroit, et nous déve­lop­pons notre exper­tise en déve­lop­pe­ment de pro­jets pour l’acquisition des ter­rains, l’achat d’énergie et la vente d’hydrogène à nos clients. Aujourd’hui, nous sommes une PME de 200 per­sonnes avec ces deux grandes acti­vi­tés. Nous avons une troi­sième acti­vi­té indus­trielle qui consiste à opé­rer et main­te­nir les sites en pro­duc­tion opérationnelle.

Plateforme flottante dans le port de Saint-Nazaire.
Pla­te­forme flot­tante dans le port de Saint-Nazaire.

As-tu un projet coup de cœur ?

Notre pro­jet phare actuel est Seal­hyfe, un pro­jet de pro­duc­tion d’hydrogène avec un élec­tro­ly­seur indus­triel qui pro­duit 400 kilos d’hydrogène par jour et qui est relié à une éolienne flot­tante au large du Croi­sic. Dans le port de Saint-Nazaire, sur une pla­te­forme flot­tante, nous avons ins­tal­lé le néces­saire pour pro­duire de l’hydrogène en mer (élec­tro­lyse, puri­fi­ca­tion de l’eau…). Nous sommes les seuls dans le monde à maî­tri­ser cette tech­no­lo­gie, à opé­rer un site ; c’est la démons­tra­tion qu’il est pos­sible de pro­duire de l’hydrogène vert en mer. 

“Nous démontrons qu’il est possible de produire de l’hydrogène vert en mer.”

Aujourd’hui, nous répon­dons à des appels d’offres pour pro­duire de l’hydrogène en mer en Bal­tique, en Alle­magne ou aux Pays-Bas. Ça va per­mettre de pas­ser à l’échelle au niveau de la pro­duc­tion d’hydrogène vert puisque, en mer, les res­sources en vent, en espace ou en eau sont bien plus abon­dantes qu’en pleine terre. Nous allons pou­voir construire des champs éoliens, pro­duire et trans­por­ter de l’hydrogène par pipe­lines de façon très effi­cace : les ins­tal­la­tions sont à 110 km des côtes, ce qui fait que les éoliennes ne sont pas visibles depuis la terre (la ligne d’horizon est à 50 km), et les pipe­lines d’hydrogène sont un moyen de trans­port bien plus effi­cace que les câbles électriques. 

En fai­sant varier la pres­sion dans les pipe­lines, nous nous en ser­vons aus­si de moyens de sto­ckage de l’énergie inter­mit­tente. Ce pro­jet per­met à ce nou­veau sec­teur de la pro­duc­tion de l’hydrogène off­shore d’advenir. L’électrolyse est pra­ti­quée à grande échelle depuis 1936 à l’époque de Norsk Hydro. En revanche, c’est vrai­ment Lhyfe qui met en œuvre le poten­tiel de cette nou­velle indus­trie de l’hydrogène en mer qui a coû­té au total 26 mil­lions d’euros.

Pour conclure, quel message souhaites-tu transmettre à nos lecteurs ingénieurs, politiques, financiers et industriels ?

Ce n’est pas for­cé­ment d’argent son­nant et tré­bu­chant dont nous avons besoin. Par­fois, la contre­par­tie de l’État per­met à un nou­veau sec­teur indus­triel de se déve­lop­per. Le sec­teur pri­vé n’aimant pas les risques, la garan­tie de l’État peut favo­ri­ser beau­coup d’investissements. Ensuite, il est cru­cial de ne pas oublier que l’hydrogène aura sa place dans la mobi­li­té, dans un sec­teur auto­mo­bile qui pèse dans l’emploi en France et en Europe. Il est essen­tiel de diver­si­fier les inves­tis­se­ments et de ne pas tout miser sur une seule tech­no­lo­gie. L’hydrogène a été beau­coup oublié dans la stra­té­gie fran­çaise d’évolution de la mobilité.

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