Des ingénieurs quantiques à Polytechnique : un défi pluridisciplinaire

Dossier : QuantiqueMagazine N°779 Novembre 2022
Par Landry BRETHEAU (X05)
Par Thomas AYRAL (X07)

La sec­onde révo­lu­tion quan­tique, avec l’ordinateur quan­tique, per­met d’envisager des usages nou­veaux et promet­teurs de ces nou­velles tech­nolo­gies. Mais, pour inven­ter les nou­velles tech­niques et imag­in­er les nou­veaux usages, il faut des ingénieurs dotés de qual­ités orig­i­nales. L’X est à cet égard bien placée pour jouer un rôle cen­tral dans la réponse à ce défi.

Quand on pense à la mécanique quan­tique, on songe sou­vent au chat de Schrödinger – à la fois mort et vivant. Mais aujourd’hui c’est à un autre « en même temps » qu’est con­fron­té le domaine des tech­nolo­gies quan­tiques. Car depuis quelques années la physique quan­tique, grâce à l’avènement des pre­miers processeurs quan­tiques, a dépassé le domaine pure­ment fon­da­men­tal et académique. Elle intéresse désor­mais des domaines aus­si divers que la chimie, la sci­ence des matéri­aux, l’informatique théorique et appliquée, les math­é­ma­tiques – fon­da­men­tales et appliquées, l’optimisation, le cal­cul haute per­for­mance, la biolo­gie, mais aus­si le monde plus large de l’innovation. « L’ingénieur quan­tique » de demain devra donc savoir faire ce grand écart disciplinaire.

Un grand écart disciplinaire

Cette pluridis­ci­pli­nar­ité est loin d’être nou­velle. La « pre­mière révo­lu­tion quan­tique », qui utilise les effets sta­tis­tiques de la mécanique quan­tique, a per­mis la créa­tion du tran­sis­tor, du laser, de l’horloge atom­ique – util­isés dans des appli­ca­tions aus­si var­iées que les ordi­na­teurs clas­siques, les télé­com­mu­ni­ca­tions, le sys­tème GPS ou Galileo. Quant à la « deux­ième révo­lu­tion quan­tique », celle qui utilise l’intrication entre les états quan­tiques indi­vidu­els, elle est en ges­ta­tion depuis les années qua­tre-vingt. Avec des démon­stra­tions expéri­men­tales – l’expérience d’Alain Aspect à l’Institut d’optique, par exem­ple – mais aus­si avec des propo­si­tions théoriques, comme celle de Richard Feyn­man qui a sug­géré en 1982 l’idée d’un « ordi­na­teur quan­tique ». C’est la con­struc­tion de pro­to­types expéri­men­taux d’ordinateur quan­tique qui attire aujourd’hui les autres dis­ci­plines vers l’informatique quan­tique. Dès la fin des années 90, de pre­miers qubits sont con­stru­its, avec des résul­tats précurseurs au CEA Saclay dans le groupe de Daniel Esteve et Michel Devoret. Env­i­ron vingt ans plus tard, en 2019, Google annonce à grand bruit avoir atteint la supré­matie quan­tique avec un processeur com­posé de 53 qubits supra­con­duc­teurs. Google aurait ain­si exé­cuté, en 200 sec­on­des, une tâche algo­rith­mique qu’il aurait fal­lu 10 000 ans au meilleur ordi­na­teur clas­sique pour résoudre. Par­al­lèle­ment, le géant du cal­cul haute per­for­mance IBM pro­pose depuis 2016 des processeurs quan­tiques en libre-ser­vice sur le cloud.


L’ordinateur quantique

Richard Feyn­man a sug­géré en 1982 l’idée d’un « ordi­na­teur quan­tique » pour étudi­er et prédire le com­porte­ment des sys­tèmes régis par des lois quan­tiques. Son idée est for­mal­isée trois ans plus tard par un autre physi­cien, David Deutsch, sous le nom de machine de Tur­ing quan­tique. Le con­cept trou­ve vite des échos en math­é­ma­tiques, par exem­ple. C’est d’ailleurs un math­é­mati­cien, Peter Shor, qui invente l’un des pre­miers algo­rithmes quan­tiques, per­me­t­tant la fac­tori­sa­tion en nom­bres pre­miers. Cet algo­rithme per­met une accéléra­tion théorique­ment expo­nen­tielle par rap­port aux algo­rithmes clas­siques, faisant red­outer des failles pour les sys­tèmes de cyber­sécu­rité util­isant le cryptage RSA (sigle établi à par­tir des noms de ses trois inven­teurs Ronald Rivest, Adi Shamir et Leonard Adle­man). C’est aus­si Shor qui pose les bases des codes cor­recteurs d’erreur, dont on pense qu’ils pour­ront à terme réalis­er le plein poten­tiel des machines quantiques. 


La difficile quête d’une première application utile

Ces pro­grès expéri­men­taux ont lancé la quête de la pre­mière appli­ca­tion utile de l’informatique quan­tique – celle qu’on appelle out­re-Atlan­tique la killer app. Chaque domaine y va de son algo­rithme : la chimie quan­tique pour le cal­cul de taux de réac­tion, la sci­ence des matéri­aux pour la pré­dic­tion des tran­si­tions de phase, l’optimisation pour la réso­lu­tion de prob­lèmes com­bi­na­toires, la mécanique des flu­ides pour la réso­lu­tion d’équations dif­féren­tielles, la finance pour la pré­dic­tion de proces­sus sto­chas­tiques, etc. Pour cha­cun de ces domaines, la tra­duc­tion des équa­tions à résoudre en pro­gramme quan­tique est loin d’être évi­dente : les règles de pro­gram­ma­tion à suiv­re sont bien dif­férentes des règles des ordi­na­teurs clas­siques, et ce pour des raisons fon­da­men­tales de physique. Il est par exem­ple impos­si­ble de copi­er des don­nées, en rai­son du fameux théorème de non-clon­age quan­tique. Il faut aus­si affron­ter les sub­til­ités liées aux pro­priétés de la mesure quan­tique, qui mod­i­fie l’état du qubit au moment où elle le mesure. Enfin, à cette dif­fi­culté intrin­sèque vient s’ajouter le fait qu’il faut savoir mélanger (ou hybrid­er) des codes de cal­cul clas­sique exis­tants à des pro­grammes quan­tiques. On utilis­erait ain­si l’ordinateur quan­tique comme un coprocesseur (un Quan­tum Pro­cess­ing Unit – QPU – en somme), de la même façon que les cartes graphiques (GPU) sont aujourd’hui au cœur des pro­grès de l’intelligence arti­fi­cielle et de l’apprentissage machine.

Des obstacles physiques

À toutes ces dif­fi­cultés s’ajoute la réal­ité physique des processeurs quan­tiques. Si le mod­èle math­é­ma­tique d’un processeur quan­tique prédit des accéléra­tions algo­rith­miques (pourvu qu’on sache le pro­gram­mer), la réal­ité physique se révèle plus ardue. Bien qu’ils soient cen­sés être à la fois dans l’état 0 et dans l’état 1 (i.e. dans un état de super­po­si­tion quan­tique), les qubits ont ten­dance, sous l’influence du monde extérieur, à repass­er, après des temps rel­a­tive­ment courts, à l’état 0 ou 1 – tout comme, en réal­ité, le chat de Schrödinger sou­vent cité. Ain­si, après quelques cen­taines d’opérations, l’ordinateur quan­tique rede­vient clas­sique, per­dant son avan­tage. Ces erreurs, dites de « déco­hérence », sont en con­stante diminu­tion au cours des dernières années grâce aux pro­grès du hard­ware… Néan­moins, elles ne per­me­t­tent pas encore de résoudre des prob­lèmes utiles plus vite ou mieux que nos ordi­na­teurs clas­siques actuels : les cal­culs réal­isés en chimie, par exem­ple, se lim­i­tent à de petites molécules, les plus gross­es molécules entraî­nant des erreurs qui ne per­me­t­tent pas d’atteindre la pré­ci­sion néces­saire au cal­cul de taux de réac­tion. Les solu­tions à ces prob­lèmes de déco­hérence sont mul­ti­ples et mul­ti­dis­ci­plinaires : solu­tions, comme évo­qué, au niveau du hard­ware, avec l’amélioration con­tin­ue des machines ou la con­cep­tion de nou­veaux types de qubits ; solu­tions au niveau du soft­ware, avec l’invention d’algorithmes résis­tant au bruit, ou bien de tech­niques dites de mit­i­ga­tion d’erreur.

Un écosystème complexe

Cette quête semée d’embûches est pour­suiv­ie, au-delà du monde académique, par de grands groupes indus­triels (Google, IBM, Intel, Ama­zon aux États-Unis, Aliba­ba en Chine, mais aus­si Atos en Europe) aus­si bien que par des start-up – le plus sou­vent issues du monde académique. Pour ne citer que quelques jeunes pouss­es français­es spé­cial­isées dans le hard­ware quan­tique : Pasqal et ses atom­es de Ryd­berg, Quan­dela et ses processeurs pho­toniques, Alice&Bob et ses « qubits de chat », C12 et ses processeurs sur nan­otubes de car­bone. Tous ces acteurs – chercheurs, indus­triels, start-up – redou­blent d’efforts pour com­mu­ni­quer, de façon plus ou moins étayée, sur les ver­tus de leur tech­nolo­gie. Les enjeux sont de taille, avec des « plans quan­tiques » nationaux (États-Unis, Chine, France, Alle­magne…) et supra­nationaux (Union européenne) et des finance­ments privés (investis­seurs) sub­stantiels. Il est ain­si dif­fi­cile de faire la part entre la vraie avancée sci­en­tifique et tech­nologique et l’annonce pub­lic­i­taire. Par exem­ple, l’annonce par Google de la supré­matie quan­tique a été remise en ques­tion par de nom­breuses pub­li­ca­tions depuis 2019 – chaque con­tre-exem­ple néces­si­tant un effort de recherche conséquent.


Lire aus­si : Les proces­sus quan­tiques : la recherche fon­da­men­tale vers l’ingénierie


Le besoin d’ingénieurs quantiques

Cet écosys­tème quan­tique a donc un besoin crois­sant d’ingénieurs quan­tiques bien for­més : d’ingénieurs et d’ingénieurs-chercheurs qui puis­sent se saisir des dif­férents enjeux – sci­en­tifiques, tech­nologiques, voire poli­tiques – pour décider des pistes promet­teuses. Or une telle den­rée est rare sur le marché du tra­vail. Non pas parce que les dif­férentes dis­ci­plines ne sont pas enseignées, mais parce que peu de pro­grammes uni­ver­si­taires pro­posent de les mélanger avec une exi­gence forte dans cha­cune des sous-dis­ci­plines. Non seule­ment faut-il être for­mé aux fon­da­men­taux de la mécanique quan­tique, mais il faut aus­si com­pren­dre les sub­til­ités de la pro­gram­ma­tion quan­tique et son hybri­da­tion avec le cal­cul clas­sique – ce qui néces­site une bonne con­nais­sance de l’informatique clas­sique. En plus de cela, la com­préhen­sion des domaines d’application – chimie, physique, math­é­ma­tiques, opti­mi­sa­tion… – est cru­ciale pour juger de la per­ti­nence de tel ou tel algo­rithme quan­tique. Comme évo­qué plus haut, dif­fi­cile de déchiffr­er une pub­li­ca­tion sci­en­tifique ou une annonce sans en con­naître en détail le domaine, ou même refaire un cal­cul ! Car, pour juger de la per­ti­nence d’un algo­rithme, il faut non seule­ment le com­pren­dre mais aus­si pou­voir le com­par­er aux solu­tions algo­rithmiques clas­siques exis­tantes. Enfin, et surtout, des ingénieurs sont néces­saires pour met­tre au point de nou­veaux algo­rithmes qui puis­sent dépass­er les per­for­mances des algo­rithmes clas­siques – que ce soit du point de vue de la vitesse ou du point de vue des per­for­mances énergétiques.

Une offre de formation en expansion

L’offre de for­ma­tions quan­tiques est encore bal­bu­tiante, mais en pleine expan­sion. L’École poly­tech­nique fait bien sûr référence en matière d’enseignement de la mécanique quan­tique, et ce depuis des décen­nies, avec notam­ment un cours de tronc com­mun mar­qué par des pro­fesseurs de renom comme Jean-Louis Bas­de­vant, Jean Dal­ibard, Philippe Grang­i­er ou Manuel Jof­fre. Mais c’est plutôt au niveau mas­ter que l’offre en « ingénierie quan­tique » se développe, avec la créa­tion de nom­breux pro­grammes de niveaux mas­ter et doc­tor­at dans les quelques dernières années. Pour ne citer que quelques pro­grammes fran­ciliens : un mas­ter de Quan­tum Engi­neer­ing à l’université Paris Sci­ences & Let­tres, un mas­ter de Quan­tum Tech­nolo­gies à l’université Paris-Cité, le pro­gramme ARTeQ (année de recherche en tech­nolo­gies quan­tiques) coporté par l’ENS Paris-Saclay et l’Institut Poly­tech­nique de Paris (IPP).

La place de l’X dans cette offre

À l’IPP, par ailleurs, un par­cours « sci­ences et tech­nolo­gies quan­tiques » a été mis en place en troisième année du cycle poly­tech­ni­cien, com­plé­tant la for­ma­tion à la physique quan­tique prodiguée en pre­mière et en deux­ième année, ain­si que les cours dis­pen­sés dans les autres matières : math­é­ma­tiques, math­é­ma­tiques appliquées, infor­ma­tique, biolo­gie. Dans ce par­cours Sci­ences et Tech­nolo­gies Quan­tiques, pro­posé par le départe­ment de physique de l’École poly­tech­nique, la for­ma­tion sur les tech­nolo­gies quan­tiques asso­cie cours théoriques sur les tech­nolo­gies quan­tiques actuelles et le for­mal­isme per­me­t­tant de les mod­élis­er, et étude cri­tique de pub­li­ca­tions sci­en­tifiques sur le sujet. L’accent y est entre autres mis sur la pra­tique con­crète de l’informatique quan­tique, avec des travaux pra­tiques de pro­gram­ma­tion quan­tique sur note­books Jupyter. D’autres départe­ments de l’École poly­tech­nique con­tribuent à cette for­ma­tion, avec des mod­ules de cours dis­pen­sés par le départe­ment de math­é­ma­tiques appliquées (con­trôle quan­tique) et d’informatique. Enfin, un PhD Track Quan­tum Sci­ence & Tech­nolo­gies per­met aux étu­di­ants de pour­suiv­re leur for­ma­tion par un doc­tor­at – une for­ma­tion par la recherche essen­tielle dans un domaine où l’innovation provient en grande par­tie de la recherche, y com­pris dans les grandes entre­pris­es telles que Google ou IBM, qui restent très proches des milieux académiques.

“La demande en ingénieurs quantiques généralistes va croître.”

Cette offre, que ce soit à l’IPP ou dans d’autres cur­sus, est appelée à s’étoffer et à gag­n­er en mul­ti­dis­ci­pli­nar­ité. Avec la mul­ti­pli­ca­tion des moyens de cal­cul quan­tiques et des défis algo­rith­miques pour les faire fonc­tion­ner de façon fiable et viable, la demande en ingénieurs quan­tiques général­istes, for­més à tous ces sous-domaines, va croître.

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