Industrie quantique : Rythme annuel de création de start-up dans le quantique et répartition par pays.

Des labos de l’X au venture capital, bâtissons une industrie quantique

Dossier : QuantiqueMagazine N°779 Novembre 2022
Par Christophe JURCZAK (X89)

L’auteur retrace son par­cours fort peu linéaire, des bancs de l’X au finan­ce­ment en ven­ture capi­tal, dans l’émergence de l’industrie quan­tique et il en tire les leçons. Pour bâtir une indus­trie quan­tique, l’hybridation des tech­no­lo­gies clas­sique et quan­tique est aujourd’hui néces­saire. L’Europe doit opé­rer le finan­ce­ment en ven­ture capi­tal du chan­ge­ment d’échelle des entre­prises arri­vées à matu­ri­té. Enfin, c’est en ouvrant les appli­ca­tions quan­tiques à d’autres domaines de la phy­sique que sera main­te­nu un dyna­misme renou­ve­lé pour le secteur.

C’est Jean-Louis Bas­de­vant, pro­fes­seur de phy­sique à l’X de 1975 à 2005, qui m’a intro­duit à la phy­sique quan­tique, comme un grand nombre des cama­rades de ma géné­ra­tion, et Alain Aspect qui m’a convain­cu de faire ma thèse de doc­teur de l’X sous sa direc­tion dans le sec­teur, sur la « spec­tro­sco­pie par cor­ré­la­tions d’intensité d’atomes refroi­dis par laser », à l’Institut d’optique, sou­te­nue en 1996.

Jean Dali­bard, main­te­nant pro­fes­seur au Col­lège de France, a été mon direc­teur de DEA. Enfin un autre pro­fes­seur du dépar­te­ment de phy­sique, le regret­té Gil­bert Gryn­berg, m’a offert la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser un stage post­doc­to­ral sur ce qu’on appelle aujourd’hui la « simu­la­tion quan­tique » dans son équipe au labo­ra­toire Kast­ler Bros­sel du dépar­te­ment de phy­sique de l’ENS. Des géants… sur un sujet qui a mené au prix Nobel pour Claude Cohen-Tan­noud­ji, William Phil­lips et Ste­ven Chu en 1997.

Et vingt-six ans plus tard, bien évi­dem­ment au prix Nobel 2022 qui vient d’être décer­né à Alain Aspect, John Clau­ser et Anton Zei­lin­ger. Le prix est attri­bué pour leurs tra­vaux fon­da­men­taux sur l’intrication, aux­quels je n’ai pas eu l’honneur de par­ti­ci­per. Mais le comi­té Nobel note aus­si : « Leurs résul­tats ont ouvert la voie à de nou­velles tech­no­lo­gies basées sur l’information quan­tique », à très juste titre, car toute l’industrie du quan­tique et mon tra­vail aujourd’hui reposent sur ces tra­vaux majeurs très jus­te­ment fina­le­ment récompensés.

Au lendemain des expériences d’Alain Aspect

Mais à l’époque, à la fin des années 90, pour ceux qui – comme moi – n’avaient pas la voca­tion aca­dé­mique che­villée au corps, il n’y avait pas vrai­ment d’option pour trou­ver un emploi « dans le quan­tique ». L’option recherche du corps de l’armement – ma filière – orien­tait vers l’optronique, l’électronique, les maté­riaux, et il y avait l’équivalent dans les grandes entre­prises de défense qui sont deve­nues Thales et Safran notam­ment. On pou­vait aus­si s’orienter vers le tis­su des PME et ETI, tra­di­tion­nel­le­ment fort en France en optique et lasers notam­ment. On était à une décen­nie à peine des fameuses expé­riences d’Aspect.

Ces expé­riences, point de départ de la deuxième révo­lu­tion quan­tique, démon­trèrent que le concept d’intrication – jusqu’alors vu un peu comme un ovni théo­rique – était en fait consub­stan­tiel de la des­crip­tion quan­tique de la réa­li­té et qu’on pou­vait ima­gi­ner en faire un usage pra­tique pour des appli­ca­tions futures. En 1992, Shor mon­trait que son algo­rithme de fac­to­ri­sa­tion don­nait lieu à un « gain expo­nen­tiel » si jamais on était capable de l’implémenter sur un « ordi­na­teur quan­tique ». Ekert mon­trait dans ces années com­ment l’intrication et la non-loca­li­té pou­vaient être uti­li­sées pour dis­tri­buer des clés cryp­to­gra­phiques avec une sécu­ri­té parfaite. 

La société d’investissement Quantonation Ventures

Mais tout cela était fort théo­rique et après ma thèse je connus un début de car­rière très épa­nouis­sant à la DGA – en optro­nique puis dans la concep­tion du futur sys­tème de force aéro­ter­restre sous la direc­tion d’Yves Demay (X77), de Jean-Ber­nard Pene (X74) et de Vincent Imbert (X76) – avant de bifur­quer vers les éner­gies renou­ve­lables, dans le public puis le pri­vé, en Europe et aux États-Unis. J’étais loin d’imaginer que trente ans plus tard je contri­bue­rais à créer une toute nou­velle indus­trie qui, pour en reve­nir à mon his­toire per­son­nelle et à un point dont je suis très fier, don­ne­rait la pos­si­bi­li­té à des étu­diants phy­si­ciens – doc­teurs, ingé­nieurs, voire bache­lors – de trou­ver un emploi dans le sec­teur où ils ont choi­si de faire leurs études. 

“L’investisseur le plus actif dans le secteur quantique au niveau mondial.”

Avec la socié­té d’investissement Quan­to­na­tion Ven­tures que j’ai lan­cée à Paris avec mes par­te­naires Oli­vier Ton­neau et Charles Beig­be­der, nous avons à tra­vers notre pre­mier fonds Quan­to­na­tion I doté de 91 M€ – sou­te­nu notam­ment par BPI­france, les indus­triels Thales, BASF et de nom­breux limi­ted part­ners pri­vés inter­na­tio­naux – inves­ti depuis 2018 dans 22 socié­tés par­tout dans le monde. Cela fait de nous l’investisseur le plus actif dans le sec­teur quan­tique, pas seule­ment en France ou en Europe, mais au niveau mon­dial. Nous avons créé à tra­vers ces jeunes pousses plus de 400 emplois, dont la moi­tié envi­ron pour des phy­si­ciens à dif­fé­rents niveaux. 

Je pense par­mi nos cama­rades à l’exemple de Loïc Hen­riet (X09), CTO de Pas­qal, un des lea­ders mon­diaux du cal­cul quan­tique, une socié­té dont Alain Aspect est un des cofon­da­teurs, avec notam­ment Antoine Bro­waeys qui est pro­fes­seur char­gé de cours à l’X ; Loïc a rejoint la socié­té juste après son stage post­doc­to­ral en Espagne. Je pense aus­si à Théau Per­on­nin (X12) qui a fon­dé la start-up Alice&Bob dans la pers­pec­tive de réa­li­ser un ordi­na­teur uni­ver­sel avec cor­rec­tion d’erreur. Mais il y a aus­si, au-delà de ces start-up, des emplois dans des groupes comme Atos avec Cyril Allouche (X95) et d’autres, Micro­soft avec Vivien Londe (X11) ou BMW où notre cama­rade Elvi­ra Shi­she­ni­na (X11) est res­pon­sable du quan­tique. Cette com­mu­nau­té active de poly­tech­ni­ciens se retrouve au sein du groupe QuantX.


Lire aus­si : Les pro­ces­sus quan­tiques : la recherche fon­da­men­tale vers l’ingénierie


L’ordinateur quantique et les communications quantiques

Grâce aux efforts sans relâche des cher­cheurs aca­dé­miques sur près de vingt-cinq ans – en France au CEA, au CNRS et à l’Inria notam­ment – nous sommes par­ve­nus à com­prendre et, en consé­quence, contrô­ler des phé­no­mènes phy­siques qui ont un impact sur le « monde réel », selon une expres­sion du Prix Nobel Frank Wilc­zek dans un article vision­naire de 2016 qui a été une pro­fonde source d’inspiration pour moi (« Phy­sics in 100 years » Phy­sics Today, 69, 4, 32) dans mon retour vers la phy­sique quan­tique à tra­vers l’investissement dans l’innovation.

Et, après les pre­miers inves­tis­se­ments pri­vés à par­tir de 2015–2016, soit par des grands groupes notam­ment IBM et Google, soit par les start-up émer­gentes du quan­tique, conco­mi­tants avec des finan­ce­ments publics impor­tants pour la recherche et l’innovation, on a com­men­cé à ima­gi­ner et à implé­men­ter des appli­ca­tions de ces tech­no­lo­gies, notam­ment pour les ordi­na­teurs quan­tiques. Certes, il exis­tait des appli­ca­tions bien plus tôt – je pense aux hor­loges ato­miques ou aux gra­vi­mètres déve­lop­pés par le pion­nier fran­çais Muquans fon­dé par mon voi­sin de table optique Bru­no Des­ruelle (lui aus­si en thèse avec Alain Aspect !) – mais dans des niches rela­ti­ve­ment étroites. 

L’ordinateur quan­tique et les com­mu­ni­ca­tions quan­tiques font entre­voir des mar­chés beau­coup plus mas­sifs à moyen-long terme, et ce chan­ge­ment d’échelle est fon­da­men­tal pour des inves­tis­seurs en ven­ture capi­tal tels que Quantonation. 

Des phénomènes difficiles à maîtriser encore

L’analyse syn­thé­ti­sée sur la figure 1 ci-des­sous, pré­sen­tée par notre cama­rade Jean-Fran­çois Bobier (X96) lors d’un évé­ne­ment conjoint Quan­to­na­tion – Bos­ton Consul­ting Group à Bos­ton il y a quelques mois, est une bonne illus­tra­tion des pro­grès réa­li­sés dans l’analyse de l’impact poten­tiel de ces tech­no­lo­gies, qui pour­rait être mas­sif à terme. 

Il était impen­sable de pro­duire une telle ana­lyse il y deux ou trois ans, mais les pro­grès conjoints sur le hard­ware et les soft­wares appli­ca­tifs per­mettent de les envi­sa­ger. C’est le dia­logue ser­ré entre toutes les par­ties, les fameuses « preuves de concept » réa­li­sées à petite échelle, qui ali­mente ce type d’analyse. À défaut, on risque de tom­ber dans le hype qui peut être très dom­ma­geable pour toute l’industrie, en par­ti­cu­lier quand il s’agit de cli­mat, avec le reproche de green­wa­shing qui peut être mérité. 

Mon expé­rience est que ce sont ceux qui refusent le dia­logue et portent des approches dog­ma­tiques – qu’ils soient indus­triels, inves­tis­seurs ou cher­cheurs – qui sont le plus sou­vent vic­times d’une vision déca­lée des réa­li­tés de la phy­sique et des attentes des uti­li­sa­teurs. Il ne faut jamais perdre de vue que tout ce sec­teur repose sur des phé­no­mènes dif­fi­ciles à maî­tri­ser encore, nous sommes au début de l’aventure et la pros­pec­tive est un art dif­fi­cile, pour le quan­tique au même titre que pour les autres « tech­no­lo­gies pro­fondes ». Pen­sons aux pré­dic­tions sur la blo­ck­chain ou la voi­ture autonome.

exemple d’analyse des applications du calcul quantique, en matière de mitigation des impacts du changement climatique.
Figure 1 : Un exemple d’analyse des appli­ca­tions du cal­cul quan­tique, en matière de miti­ga­tion des impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique. Le tableau montre les hori­zons d’application de l’ordinateur quan­tique pour des thé­ma­tiques don­nées en fonc­tion des capa­ci­tés de la tech­no­lo­gie et de l’impact. Source : BCG.

L’informatique quantique et les applications financières réelles

Les appli­ca­tions poten­tielles du cal­cul quan­tique sont variées, en finance notam­ment où des approches com­pu­ta­tion­nelles très sophis­ti­quées sont déjà appli­quées par l’industrie. Une des entre­prises qui s’est le plus impli­quée dans l’analyse des usages poten­tiels de l’ordinateur quan­tique est Cré­dit Agri­cole Cor­po­rate and Invest­ment Bank. CACIB s’est asso­cié à deux lea­ders, Pas­qal (hard­ware) et Mul­ti­verse Com­pu­ting (soft­ware), pour uti­li­ser l’informatique quan­tique dans des appli­ca­tions finan­cières réelles sur les mar­chés de capi­taux et la ges­tion des risques. Des preuves de concept de grande ampleur sont en cours, avant un éven­tuel pas­sage en production. 

L’hybridation des technologies classique et quantique

Une autre évo­lu­tion récente qui me semble fon­da­men­tale, car por­teuse de résul­tats à court terme, est la réa­li­sa­tion que l’hybridation des tech­no­lo­gies – clas­sique et quan­tique – est néces­saire. On ne vivra pas « le grand soir quan­tique », mais les tech­no­lo­gies quan­tiques vont pro­gres­si­ve­ment prendre une place dans l’arsenal des tech­no­lo­gies au ser­vice de la satis­fac­tion des besoins de nos socié­tés. Un exemple illus­tré sur la figure 2 ci-des­sous est l’application d’imagerie quan­tique de pro­ces­seurs par la start-up amé­ri­caine EuQ­lid, dans laquelle Quan­to­na­tion a investi. 

Les appli­ca­tions sont mul­tiples, je cite­rai la cyber­sé­cu­ri­té avec l’identification de che­vaux de Troie hard­ware, que des acteurs mal­in­ten­tion­nés auraient pu implan­ter lors de la fabri­ca­tion, ou le contrôle de défauts de pro­ces­seurs en usine. Il s’agit d’une tech­no­lo­gie d’imagerie com­bi­nant un sen­seur quan­tique, repo­sant sur la sen­si­bi­li­té d’échantillons à tem­pé­ra­ture ambiante de dia­mant syn­thé­tique dans les­quels on implante des défauts qui jouent le rôle de spins uniques très sen­sibles aux champs magné­tiques à l’échelle nano­mé­trique, et une tech­nique d’analyse du signal extrê­me­ment sophis­ti­quée repo­sant sur des réseaux de neu­rones « ins­pi­rés de la phy­sique ». On com­bine du quan­tique et de l’apprentissage pro­fond, une ten­dance de fond.

technologie de hardware quantique
Figure 2 : Exemple de com­bi­nai­son d’une tech­no­lo­gie de hard­ware quan­tique (micro­scope magné­to­mé­trique à base de centres colo­rés dans le dia­mant) et d’une ana­lyse de don­nées sophis­ti­quée de type PINN (phy­sics-infor­med neu­ral net­work).
Dis­tri­bu­tion de champ magné­tique. Source : EuQlid. 

Microscope à diamant quantique configuré pour la mesure de champ magnétique dans des circuits intégrés.
Micro­scope à dia­mant quan­tique confi­gu­ré pour la mesure de champ magné­tique dans des cir­cuits inté­grés. Source : EuQlid.

Un secteur en forte croissance

Afin d’illustrer la dyna­mique du sec­teur, la figure 3 (ci-des­sous) montre les mon­tants inves­tis par les fonds de ven­ture capi­tal dans le sec­teur. La dyna­mique est spec­ta­cu­laire, même s’il faut noter que les chiffres abso­lus sont bien faibles encore par rap­port à d’autres sec­teurs. Les start-up de l’intelligence arti­fi­cielle ont levé près de 110 G$ en 2021 ; on est donc loin de la « sur­chauffe » dont cer­tains se gaussent, au contraire il faut plus de capi­taux ! Mal­gré la crise, on s’attend à une année 2022 record. Et c’est sans comp­ter les finan­ce­ments publics qui sont impor­tants et croissent, car les gou­ver­ne­ments du monde entier sont mobi­li­sés pour pla­cer leur pays dans la course : les États-Unis, la Chine, mais bien sûr aus­si la France, qui a son ambi­tieuse Stra­té­gie natio­nale sur le quan­tique mise en place début 2021, et l’Union euro­péenne et ses États membres.

Investissements annuels en venture capital dans les start-up du quantique.
Figure 3 : Inves­tis­se­ments annuels en ven­ture capi­tal dans les start-up du quan­tique. Source : The Quan­tum Insi­der (Octobre 2022)


L’exemple de la start-up Qubit Pharmaceuticals

Un exemple qui m’est cher est celui de la start-up Qubit Phar­ma­ceu­ti­cals diri­gée par Robert Mari­no et Jean-Phi­lip Pique­mal, une des socié­tés du por­te­feuille Quan­to­na­tion dont je suis le plus fier et qui est cer­tai­ne­ment des­ti­née à avoir un impact très impor­tant. Son objec­tif : révo­lu­tion­ner la recherche médi­ca­men­teuse par le cal­cul, rien que ça. Fai­sant fi de nom­breux dogmes admis du ven­ture capi­tal quant aux carac­té­ris­tiques des pro­jets qui ont une chance de suc­cès, nous avons sou­te­nu l’équipe de cinq fon­da­teurs fran­çais et amé­ri­cains, tous des pontes aca­dé­miques dans leurs domaines res­pec­tifs, pour les accom­pa­gner au fil de quatre années afin de don­ner corps à leur idée, leur asso­cier un CEO vision­naire capable de por­ter leur pro­jet, tra­vailler ensemble au modèle de busi­ness en le fai­sant évoluer. 

Le résul­tat est une levée de fonds record en amor­çage, asso­ciant des inves­tis­seurs pres­ti­gieux, des publi­ca­tion scien­ti­fiques qui font réfé­rence dans le domaine de la recherche de médi­ca­ments contre la Covid et des pers­pec­tives de par­te­na­riat avec des bio­tech. La tech­no­lo­gie de la socié­té est implé­men­tée sur des cartes gra­phiques GPU et pro­gres­si­ve­ment le cal­cul quan­tique sera inté­gré à leur pro­cess, au fur et à mesure que les qubits seront dis­po­nibles, ceux de Pas­qal, Quan­de­la, IBM ou d’autres sociétés. 

C’est parce que les fon­da­teurs et les équipes connaissent par­fai­te­ment la chi­mie quan­tique et les algo­rithmes clas­siques per­met­tant de modé­li­ser des molé­cules de très grande taille dès aujourd’hui qu’ils sont les mieux pla­cés pour ima­gi­ner com­ment un ordi­na­teur quan­tique va les aider, cela semble évident mais le fait est que nombre d’acteurs du cal­cul quan­tique se per­mettent de pon­ti­fier sur les appli­ca­tions en chi­mie sans avoir cette com­pé­tence, avec comme consé­quence que leurs annonces toni­truantes ne sont abso­lu­ment pas pertinentes. 


Permettre le « scale-up » des pionniers

Une des expli­ca­tions prin­ci­pales pour la crois­sance du finan­ce­ment en ven­ture capi­tal est que le sec­teur est mature et que les entre­prises arrivent au moment où elles ont besoin de finan­ce­ments à plus de 100 M$ par tour pour réa­li­ser leur scale-up (chan­ge­ment d’échelle).

La figure 4 (ci-des­sous) le montre bien : la plu­part des entre­prises ont été créées dans les années 2017–2019 et arrivent donc en phase d’industrialisation. C’est pour cette rai­son que Quan­to­na­tion Ven­tures a lan­cé en sep­tembre 2022 son deuxième fonds, le Quan­tum Oppor­tu­ni­ty Fund, dédié jus­te­ment au scale-up des start-up du cal­cul quan­tique. Ce fonds est foca­li­sé sur l’Europe car c’est un fait avé­ré qu’il y a très peu de fonds euro­péens capables de pla­cer des tickets d’investissement dans des tours de finan­ce­ment de plus de 100 M€ dans ces phases cri­tiques et, si l’Europe veut pré­ser­ver une forme de sou­ve­rai­ne­té tech­no­lo­gique, elle doit dis­po­ser de ce type d’instrument.

“Quantonation Ventures a lancé en septembre 2022 son deuxième fonds, le Quantum Opportunity Fund, dédié au scale-up des start-up du calcul quantique.”

Notre fonds a l’ambition de se posi­tion­ner en inves­tis­seur de réfé­rence dans ces tours, compte tenu de la com­pé­tence que nous avons déve­lop­pée, en pous­sant les entre­prises à for­ma­li­ser des visions ambi­tieuses et à rai­son­ner en termes d’impact, pas uni­que­ment de déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Ma convic­tion est qu’il n’est pas trop tard pour l’Europe pour être dans la course, les socié­tés ont été créés deux à trois ans après leurs concur­rents nord-amé­ri­cains, mais le che­min est long et c’est main­te­nant avec ces tours de finan­ce­ment mas­sifs que les jeux vont se nouer.

Industrie quantique : Rythme annuel de création de start-up dans le quantique et répartition par pays.
Figure 4 : Rythme annuel de créa­tion de start-up dans le quan­tique et répar­ti­tion par pays.
La France se place bien dans la course mon­diale, l’Union euro­péenne fait jeu égal avec les États-Unis en termes de nombre de socié­tés mais est en retrait en matière de finan­ce­ment puisqu’elle col­lecte 10,8 % du capi­tal levé contre 70 % pour l’Amérique du Nord où les socié­tés sont plus matures. Source : Oli­vier Ezrat­ty, Unders­tan­ding Quan­tum Tech­no­lo­gies 2022

Un essoufflement des créations d’entreprises ?

Un autre com­men­taire sur la figure 4 : je suis pré­oc­cu­pé par le fait que le rythme de créa­tion d’entreprises a dimi­nué ces trois der­nières années. Plu­sieurs expli­ca­tions à cela, j’en cite­rai deux. Nous avons clai­re­ment vu émer­ger une pre­mière géné­ra­tion de scien­ti­fiques-entre­pre­neurs de talent qui ont por­té de beaux pro­jets aujourd’hui en phase de crois­sance, mais le vivier de talents est limi­té, on ne peut pas encore béné­fi­cier de l’expérience de fon­da­teurs de nou­veaux pro­jets entre­pre­neu­riaux qui seraient issus de la pre­mière géné­ra­tion de start-up du quan­tique (serial entre­pre­neurs) et, si l’on voit un flux de nou­veaux pro­jets de qua­li­té d’origine aca­dé­mique en Amé­rique du Nord (Har­vard, Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go…), le renou­vel­le­ment n’est pas aus­si mar­qué en Europe.

“La France a son ambitieuse Stratégie nationale sur le quantique mise en place début 2021.”

Une seconde expli­ca­tion à mon avis est que cer­tains ont l’impression que les jeux sont faits et qu’il n’y a plus de place pour de nou­velles ini­tia­tives. C’est vrai dans une cer­taine mesure et, pour cer­taines tech­no­lo­gies notam­ment pour le cal­cul quan­tique, on voit mal com­ment cer­tains pro­jets peuvent se faire une place quand la science issue des labo­ra­toires asso­ciés n’apporte pas un avan­tage déci­sif par rap­port à la concur­rence qui a trois à cinq ans d’avance.

Mais il faut faire preuve d’imagination, iden­ti­fier les appli­ca­tions non encore ser­vies par exemple, et faire por­ter les efforts sur celles-ci, ce qui réclame une réflexion stra­té­gique ini­tiale plus forte et une vision à long terme bien étayée et ambi­tieuse. C’est pour­quoi Quan­to­na­tion sou­tient plu­sieurs ini­tia­tives des­ti­nées à faire émer­ger de nou­veaux pro­jets, ce qu’on appelle des Ven­ture Stu­dios avec des moda­li­tés variées, en France (Quan­tum Launch­pad por­té par Da Vin­ci Labs), au Qué­bec (en lien avec la Zone d’innovation quan­tique de Sher­brooke) ou aux États-Unis (Cali­for­nie et Maryland). 

Voir plus large

Une autre façon de faire croître le pipe­line de pos­si­bi­li­tés est de voir plus large. Ma moti­va­tion ini­tiale à la créa­tion de Quan­to­na­tion était le finan­ce­ment de l’innovation en phy­sique, pas uni­que­ment la phy­sique de la seconde révo­lu­tion quan­tique avec intri­ca­tion et super­po­si­tion en pre­mière place, mais aus­si en ce que j’appelle la deep phy­sics, la phy­sique avec un pou­voir de dis­rup­tion important. 

Un exemple est issu direc­te­ment de l’article de Frank Wilc­zek cité plus haut, c’est la start-up Sen­so­rium basée à Nash­ville aux États-Unis qui déve­loppe des maté­riaux nou­veaux, des méta­ma­té­riaux qui per­mettent d’optimiser l’interaction entre la lumière et la matière, aux fins de créer des dis­po­si­tifs dans la bande de l’infrarouge loin­tain (8−12 μm). L’objectif ultime est d’ouvrir au plus grand nombre la capa­ci­té de voir dans cette bande, avec l’accès à de nou­velles don­nées sur notre envi­ron­ne­ment. « En élar­gis­sant consi­dé­ra­ble­ment le sen­so­rium humain, nous ouvri­rons les portes de la per­cep­tion et ver­rons le monde tel qu’il est réel­le­ment », dit Wilc­zek. Pas d’intrication en jeu mais « de la belle phy­sique » avec des appli­ca­tions évidentes. 

J’ai en tête deux socié­tés créées par des cama­rades qui sont pas­sés par le MIT, Jérôme Michon (X11) fon­da­teur de InS­pek en France et Charles Roques-Carmes (X13) fon­da­teur de Astrahl à Bos­ton, tous deux en pho­to­nique avec des appli­ca­tions en chi­mie et en ima­ge­rie médi­cale, je pense qu’on enten­dra par­ler d’eux… Je veux croire que l’engouement pour les tech­no­lo­gies quan­tiques va s’étendre rapi­de­ment à d’autres domaines de la phy­sique, c’est comme cela aus­si qu’on aura plus de beaux pro­jets qui vont inté­grer le por­te­feuille d’opportunités pour les inves­tis­seurs, et aus­si plus d’emplois à la clé pour nos jeunes phy­si­ciens et polytechniciens. 

Les effets positifs de la crise

Beau­coup à faire et de très belles pers­pec­tives donc, de nature à encou­ra­ger nos jeunes cama­rades à s’engager dans le sec­teur des tech­no­lo­gies quan­tiques, dans la recherche publique, la créa­tion d’entreprises, l’industrie. Mais on peut légi­ti­me­ment se deman­der si l’industrie quan­tique à peine émer­gente, qui com­mence à trou­ver ses appli­ca­tions, ne serait pas des­ti­née à être une des pre­mières vic­times de la crise économique. 

Paul-Fran­çois Four­nier (X89), direc­teur exé­cu­tif de la direc­tion inno­va­tion de BPI­france et grand sup­por­ter de l’industrie quan­tique et des deep tech en France, consi­dé­rait dans une inter­view récente aux Échos que l’écosystème de l’innovation en France était suf­fi­sam­ment mûr et rési­lient face à la crise, et il ajou­tait : « Rap­pe­lons aus­si aux inves­tis­seurs que c’est his­to­ri­que­ment dans les bas de cycle que se construisent les meilleurs rendements. » 

En plus d’une dis­ci­pline ren­for­cée dans la ges­tion des res­sources des entre­prises du sec­teur, la crise nous force à tra­vailler sur les appli­ca­tions à court terme, sur l’impact de ces tech­no­lo­gies pour la socié­té main­te­nant et pas seule­ment dans une décen­nie. C’est un défi que l’industrie doit rele­ver, je suis convain­cu que c’est fai­sable, j’ai esquis­sé quelques pistes plus haut, travaillons‑y !

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