De l’usage de la théorie des jeux dans le fonctionnement des organisations

Dossier : Le conseil en managementMagazine N°548 Octobre 1999
Par Ivan GAVRILOFF (81)
Par Bruno JARROSSON

Un placement à 70 % sur trente secondes

L’o­ra­teur se présente devant le groupe. Il pose sur la table un bil­let de deux cents francs et trois pièces de dix francs. Puis il pro­pose au pub­lic le pari suiv­ant : Je parie trente francs qu’à celui qui me donne cent francs je donne deux cents francs. Cette propo­si­tion est val­able pour trente secondes.

Immé­di­ate­ment, une per­son­ne se pré­cip­ite et donne à l’o­ra­teur un bil­let de cent francs. L’o­ra­teur prend le bil­let et déclare à la per­son­ne : Je vous remer­cie. J’ai per­du mon pari. Voilà vos trente francs. Il donne à la per­son­ne les trois pièces de dix francs et garde le bil­let de cent francs.

La théorie des jeux, ini­tiée par le math­é­mati­cien John von Neu­mann, s’ef­force de for­malis­er les déci­sions en util­isant la logique et les math­é­ma­tiques, ceci dans des sit­u­a­tions dont les règles sont claires.

Son intérêt prin­ci­pal est d’en­vis­ager de façon froide et objec­tive les diver­gences d’in­térêts. Dans un jeu, on cherche en général à gag­n­er au détri­ment de l’autre. La théorie des jeux éclaire de façon intéres­sante les diver­gences d’in­térêts. Dans son livre Stratégie du con­flit, Thomas Schelling en tire quelques leçons qui ren­versent les idées com­munes sur les sit­u­a­tions de déci­sion et la négociation.

Un bon négociateur ne dispose pas forcément de marge de manœuvre

Un bon moyen de gag­n­er une négo­ci­a­tion con­siste à se met­tre en sit­u­a­tion de ne pas pou­voir céder. Quelques exem­ples illus­trent ce procédé.

Lors d’un con­flit du tra­vail, sup­posons que le syn­di­cat ait éval­ué à 500 F l’aug­men­ta­tion réclamée, alors que les employeurs, de leur côté, esti­ment ne pou­voir en accorder plus de 300. Les représen­tants du syn­di­cat peu­vent juger oppor­tun de per­suad­er le per­son­nel que la direc­tion est en mesure de fournir l’ef­fort qui lui est demandé et qu’eux, les représen­tants du syn­di­cat, ne seraient pas à la hau­teur s’ils n’obte­naient pas satisfaction.

L’ob­jec­tif de cette manœu­vre est de démon­tr­er aux employeurs qu’en n’ob­tenant pas les 500 F demandés, les représen­tants per­dent leur crédi­bil­ité. Ce faisant, les syn­di­cal­istes réduisent délibéré­ment leur marge de manœu­vre et pla­cent la direc­tion face à un risque de grève qu’ils ne seraient plus en mesure d’é­carter mais ne résulte pour­tant que de leur pro­pre attitude.

Autre exem­ple : au Japon, les cheminots grévistes s’asseyent sur les voies dans la gare pour impos­er le blocage des trains. La con­tre-mesure appro­priée est la suiv­ante : le con­duc­teur de la motrice la met en marche avant lente, quitte le train, tra­verse la gare à pied et remonte à bord quand elle repasse à sa hau­teur. Ain­si, le gréviste sait dès le départ que la loco­mo­tive ne s’ar­rêtera pas pour éviter de l’écraser.

Tant que le con­duc­teur reste aux com­man­des, la faib­lesse de sa posi­tion réside dans le fait qu’il est en mesure de s’ar­rêter plus vite que les man­i­fes­tants ne peu­vent quit­ter la voie et que ceux-ci le savent. En quit­tant la loco­mo­tive, le con­duc­teur sup­prime sa marge de manœu­vre ; il ne peut plus céder. Les grévistes sont oblig­és de se retir­er de la voie.

Il leur est cepen­dant pos­si­ble d’adopter une con­tre con­tre-mesure : s’en­chaîn­er à la voie et jeter les clés du cade­nas, à la con­di­tion toute­fois d’en avis­er le con­duc­teur à temps, c’est-à-dire avant qu’il ait lui-même quit­té sa machine. Le con­duc­teur aura évidem­ment intérêt à ne pas s’en aviser.

Cha­cun sait que ce sont les rich­es plutôt que les pau­vres qui sont soumis à des chan­tages et à des enlève­ments. Ceci parce qu’ils dis­posent d’une marge de manœu­vre — la pos­si­bil­ité de pay­er — qui les met en posi­tion de faiblesse.
Si votre adver­saire dans la négo­ci­a­tion pense que vous n’êtes pas acces­si­ble à cer­tains argu­ments, il renon­cera à faire val­oir ces argu­ments, même s’il les juge val­ables. Au con­traire, si vous êtes perçu comme un indi­vidu rationnel, on pour­ra plus facile­ment prévoir vos réac­tions et vos atti­tudes, ce qui con­stitue un désa­van­tage. Telle était la théorie de Hen­ry Kissinger qui pen­sait que pour obtenir davan­tage des Sovié­tiques, il fal­lait se mon­tr­er capa­ble de com­porte­ments irra­tionnels, imprévis­i­bles voire même irre­spon­s­ables. Se mon­tr­er inapte à com­pren­dre les argu­ments revient à réduire sa marge de manœuvre.

Un homme se présente à votre porte et men­ace de se tuer si vous ne lui don­nez pas quelque argent. Ses chances d’obtenir gain de cause sont bien meilleures si ses yeux sont injec­tés de sang que s’il paraît raisonnable et maître de soi. D’un autre côté, il est inutile de profér­er une men­ace de destruc­tion mutuelle à l’en­con­tre d’un inter­locu­teur inca­pable d’en saisir la portée ou d’en faire val­oir les con­séquences auprès de ceux qu’il représente. Dans cet esprit, les per­son­nes jugées irre­spon­s­ables par le corps médi­cal échap­pent aux sanc­tions de justice.

Le négociateur doit manier la casuistique

Lorsque l’un des négo­ci­a­teurs parvient à un point où cer­taines con­ces­sions doivent être envis­agées, il lui faut pren­dre en compte que toute con­ces­sion de sa part rap­proche sa posi­tion de celle de l’ad­ver­saire et donne l’im­pres­sion qu’il est de moins en moins résolu à se défendre. Une con­ces­sion peut être inter­prétée comme un début de capit­u­la­tion et peut faire croire à l’ad­ver­saire que la posi­tion précé­dente avait pour but de le tromper, aug­men­tant ain­si son scep­ti­cisme face aux propo­si­tions à venir. Il est donc indis­pens­able de trou­ver une “bonne rai­son” pour jus­ti­fi­er chaque con­ces­sion, éventuelle­ment à l’aide d’une réin­ter­pré­ta­tion rationnelle, et suff­isam­ment con­va­in­cante aux yeux de l’ad­ver­saire, de l’en­gage­ment précédent.

Il n’est pas inutile d’avoir recours dans ce but aux ressources de la casu­is­tique, par exem­ple pour relever l’ad­ver­saire d’un engage­ment antérieur. Ce sera le cas si l’on parvient à démon­tr­er à l’ad­ver­saire qu’il n’est pas réelle­ment lié par cet engage­ment ou qu’il a été induit en erreur par une appré­ci­a­tion erronée de la sit­u­a­tion. Un engage­ment peut, au demeu­rant, être ren­du suff­isam­ment impré­cis pour que les con­trac­tants et les obser­va­teurs extérieurs éventuels ne puis­sent établir avec cer­ti­tude si les claus­es ont été respec­tées ou pas. (Ce résul­tat peut être obtenu en démon­trant l’am­biguïté et le manque de clarté des notions util­isées comme con­di­tion, par exem­ple la “pro­duc­tiv­ité” prônée par la direc­tion d’une société, en sorte que l’en­gage­ment ini­tial se trou­ve sen­si­ble­ment atténué, voire dénoué de facto.)

Dans le cas que nous venons d’évo­quer, il n’est pas néces­saire­ment avan­tageux pour l’ad­ver­saire d’être relevé de ses engage­ments antérieurs. Cepen­dant, lorsque l’ad­ver­saire sem­ble sur le point de con­sen­tir une con­ces­sion mod­érée, il devient pos­si­ble de l’aider à pren­dre sa déci­sion en faisant val­oir à ses yeux que cette con­ces­sion n’est pas en con­tra­dic­tion avec sa posi­tion ini­tiale et ne remet pas en ques­tion les principes qu’il a pu évo­quer précédem­ment. En d’autres ter­mes, la sit­u­a­tion doit lui être présen­tée rationnelle­ment sous une forme qui min­imise le béné­fice que l’on retir­era soi-même de sa con­ces­sion, sous peine de le voir y renoncer.

Des promesses, toujours des promesses

Con­traire­ment aux apparences, une promesse peut ren­forcer la posi­tion de celui qui promet et donc affaib­lir celle de celui qui reçoit la promesse. Ce qui implique qu’il peut être astu­cieux de ne pas recevoir de promesse.

Con­sid­érons deux asso­ci­a­tions C et D, ayant le même objet, qui s’ap­prê­tent à présen­ter cha­cune une demande de sub­ven­tion à un min­istère. La sit­u­a­tion se présente de la façon suivante :

  • si ni C ni D ne présen­tent pas de demande de sub­ven­tion, C ne recevra rien et D recevra 20 000 F ;
  • si C ne présente pas de demande mais que D en présente une, C recevra 10 000 F et D 100 000 F ;
  • inverse­ment, si D ne présente pas de demande mais que C en présente
    une, C recevra 100 000 F et D seule­ment 10 000 F ;
  • si C et D présen­tent l’une et l’autre des deman­des de sub­ven­tions, on prévoit que ces deux deman­des se nuiront. C recevra 20 000 F et D rien du tout.


À pre­mière vue, la sit­u­a­tion est défa­vor­able à l’as­so­ci­a­tion D. En effet, l’in­térêt de C est de présen­ter une demande. Quelle que soit la déci­sion de D, C recueille plus d’ar­gent s’il demande une sub­ven­tion que s’il n’en demande pas (si D demande une sub­ven­tion, C gagne alors 20 000 au lieu de 10 000 et si D n’en demande pas, C gagne 100 000 au lieu de zéro). C décide donc de deman­der une sub­ven­tion. L’in­térêt de D est alors de ne pas en deman­der (pour gag­n­er 10 000 F plutôt que rien).

C gagne alors 100 000 F et D seule­ment 10 000 F.

Toute­fois, D peut ren­vers­er la sit­u­a­tion en faisant à C la promesse suiv­ante : Si je gagne 100 000 F, je vous en donne 20 000. D décide ensuite de deman­der une sub­ven­tion. Si C en demande une aus­si, il n’ob­tien­dra que 20 000 F. S’il n’en demande pas, il obtien­dra 10 000 F du min­istère et 20 000 F de D soit en tout 30 000 F.

L’in­térêt de C, dans ce cas, est donc de ne pas deman­der de sub­ven­tion. D gagne alors 100 000 F moins 20 000 F soit 80 000 F et D 30 000 F. Grâce à sa promesse, D a réus­si à gag­n­er 70 000 F aux dépens de C. Il est bien évi­dent que C n’a aucun intérêt à laiss­er D con­tracter un tel engagement.

Le principe de la promesse ayant un objet détourné est à la base de l’ar­ti­cle 26 du traité de paix des États-Unis avec le Japon. Cet arti­cle stip­ule que le Japon devrait con­céder cer­tains ter­ri­toires aux États-Unis si une sit­u­a­tion le con­dui­sait à faire des con­ces­sions à un autre pays.

Alors qu’en 1956 le Japon fai­sait l’ob­jet de pres­sions sovié­tiques, John Fos­ter Dulles, alors Secré­taire d’É­tat améri­cain, men­tion­na au cours d’une con­férence de presse qu’il avait dû rap­pel­er récem­ment aux Japon­ais l’ex­is­tence de cette clause. Le but évi­dent de la démarche du Secré­taire d’É­tat était de ren­forcer la posi­tion des Japon­ais. En “rap­pelant” ain­si l’ex­is­tence de cet arti­cle, Dulles leur per­me­t­tait de déclar­er à leur tour aux Sovié­tiques : Si nous le faisons pour vous, il nous fau­dra le faire pour les autres.

L’erreur de Nikita Krouchtchev, afin que nul n’en ignore

Le 14 octo­bre 1962, la CIA décèle la présence à Cuba de fusées nucléaires et de leurs ram­pes de lance­ment. Ces fusées sont de portée suff­isante pour attein­dre en quelques min­utes le ter­ri­toire des États-Unis, ce qui con­stitue, du point de vue améri­cain, une men­ace inac­cept­able. Le temps presse car selon la CIA, les mis­siles seront opéra­tionnels le 24 octobre.

L’ob­jec­tif des États-Unis est de con­train­dre les Sovié­tiques à retir­er leurs mis­siles. Deux solu­tions reti­en­nent l’at­ten­tion du comité de crise :

  • un blo­cus naval des­tiné à empêch­er l’ar­rivée de nou­velles fusées et à
    gên­er Cuba. Le blo­cus sera éventuelle­ment suivi d’une action plus violente ;
  • un bom­barde­ment immé­di­at de tous les sites de mis­siles, accom­pa­g­né éventuelle­ment d’un débar­que­ment sur l’île.


Mais cette façon de voir est incom­plète car le risque de guerre nucléaire est réel et on peut penser que, des deux côtés, on est prêt à davan­tage de sub­til­ité pour éviter la mon­tée aux extrêmes.

Après exa­m­en plus appro­fon­di de la sit­u­a­tion, le comité de crise envis­age qua­tre scé­nar­ios qu’il tente d’évaluer :

  • un blo­cus améri­cain suivi du retrait des mis­siles par les Sovié­tiques. Cette solu­tion représente un suc­cès incon­testable pour les Améri­cains (4 points) et un com­pro­mis hon­or­able pour les Sovié­tiques (3 points) ;
  • un blo­cus améri­cain suivi du main­tien des mis­siles par les Sovié­tiques et de l’ac­cep­ta­tion de cet état de fait par les États-Unis. Il s’ag­it naturelle­ment de la meilleure solu­tion pour l’URSS (4 points) et de la pire pour les États-Unis (1 point) ;
  • un bom­barde­ment améri­cain au moment où les Sovié­tiques retirent leurs mis­siles. Dans ce cas, l’URSS enreg­istre un échec, mais les Améri­cains aus­si car l’opin­ion inter­na­tionale juge sévère­ment leur action : les bombes étaient inutiles puisque les Sovié­tiques étaient en train de déman­tel­er leurs mis­siles. Finale­ment, l’URSS parvient à se faire pass­er pour une vic­time, ce qui tem­père son échec. Deux points pour cha­cun des protagonistes ;
  • un bom­barde­ment améri­cain faisant suite au main­tien des mis­siles par les Sovié­tiques. Cette fois les États-Unis n’en­courent plus les foudres de l’opin­ion inter­na­tionale. Au con­traire, ils ont agi en état de légitime défense. Il s’ag­it donc de la meilleure solu­tion pour les États-Unis (4 points) et de la pire pour l’URSS (1 point).


Cette nou­velle façon de raison­ner, mieux adap­tée que la précé­dente, présente néan­moins encore un défaut : elle fige les choix et ne mon­tre pas que s’of­fre à tout moment à cha­cun des pro­tag­o­nistes la pos­si­bil­ité de choisir une autre solu­tion, pour peu que celle-ci lui paraisse plus favor­able. Le jeu n’est pas sta­tique mais séquen­tiel. Si les Sovié­tiques main­ti­en­nent leurs mis­siles, les Améri­cains peu­vent ren­vers­er la sit­u­a­tion par un bom­barde­ment. Les Sovié­tiques peu­vent alors retir­er leurs missiles…

Les Améri­cains, pour faire le pre­mier choix, blo­cus ou bom­barde­ment, doivent prévoir la réac­tion des Sovié­tiques donc exam­in­er la posi­tion au niveau du deux­ième choix. Pour faire ce deux­ième choix, les Sovié­tiques ten­teront de con­naître la réac­tion améri­caine et pour cela exam­ineront ce qui se passe au niveau du troisième choix. Parce que cha­cun essaie de tenir compte des réac­tions de l’ad­ver­saire, l’ar­bre se lit du bas vers le haut.

Au troisième choix, c’est-à-dire après un blo­cus pro­longé et un main­tien des mis­siles par les Sovié­tiques, les Améri­cains devraient se décider entre le blo­cus pro­longé (USA 1 — URSS 4) et le bom­barde­ment (USA 3 — URSS 1). Il est clair que dans une telle sit­u­a­tion les Améri­cains choisir­aient le bom­barde­ment, ce que les deux pro­tag­o­nistes savent. Au deux­ième choix et compte tenu de ce qui précède, les Sovié­tiques devraient choisir, après un blo­cus améri­cain, entre le main­tien des mis­siles suivi d’un bom­barde­ment (USA 3 — URSS 1) et le retrait des mis­siles (USA 4 — URSS 3).

Il est clair que dans une telle sit­u­a­tion ils choisir­aient la deux­ième solu­tion. (C’est effec­tive­ment ce qu’ils ont fait.) Compte tenu de ce qui précède, au pre­mier choix les Améri­cains doivent opter entre le blo­cus (USA 4 — URSS 3) ou le bom­barde­ment immé­di­at (USA 2 — URSS 2). Ils ont logique­ment choisi la pre­mière solution.

Le 22 octo­bre 1962, les États-Unis ont décrété l’embargo sur les armes des­tinées à Cuba et opéré un blo­cus de l’île. Le 28, les Sovié­tiques annonçaient qu’ils reti­raient leurs missiles.

L’ex­a­m­en en ter­mes de théorie des jeux mon­tre que les deux camps ont bien ” joué “. Si les Sovié­tiques ont subi un demi-échec, c’est qu’ils étaient lancés dans une par­tie mal engagée. John Kennedy quant à lui s’est mon­tré habile négo­ci­a­teur. Il a évité de coin­cer les Sovié­tiques avec un bom­barde­ment, leur lais­sant une porte de sor­tie hon­or­able (le retrait sovié­tique ne devait pas être présen­té comme humiliant, ceci grâce à la casuistique).

C’est parce que Kennedy a évité à Krouchtchev de per­dre la face qu’il a pu attein­dre son objec­tif. Quand les Sovié­tiques ont com­pris qu’on leur avait fait gob­er ce qui restait un échec, ils ont recon­nu l’im­por­tance de cet échec en ren­voy­ant Niki­ta Krouchtchev à son cher jar­di­nage. Ceci afin que les futurs dirigeants sovié­tiques et surtout les Occi­den­taux sachent ce qu’il en coûte à un com­mu­niste de reculer.

Le dilemme du prisonnier et la coopération

Le dilemme du pris­on­nier for­malise les sit­u­a­tions où l’in­térêt col­lec­tif néces­site la coopéra­tion alors que l’in­térêt indi­vidu­el con­duit plutôt à la non-coopéra­tion. Un hold-up a été com­mis et la police a arrêté deux sus­pects qu’elle détient dans deux cel­lules dif­férentes. L’in­specteur de police, féru de théorie des jeux, tient à cha­cun des deux sus­pects ce langage :

Vous pou­vez avouer ou pas le hold-up. Votre col­lègue aus­si. Si vous avouez tous les deux, vous aurez cinq ans de prison cha­cun. Si vous n’avouez pas, je vous fais con­damn­er pour port d’arme illé­gal, vous aurez dix-huit mois cha­cun. Par con­tre, si vous n’avouez pas et que votre col­lègue avoue, vous appa­raîtrez comme le respon­s­able de l’af­faire et vous pren­drez vingt ans de prison. Votre com­plice, sim­ple com­parse, n’au­ra que six mois de prison. À l’in­verse, si vous avouez et que votre com­plice n’avoue pas, vous aurez six mois et lui vingt ans. Voilà, j’ai tenu le même lan­gage à votre com­plice. Main­tenant réfléchissez à votre décision.

Si le pris­on­nier regarde son intérêt per­son­nel, il con­state qu’il doit avouer. En effet, si l’autre n’avoue pas, il baisse sa peine de dix-huit mois à six mois, et si l’autre avoue, il baisse sa peine de vingt ans à cinq ans. Néan­moins, c’est le fait d’avouer tous les deux qui ferait remon­ter la peine de dix-huit mois à cinq ans. La peine totale min­i­mum à dix-huit mois cha­cun se situe dans le cas où aucun des deux n’avoue.

L’in­térêt col­lec­tif des deux pris­on­niers est que per­son­ne n’avoue, le raison­nement indi­vidu­el con­duit à avouer. On ne peut pass­er de l’in­térêt indi­vidu­el à l’in­térêt col­lec­tif que si s’in­stau­re une coopéra­tion (dans le cas des pris­on­niers une coopéra­tion implicite) entre les individus.

Le dilemme du pris­on­nier fascine parce que le développe­ment économique de nos sociétés est mas­sive­ment fondé sur la coopéra­tion et qu’il mon­tre que cette coopéra­tion ne va pas de soi. Si l’on s’en tenait à la ratio­nal­ité de l’ac­teur face à sa déci­sion, on observerait davan­tage de vols, de rap­ines, d’e­scro­queries, de men­songes que de coopéra­tion, de respect des engage­ments, etc. Pourquoi et com­ment la coopéra­tion, indis­pens­able à une économie dévelop­pée, a‑t-elle pu se développer ?

Robert Axel­rod traite de ce sujet à par­tir du dilemme du pris­on­nier dans : Don­nant don­nant, Traité du com­porte­ment coopératif. Pour ce faire, Robert Axel­rod a organ­isé des tournois infor­ma­tiques (selon la même struc­ture que les cham­pi­onnats sportifs, tout le monde joue con­tre tout le monde) entre des pro­grammes sim­u­lant une stratégie au dilemme du pris­on­nier itératif.

Le terme “itératif” est ici impor­tant. Tout le monde joue con­tre tout le monde des cen­taines de fois et peut tenir compte de la stratégie passée de son adver­saire. Nous sommes dans un monde où on se ren­con­tre souvent.

C’est à chaque fois le pro­gramme “don­nant don­nant” qui l’a emporté dans les tournois organ­isés par Robert Axel­rod. Ce pro­gramme est fort sim­ple : il coopère au pre­mier coup puis répète à chaque coup le coup précé­dent de l’ad­ver­saire. Tant que l’autre coopère, il ne rompt pas la coopéra­tion. Dans un monde où il y a assez de gens coopérat­ifs, la coopéra­tion est payante à long terme.

Deux­ième leçon des sim­u­la­tions d’Ax­el­rod : si la coopéra­tion per­met de génér­er davan­tage de ressources que la non-coopéra­tion, alors la coopéra­tion devient majori­taire même si au départ elle était le fait d’une minorité. L’e­sprit coopératif tend à s’é­ten­dre s’il per­met l’émer­gence de ressources plus importantes.

Voilà sans doute pourquoi les sociétés sont fondées sur la coopéra­tion bien que cela con­tre­vi­enne sou­vent à l’in­térêt du décideur rationnel et unique­ment soucieux de son intérêt personnel.

Le problème des bureaucraties est-il l’intelligence de ceux qui les composent ?

Michel Crozi­er et Erhard Fried­berg nous ont appris que l’ac­teur n’est ni coopératif ni con­flictuel par nature.

Il est prêt à mon­nay­er sa coopéra­tion s’il en tire une con­trepar­tie suff­isante et il est sou­vent prêt à aller jusqu’au con­flit s’il juge que tel est son intérêt. Une autre façon de for­muler ceci est d’af­firmer que l’in­di­vidu est tou­jours dans des per­spec­tives de coopéra­tions si elles vont dans le sens de son intérêt tel qu’il le perçoit. L’in­di­vidu est tou­jours coopératif, la ques­tion est de savoir dans quel sens il coopère, vers quel objectif.

Une entre­prise est bureau­cra­tique si elle agit davan­tage dans l’in­térêt de son per­son­nel que dans celui de ses clients ; c’est du moins ain­si que la ressen­tent ses clients. Or le con­fort du salarié fait rarement par­tie de la demande des clients. Donc, si les entre­pris­es sont bureau­cra­tiques, ce n’est pas parce que les gens qui les com­posent man­quent d’in­tel­li­gence, c’est juste­ment parce que les acteurs sont intel­li­gents. Nous ne par­lons pas ici de l’in­tel­li­gence au sens de la capac­ité à manip­uler des idées mais au sens de la capac­ité à percevoir et défendre son intérêt.

Quand le client a le choix, ce qui se trou­ve être de plus en plus le cas, il quitte ses four­nisseurs bureau­cra­tiques et s’adresse à des four­nisseurs non bureau­cra­tiques, c’est-à-dire cen­trés clients. Voilà exacte­ment com­ment les bureau­craties finis­sent, mortes sous le poids de leur intel­li­gence. Voilà aus­si pourquoi les entre­pris­es mis­es en con­cur­rence se préoc­cu­pent de “faire entr­er le client dans l’entreprise”.

Pour sor­tir de ce dilemme, il faut penser et expliciter la diver­gence d’in­térêts entre le client et le four­nisseur. Il faut ensuite dépass­er cette diver­gence par une logique con­tractuelle entre les entre­pris­es d’une part, entre le salarié et l’en­tre­prise d’autre part. Alors com­mence la coopéra­tion fondée sur des diver­gences explic­itées et des échanges négociés.

La théorie des jeux, qui n’est pas qu’un jeu, mon­tre com­ment abor­der ces sub­tiles logiques où con­flits et coopéra­tions s’en­tre­croisent pour tiss­er une sin­gulière étoffe.

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