De Polytechnique à l’histoire de la Marine : mon expérience de l’université

Dossier : HistoireMagazine N°771 Janvier 2022
Par Bernard LUTUN (74)

Pour Bernard Lutun (74), l’entrée dans la car­rière de l’histoire s’est faite par le corps de l’Armement et plus par­ti­c­ulière­ment par les arse­naux du Giat et l’histoire de la Marine, sujets d’une thèse. Doc­teur selon le mod­èle 1984, avant la réforme du doc­tor­at de l’université française, l’auteur pro­pose une relec­ture cri­tique de cette réforme calquée sur le mod­èle du PhD américain.

Rien ne sem­blait me des­tin­er aux études his­toriques. Je les ai com­mencées par curiosité et con­tin­uées pour ter­min­er de vastes con­struc­tions qui m’ont coûté beau­coup d’efforts. À l’École, les cours d’architecture d’Arsac et de Doulci­er m’ont mar­qué comme d’autres élèves, et j’ai pen­sé que leur pro­fes­sion me con­viendrait tout à fait. Plusieurs con­sid­éra­tions m’obligeaient pra­tique­ment à y pénétr­er par le corps des Ponts et Chaussées, ce que mon rang de classe­ment m’interdisait ; je me suis rabat­tu sur le corps de l’Armement.

Le changement de statut des arsenaux

J’ai com­mencé ma car­rière dans les arse­naux du Giat en 1979 et, grâce à un assez long séjour dans des usines homo­logues en Alle­magne, j’ai dev­iné ce qui n’allait pas : un corps de direc­tion, le mien, dépourvu de l’esprit qui con­vient à l’industrie, une régle­men­ta­tion aus­si peu adap­tée à cette activ­ité, l’absence de respon­s­abil­ité réelle à tous les niveaux et enfin l’attitude con­stante du gou­verne­ment qui a ten­du à écarter les arse­naux de la maîtrise d’œuvre des pro­grammes d’armement les plus mod­ernes, au point que la leur, pour­tant fort éten­due, a fini par s’en trou­ver dan­gereuse­ment amoindrie.

Le cli­mat poli­tique, à l’époque, était con­traire au change­ment de statut de ces étab­lisse­ments. Une pre­mière ten­ta­tive avait eu lieu en 1963, lorsqu’il était pos­si­ble de con­stituer avec la mai­son Schnei­der ou à côté d’elle un groupe puis­sant de mécanique qui n’aurait pas dépen­du des seules com­man­des mil­i­taires. On a lais­sé pass­er l’occasion sans se douter qu’elle ne se représen­terait pas. Il est vrai que, dans les corps mil­i­taires chargés d’arsenaux, une minorité d’ingénieurs, met­tant de côté l’intérêt de corps, prô­nait, depuis 1957 au moins et plus ou moins secrète­ment, le change­ment de statut. L’état du Giat per­met enfin à l’un d’eux, ancien directeur des arme­ments ter­restres, de dire la vérité en 1986. Son rap­port, suivi de la chute du mur de Berlin, rendait l’étude que j’avais en vue sans util­ité pour l’action. On a vite oublié les arse­naux et le gaspillage, suite des gaspillages précé­dents, qui a accom­pa­g­né un change­ment subit et non pré­paré. Cet oubli est quelque peu sus­pect, après tout ce qui s’était passé depuis 1936 et même dans les dernières années de leur existence.

Les arsenaux de la Marine comme cas d’école

L’étude des arse­naux était pain bénit pour les soci­o­logues à cause du sys­tème de castes qui y pré­valait. Michel Crozi­er avait mon­tré la voie dans son Phénomène bureau­cra­tique, dont les deux cas pra­tiques sont la direc­tion de Paris des chèques postaux et les man­u­fac­tures des tabacs, étudiées vers 1955. J’ai cru que je ne réus­sir­ais pas dans cette voie, à cause de ma posi­tion et du genre de ques­tions que j’aurais à pos­er à des per­son­nes qui étaient plus que des témoins. La solu­tion de l’étude his­torique sup­po­sait un ray­on d’action beau­coup plus grand, des études plus longues pour un résul­tat aléa­toire, mais au moins l’on ne refuserait pas de me répon­dre. J’ai tou­jours cher­ché à ne pas trop éten­dre mon champ d’investigation, afin de ne pas me per­dre. Si j’avais con­nu le statut actuel de l’histoire en général et la dif­fi­culté de ma tâche, je me serais abstenu.

“Je suis resté un étranger dans l’université.”

Je me suis au con­traire engagé et, en con­sid­érant le par­ti que j’ai tiré des archives, je n’ai pas à me plain­dre des résul­tats obtenus. De l’étude des arse­naux de la Marine, je suis passé à la Marine elle-même, puis à l’ancienne fonc­tion publique et aux finances publiques, le tout sur une péri­ode de trois siè­cles, en tirant des con­clu­sions val­ables pour le passé et même pour le temps présent. D’un autre côté, bien que j’aie suivi le cur­sus uni­ver­si­taire de la licence au doc­tor­at mod­èle 1984, je suis resté un étranger dans l’université : tel est le prix de la liber­té intel­lectuelle. C’est que l’histoire n’est plus une sci­ence morale utile à tous, mais une sim­ple dis­ci­pline académique. Or des his­to­riens français par­mi les plus grands n’étaient pas des pro­fes­sion­nels. Cer­tains étaient venus à l’histoire et par­laient savam­ment de la par­tie qui était en rap­port avec leur méti­er ; d’autres étaient des « ama­teurs », des « curieux », des « éru­dits »… et sou­vent des ren­tiers. Mar­cel Pag­nol, fils d’instituteur, a écrit dans La Gloire de mon père : « Les cours d’histoire étaient élégam­ment truqués dans le sens de la vérité répub­li­caine. Je n’en fais pas grief à la République : tous les manuels d’histoire du monde n’ont jamais été que des livrets de pro­pa­gande au ser­vice des gou­verne­ments. » Je dirai que cette con­stata­tion s’étend depuis longtemps aux pro­duc­tions de l’université, en dépit de la liber­té qui devrait y régn­er, ain­si qu’aux avancements.

De l’ancienne fonction publique à la nouvelle

La prin­ci­pale con­clu­sion de mes travaux se rap­porte à l’ancienne fonc­tion publique. Je n’ai pas décou­vert l’existence des officiers civils et mil­i­taires à brevet ou à com­mis­sion de la Marine, mais je les ai étudiés méthodique­ment et j’ai pu trac­er leur statut général et y adjoin­dre les statuts par­ti­c­uliers traduits dans la loi pour cha­cun de la dizaine de corps qui la com­po­saient ; leurs traits sont ceux de l’actuelle fonc­tion publique de l’État, à l’exception de la noblesse pour les officiers de marine. Ces officiers, qui exis­tent dans toutes les admin­is­tra­tions et pour­raient être les plus nom­breux, entrent au ser­vice sans pay­er la finance de leur emploi, à la dif­férence des officiers de jus­tice ou de finance, eux aus­si soumis à des statuts écrits. J’ai décrit mes trou­vailles dans ma thèse, mais sans con­clure de manière trop nette : la pro­fes­sion ne l’admet pas. Une autre con­clu­sion mérit­erait d’être exam­inée au prof­it des hôpi­taux publics dont l’organisation dual­iste, avec la dom­i­na­tion d’un corps admin­is­tratif incom­pé­tent, ressem­ble à celle qui a sévi avec plus ou moins d’intensité de 1631 à 1900 dans les ports de guerre et qui a pro­duit gaspillages et irresponsabilité.

La perte de l’ancienne thèse de doctorat

Le grand cham­barde­ment de l’enseignement pri­maire et sec­ondaire à par­tir de 1963 a porté un coup ter­ri­ble aux dis­ci­plines lit­téraires ain­si qu’à la langue. Puis la grande thèse a été rem­placée par la petite, sans sélec­tion sérieuse des étu­di­ants, si bien que l’on dis­pose d’une énorme quan­tité de mémoires inex­ploita­bles. Cer­tains ne com­pren­nent ni les doc­u­ments qu’ils lisent, ni les con­cepts qu’ils manient, ni même par­fois la langue française. Le choix y est pour­tant aus­si néces­saire que dif­fi­cile et ces travaux ne peu­vent inspir­er la même con­fi­ance que les anci­ennes thès­es d’État. On a dit que la thèse mod­èle 1984 devait, dans l’intérêt même de la sci­ence française, être alignée sur le PhD : les com­para­isons que j’ai pu faire ne sont pas à son avan­tage. La masse des étu­di­ants étouffe l’université et détourne de métiers hon­or­ables, quoique non intel­lectuels, des jeunes qui se rendraient utiles au pays tout en étant con­tents de leur sort. Hélas, la réal­i­sa­tion du plan Langevin-Wal­lon a don­né l’illusion de l’égalité uni­verselle mais, en réal­ité, le préjugé con­tre les métiers manuels s’est aggravé, il fait un tort infi­ni à la France et l’obésité de l’université lui nuit tout autant.

Sortir du cumul recherche-enseignement ? 

Que con­seiller donc à un jeune que l’histoire attire, qu’il ait ou non un méti­er en mains ? Quand je dis his­toire, je pense à la recherche his­torique, écartelée entre le CNRS où, depuis 1982, l’on est cen­sé être chercheur à vie, et l’université, où il est dif­fi­cile de con­juguer recherche et enseigne­ment et où la recherche tend à n’être qu’un moyen d’avancement, quand il ne s’agit pas de sim­ple com­pi­la­tion ou vul­gar­i­sa­tion. Il vaudrait mieux, dans l’intérêt de la sci­ence, don­ner aux enseignants la pos­si­bil­ité de men­er des recherch­es à plein temps qui seraient définies dans des con­trats passés avec l’université qui les emploie : on serait enseignant et chercheur non pas simul­tané­ment mais suc­ces­sive­ment, il n’y aurait plus de chercheurs à vie et bien des enseignants ne feraient plus de recherche.

Les chercheurs dans mon genre gar­dent une place dans la recherche his­torique : ils peu­vent lui faire faire des pro­grès par un regard direct sur des faits com­pa­ra­bles, ils sont irrem­plaçables dans cer­tains domaines et leur con­cur­rence per­met quelque­fois de réveiller des esprits endormis ou trop par­ti­aux. La méthode his­torique est facile, et il est grat­i­fi­ant de mieux com­pren­dre par l’étude le monde dans lequel on vit et de se met­tre ain­si en état d’influencer ceux qui ont le pou­voir d’agir en grand. D’autres sci­ences humaines sont égale­ment utiles, quand elles sont util­isées à bon escient. Le prob­lème est qu’elles ont per­du leurs auteurs et leur pub­lic naturel hors de l’université. Cepen­dant, il est encore per­mis de penser que ceux qui en sont réelle­ment capa­bles parvien­dront un jour à relever les études lit­téraires en France.

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