Décider dans l’incertitude : les États-Unis s’engagent enfin face au changement climatique

Dossier : Environnement : comprendre et agirMagazine N°637 Septembre 2008
Par Claude HENRY

Le chimiste sué­dois Svante Arrhe­nius, dans ses travaux entre 1896 et 1907, parvient à la pre­mière esti­ma­tion quan­ti­ta­tive de l’ef­fet des gaz iden­ti­fiés par Tyn­dall sur la tem­péra­ture de la terre (voir encadré).

Repères
La pre­mière men­tion dans la lit­téra­ture sci­en­tifique de l’ef­fet de serre remonte à 1827. Dans un arti­cle trai­tant des équili­bres énergé­tiques de la planète, le math­é­mati­cien et physi­cien Joseph Fouri­er exam­i­na pour la pre­mière fois com­ment l’ef­fet de serre régule la tem­péra­ture de la terre. Entre 1859 et 1871, le physi­cien irlandais John Tyn­dall réal­isa une série d’ex­péri­ences visant à mon­tr­er que trois gaz dans l’at­mo­sphère sont très large­ment respon­s­ables de l’ef­fet de serre : la vapeur d’eau, le dioxyde de car­bone et le méthane.

Cent ans de recherche sur le changement climatique

Ces travaux l’ont amené à prévoir qu’un dou­ble­ment de la con­cen­tra­tion de gaz à effet de serre (de 300 ppm, la con­cen­tra­tion au début du XXe siè­cle) aurait pour con­séquence une aug­men­ta­tion de la tem­péra­ture moyenne sur terre entre 2 et 6º C, une prévi­sion cohérente avec les résul­tats des mod­èles les plus sophis­tiqués util­isés actuellement.

Puis, pen­dant plus de quar­ante ans, les sci­en­tifiques ont été muets sur l’ef­fet de serre et ses con­séquences pos­si­bles sur le cli­mat. Ce long silence a été rompu dans les années cinquante par Roger Rev­elle, directeur de l’In­sti­tut Scripps d’océanogra­phie à La Jol­la en Cal­i­fornie, (qui, plus tard, devenu pro­fesseur à Har­vard, influ­ença forte­ment l’un de ses élèves, Al Gore), qui affir­ma que le CO2, lié aux activ­ités humaines, s’ac­cu­mu­lait dans l’at­mo­sphère à un rythme élevé et menaçait la sta­bil­ité du cli­mat. Avec le géochimiste Charles Keel­ing, ils établirent, à par­tir d’ob­ser­va­tions régulières au mont Loa, à Hawaï, que l’ef­fet de serre est en aug­men­ta­tion con­stante et que cette aug­men­ta­tion est essen­tielle­ment d’o­rig­ine anthropique. En 1957, Keel­ing mesura une con­cen­tra­tion de CO2 de 314 ppm ; sa dernière mesure en 2005, juste avant sa mort, était de 380 ppm. Non seule­ment l’aug­men­ta­tion ne fléchis­sait pas, mais son rythme s’accélérait. 

Des modèles informatisés

Les don­nées col­lec­tées par Keel­ing incitèrent James Hansen, à l’In­sti­tut God­dard de la NASA à New York, à con­stru­ire l’un des deux pre­miers mod­èles infor­ma­tisés du cli­mat visant à éval­uer les con­séquences de l’ef­fet de serre sur le cli­mat. Les résul­tats du mod­èle de cli­mat dévelop­pé par Hansen eurent un tel effet sur le prési­dent Carter qu’il deman­da à la Nation­al Acad­e­my of Sci­ence d’é­val­uer la méthodolo­gie et les résul­tats de Hansen, ain­si que ses recom­man­da­tions pour agir. La réponse de la Nation­al Acad­e­my of Sci­ence fut rapi­de et sans ambiguïté : ” If car­bon diox­ide con­tin­ues to increase, the study group finds no rea­son to doubt that cli­mate changes will result, and no rea­son to believe that these changes will be neg­li­gi­ble. The cli­mate sys­tem has a built-in time delay. For this rea­son, what might seem like the most con­ser­v­a­tive approach-wait­ing for evi­dence of warm­ing in order to assess the mod­el’s accu­ra­cy-actu­al­ly amounts to the riski­est pos­si­ble strat­e­gy. We may not be giv­en a warn­ing until the CO2 load­ing is such that an appre­cia­ble cli­mate change is inevitable.

Mal­heureuse­ment, cette con­clu­sion fut enter­rée avec la car­rière poli­tique de Carter en 1980. Depuis 1988, le proces­sus, con­tinu, d’in­ves­ti­ga­tion du GIEC (voir encadré) con­tribue à la con­nais­sance sci­en­tifique de l’évo­lu­tion du cli­mat d’une manière rigoureuse, sys­té­ma­tique­ment organ­isée et con­trôlée, tant du point de vue théorique qu’empirique, ce qui leur a valu l’at­tri­bu­tion en décem­bre 2007 du prix Nobel de la paix. Il est donc d’au­tant plus remar­quable que le gou­verne­ment des États-Unis ait rejeté les travaux du GIEC comme non fondés scientifiquement.

Ce rejet peut s’ex­pli­quer en par­tie par le fait que les élé­ments réu­nis par le GIEC ne pos­sè­dent pas les attrib­uts de la sci­ence canon­ique (déter­min­iste ou probabiliste). 

Incertitude scientifique et prise de décision

Dans son traité sur la prob­a­bil­ité, pub­lié en 1921, John May­nard Keynes fait une dis­tinc­tion claire entre deux types d’in­cer­ti­tudes : la pre­mière peut être car­ac­térisée par des prob­a­bil­ités, tan­dis que c’est impos­si­ble pour la sec­onde. La sci­ence du change­ment cli­ma­tique relève encore en par­tie d’une incer­ti­tude du sec­ond type.

L’information objec­tive dont le décideur dis­pose ne peut se résumer par une loi de probabilités

Dans son dernier rap­port, pub­lié en 2007, le GIEC a dis­tin­gué six scé­nar­ios d’émis­sions de gaz à effet de serre. Leur méthodolo­gie a con­duit à des con­clu­sions telles que : ” Entre 1990 et 2100, la tem­péra­ture moyenne glob­ale sur terre aug­mentera de 1,1º C à 6,4º C. ” Cet inter­valle est la con­séquence de la diver­sité des scé­nar­ios et mod­èles sous-jacents. Aucune dis­tri­b­u­tion de prob­a­bil­ités ne peut être asso­ciée à cet inter­valle [1,1, 6,4]. L’in­for­ma­tion objec­tive (ou ” sci­en­tifique ”) dont le décideur dis­pose ne peut se résumer, ou même se représen­ter de manière rap­prochée, par une loi de probabilités.

L’in­tro­duc­tion du qua­trième rap­port du GIEC met cette sit­u­a­tion bien en lumière dans sa clas­si­fi­ca­tion des con­clu­sions sci­en­tifiques qu’il pro­pose. Trois approches dif­férentes, faisant cha­cune appel à une ter­mi­nolo­gie par­ti­c­ulière, sont adop­tées pour décrire les incer­ti­tudes. Leur choix dépend tout à la fois de la nature de l’in­for­ma­tion disponible et de l’avis autorisé des auteurs quant à l’ex­ac­ti­tude et au degré d’ex­haus­tiv­ité des con­nais­sances sci­en­tifiques actuelles. 

Trois approches des incertitudes

Un groupe inter­na­tion­al d’experts
L’au­torité en matière de sci­ence du change­ment cli­ma­tique est le Groupe inter­gou­verne­men­tal d’ex­perts sur l’évo­lu­tion du cli­mat (GIEC, en anglais IPCC). Le GIEC est un groupe inter­na­tion­al d’ex­perts sci­en­tifiques, tra­vail­lant sous l’égide de l’ONU et de l’Or­gan­i­sa­tion météorologique mon­di­ale. Ces sci­en­tifiques sont choi­sis par leurs pairs, pays par pays. Leur tra­vail est organ­isé en sous-groupes par domaine d’in­ves­ti­ga­tion ; ces sous-groupes con­fron­tent leurs résul­tats puis les rassem­blent dans des rap­ports pub­liés péri­odique­ment (1990, 1995, 2001, 2007). Pour ce faire, ils col­lectent dans le monde entier les don­nées per­ti­nentes disponibles, sus­ci­tent la pro­duc­tion de don­nées nou­velles, sur cette base, mobilisent leurs com­pé­tences respec­tives (en physique, chimie, biolo­gie, écolo­gie, économie, etc.) pour éval­uer les com­posantes et les con­séquences du change­ment climatique.

Lorsque l’é­val­u­a­tion de l’in­cer­ti­tude est qual­i­ta­tive, elle con­siste à don­ner une idée approx­i­ma­tive de la quan­tité et de la qual­ité des élé­ments probants (c’est-à-dire des infor­ma­tions théoriques ou tirées d’ob­ser­va­tions ou de mod­èles indi­quant si une opin­ion ou propo­si­tion est vraie ou val­able) ain­si que du degré de con­cor­dance (c’est-à-dire du niveau de con­ver­gence des doc­u­ments sur une con­clu­sion don­née). Lorsque l’é­val­u­a­tion de l’in­cer­ti­tude est plutôt quan­ti­ta­tive et fondée sur un avis autorisé quant à l’ex­ac­ti­tude des don­nées, des analy­ses ou des mod­èles util­isés, des degrés de con­fi­ance sont employés pour exprimer la prob­a­bil­ité qu’une con­clu­sion est cor­recte (de ” très faible ” à ” très élevé ”).

Lorsque l’é­val­u­a­tion de l’in­cer­ti­tude con­cerne des résul­tats pré­cis et qu’elle est fondée sur un avis autorisé et une analyse sta­tis­tique d’une série d’élé­ments probants (par exem­ple des obser­va­tions ou des résul­tats de mod­èles), les fourchettes de prob­a­bil­ité util­isées pour exprimer la prob­a­bil­ité d’oc­cur­rence vont de ” excep­tion­nelle­ment improb­a­ble ” à ” pra­tique­ment certain “.

Le pro­to­cole de Kyoto n’impose pas d’objectifs con­traig­nants aux pays en voie de développement

Si un décideur rejette a pri­ori comme ” de la sci­ence dou­teuse ” tout fait non ambigu (l’am­biguïté désigne le sec­ond type d’in­cer­ti­tude défi­ni plus haut), cela sig­ni­fie qu’il s’en tient à la max­imi­sa­tion de son espérance d’u­til­ité rel­a­tive à un pro­fil de risque sur la base de faits qui sont sci­en­tifique­ment non ambi­gus, ce qui reflète le fait que son aver­sion à l’am­biguïté est supérieure à son aver­sion au risque. En cela, il nég­lige un large pan d’in­for­ma­tions sci­en­tifiques, qui, bien qu’in­cer­taines, peu­vent être crédi­bles et décisives.

Ain­si, une façon de car­ac­téris­er le principe de pré­cau­tion con­siste à recon­naître que l’op­ti­mi­sa­tion sur la base d’actes qui ne sont pas sci­en­tifique­ment ambi­gus n’est pas opti­male. En d’autres ter­mes, la pré­cau­tion néces­site que le décideur opti­mise sur un éven­tail plus large que celui des actes sci­en­tifique­ment non ambigus. 

L’Amérique doit faire le bon choix

Préfér­er le risque à l’ambiguïté
Ce type de com­porte­ment a été observé pour d’autres prob­lèmes d’en­vi­ron­nement et de san­té publique, tels que les risques san­i­taires liés à l’ami­ante (pour lequel des cor­réla­tions fortes entre l’oc­cu­pa­tion de postes de tra­vail exposés aux pous­sières d’ami­ante et les atteintes aux bronch­es et aux poumons ont été établies dès 1898), l’u­til­i­sa­tion d’hor­mones de crois­sance dans l’él­e­vage, les liens entre encéphalopathie spongi­forme bovine et mal­adie de Creutzfeldt-Jakob, chlo­ro­flu­o­ro­car­bones et couche d’o­zone, mal­adies induites par les PCB, épuise­ment des ressources halieu­tiques dans cer­tains secteurs des océans, etc.
Dans tous ces exem­ples, il exis­tait un mod­èle théorique sans aucun doute incom­plet mais ren­dant compte des élé­ments fon­da­men­taux de la réal­ité et par ailleurs en accord avec des don­nées empiriques non anec­do­tiques jus­ti­fi­ant de déclencher la mise en oeu­vre du principe de précaution.
On observe le retard, sou­vent d’am­pleur et des con­séquences con­sid­érables entre le moment où ce seuil est franchi et le moment où une action appro­priée est engagée.

En décem­bre 1997, le pro­to­cole de Kyoto est adop­té par les par­ties à la Con­ven­tion cadre sur le change­ment cli­ma­tique. L’ap­pro­ba­tion don­née à l’époque par l’ad­min­is­tra­tion Clin­ton était déjà vide de sens. En effet, six mois aupar­a­vant, le Sénat améri­cain avait passé une réso­lu­tion par une majorité écras­ante (95/0), pour que le Pro­to­cole ne soit pas rat­i­fié tant que des objec­tifs con­traig­nants de réduc­tion d’émis­sions ne seraient imposés qu’aux pays indus­tri­al­isés. Le Pro­to­cole n’im­pose en effet pas d’ob­jec­tifs con­traig­nants aux pays en voie de développe­ment, du fait qu’ils n’ont été que peu respon­s­ables de l’ac­cu­mu­la­tion de CO2 dans l’at­mo­sphère, et qu’ils ne devraient pas être privés des moyens de leur pro­pre développe­ment. L’ad­min­is­tra­tion Bush ren­força l’op­po­si­tion améri­caine aux objec­tifs con­traig­nants de réduc­tion d’émis­sions. Il est ain­si impor­tant de soulign­er que l’at­ti­tude du Sénat et de l’ad­min­is­tra­tion Bush ne peut s’ex­pli­quer unique­ment par leur con­cep­tion de la sci­ence du change­ment cli­ma­tique, mais égale­ment par des con­sid­éra­tions politiques.

Depuis qua­tre ou cinq ans, dans de nom­breux États, villes, entre­pris­es, etc., l’é­tat d’e­sprit a con­sid­érable­ment changé. Même cer­taines per­son­nal­ités influ­entes de la droite chré­ti­enne, comme Richard Cisik, sont désor­mais mobil­isées au nom de l’é­gard dû aux créa­tures de Dieu : ” Indépen­dam­ment du choix d’autres nations à con­tribuer à la solu­tion, l’Amérique doit faire le bon choix. ”

En avril dernier à Paris, George Bush a finale­ment recon­nu la néces­sité d’une lég­is­la­tion fédérale oblig­a­toire pour lut­ter con­tre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et a présen­té un plan des­tiné à arrêter la crois­sance des émis­sions améri­caines d’i­ci 2025, un pro­grès par rap­port à l’ob­jec­tif précé­dent qui con­sis­tait à ralen­tir la crois­sance des émis­sions à par­tir de 2012. La réac­tion générale a con­sisté à dire que l’ex­pres­sion ” trop peu, trop tard ” était un euphémisme pour qual­i­fi­er le nou­veau plan.

Le gou­verne­ment des États-Unis va enfin s’en­gager dans la lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique, mais trente ans ont été per­dus depuis l’ap­pel de la Nation­al Acad­e­my of Sci­ence, en 1979, à l’ap­pli­ca­tion du principe de pré­cau­tion. Les efforts à réalis­er seront d’au­tant plus gigan­tesques en ter­mes de change­ment de com­porte­ment indi­vidu­el et col­lec­tif, de courage poli­tique, d’ini­tia­tives économiques et finan­cières. Espérons que l’évo­lu­tion des men­tal­ités et des com­porte­ments don­nera tort à ce qu’écrivait Jean-Pierre Dupuy en 2002 : ” To turn around what we iden­ti­fy with progress, would have such phe­nom­e­nal con­se­quences that we refuse to believe what we indeed know as being true. ”

Vers une loi contraignante
Le prési­dent Bush quit­tera le pou­voir en jan­vi­er prochain et les can­di­dats à l’élec­tion prési­den­tielle sont en faveur de restric­tions plus sévères sur les émis­sions que celles pro­posées par Bush (même si cer­taines mau­vais­es habi­tudes élec­torales, comme la propo­si­tion du can­di­dat McCain de sup­primer la taxe sur l’essence cet été, ont la vie dure). Une loi imposant des objec­tifs con­traig­nants de réduc­tion d’émis­sions de gaz à effet de serre, sem­blable au pro­jet déposé par les séna­teurs Lieber­man et Warn­er, n’en­tr­era vraisem­blable­ment pas en vigueur avant 2014, mais il y a désor­mais suff­isam­ment d’a­gents aux États-Unis tra­vail­lant en vue des change­ments néces­saires, et leur influ­ence croît.

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