De la grande Banque parisienne à la PME provinciale

Dossier : Le tissu des PME françaisesMagazine N°522 Février 1997
Par Patrick BERTRAND (65)

J. R. : Tu as com­mencé ta car­rière dans la banque, et tu étais bien par­ti pour attein­dre le som­met.

P. B. : Oui, à 38 ans, j’é­tais le plus jeune directeur région­al du Crédit Lyon­nais, en poste à Lyon, dans la deux­ième région de France. J’ai exer­cé cette fonc­tion pen­dant huit ans. Out­re mon rôle de direc­tion et d’ar­bi­trage sur un ensem­ble de 2 000 per­son­nes, j’avais fréquem­ment à m’ex­primer sur l’é­conomie régionale, le finance­ment de l’in­dus­trie française et la poli­tique ban­caire. Un chauf­feur et trois secré­taires s’as­sur­aient du ren­de­ment opti­mum de mon temps professionnel.

J. R. : Tu étais un grand notable…

P. B. : Si tu veux. J’avais fait mon trou dans la société lyon­naise et la région me plai­sait. Mais comme tu le sais, depuis longtemps le Crédit Lyon­nais n’est plus lyon­nais, et il n’a de cesse de faire mon­ter à Paris ceux qu’il pré­pare aux postes de direc­tion nationale. En 1990 mon heure était venue de faire cette ascen­sion, et j’ai pris subite­ment con­science que cela n’avait rien de fatal. Mon méti­er de ban­quier des entre­pris­es m’avait amené plusieurs fois à envi­er le méti­er aven­tureux qu’ex­erçaient mes clients, et dis­crète­ment je fis tourn­er mon radar sur le marché des entre­pris­es qui étaient à la recherche d’un partenaire.

Mon choix s’est porté sur une petite entre­prise de 45 salariés : Mecatiss, âgée d’une dizaine d’an­nées. Elle n’avait pas fait une crois­sance ful­gu­rante mais se trou­vait sur un marché promet­teur, avec une avance tech­nique évidente.

Sa voca­tion ? amélior­er la sûreté des indus­tries à risques, d’abord l’in­dus­trie nucléaire, puis la pétrochimie, l’aéro­nau­tique, les transports…

Ses spé­cial­ités ? pro­tec­tion con­tre l’in­cendie, bar­rière aux ray­on­nements, étanchéité de types variés.

J. R. : Un vaste domaine ! le coût d’en­trée devait être cher…

L'entreprise MECATISS
Au cen­tre, Patrick Bertrand.

P. B. : Très cher, mais moins cher que cer­taines affaires que j’au­rais pu pren­dre pour “un franc sym­bol­ique”. Mon méti­er m’avait appris que le vrai coût d’une entre­prise, on le paye après acqui­si­tion. Donc, cela a été le plus gros investisse­ment de ma vie. J’ai dû beau­coup emprunter pour acheter mon poste de tra­vail, mais pas plus que d’autres pour acheter de l’im­mo­bili­er ; j’ai récupéré ma mise plus vite qu’eux.

J. R. : Et le change­ment de direction ?

P. B. : Le tan­dem des deux fon­da­teurs est resté en place avec la mis­sion tech­nique qu’ils maîtri­saient très bien. Muta­tion dif­fi­cile qui a néces­sité plusieurs années de rodage. Mais il est quelque­fois plus facile de s’en­ten­dre à trois qu’à deux…

J. R. : Tu as quand même dû apporter des change­ments ?

P. B. : Oui, mais des change­ments réclamés par le marché, donc jugés néces­saires. Il fal­lait aller au-delà de l’élec­tronu­cléaire et sor­tir du sil­lage EDF, pré­par­er même l’en­trée dans la pétrochimie et l’aéro­nau­tique ; et puis pren­dre pied à l’étranger.

Un tel pro­gramme aurait été hors de notre portée s’il n’avait été engagé très à l’a­vance, au moment où les résul­tats d’ex­ploita­tion sont encore net­te­ment posi­tifs. Pour une PME l’an­tic­i­pa­tion n’est pas une ver­tu, c’est une nécessité.

À l’ex­por­ta­tion nous n’avons pas bricolé : nous avons attaqué le marché améri­cain, sachant qu’il nous ouvri­rait la porte des autres pays.

J. R. : Un gros risque ?

P. B. : Non, une PME ne peut pas pren­dre de gros risques : elle avance pas à pas, mais en sai­sis­sant très vite les oppor­tu­nités. D’abord une intro­duc­tion EDF auprès de Bab­cock ; ensuite un test à petite échelle ; puis une sta­tion d’es­sai, à nos frais. Trois ans et 14 voy­ages transat­lan­tiques sans touch­er un dol­lar… mais sans dépenser non plus davan­tage que ce que nous pou­vions. Je ne dirai donc pas, selon l’ex­pres­sion jour­nal­is­tique, que “le pari est gag­né”, mais que “le proces­sus a débouché”. Et dans cette aven­ture dif­fi­cile nous avons appris deux principes d’ac­tion, aux­quels nous restons fidèles “économie de moyens” et “engage­ment sur des résul­tats”. C’est ce qui nous a per­mis de pren­dre des con­trats en Europe et en Extrême-Ori­ent et de faire déjà un tiers de notre CA à l’export.

J. R. : Mecatiss est gag­née par la frénésie de croissance ?

P. B. : Non ! notre chiffre d’af­faires est mon­té de 25 % en six ans. Nous ne cher­chons pas à chang­er de bra­quet, il faut pri­or­i­taire­ment gag­n­er l’ar­gent qui nour­ri­ra la croissance.

Nous sommes prêts pour la pétrochimie, mais nous savons que nous devrons, comme aux États-Unis, faire sur nos deniers la preuve de notre supéri­or­ité ; ce sera cher, donc pas très rapi­de. Mais décisif.

J. R. : Avez-vous vrai­ment des chances dans l’empire améri­cain du pét­role, auprès de clients géants, et face à des con­cur­rents pres­tigieux tels que Bech­tel et 3 M ?

P. B. : Comme pour le nucléaire, nous inve­stirons d’abord chez nos com­pa­tri­otes, de Fos ou de Feyzin, s’ils le veu­lent bien. Je fais con­fi­ance à leur ouver­ture d’e­sprit et leur ratio­nal­ité. C’est l’a­van­tage de ven­dre à des tech­ni­ciens, la mode et la richesse ne les impres­sion­nent pas, et ils ont beau­coup de PME par­mi leurs four­nisseurs d’équipements.

J. R. : Mecatiss ne peut cepen­dant pas avoir le poten­tiel de recherche et d’es­sai de 3 M, ni apporter la même garantie de péren­nité…

P. B. : Peut-être, mais nous sommes sur le ter­rain de la tech­nolo­gie appliquée ; deux ingénieurs poin­tus, dotés d’une petite équipe d’ex­péri­men­ta­teurs, con­stituent chez 3 M comme chez nous l’in­stru­ment opti­mum de décou­verte et de mise au point dans ce domaine. Quant à la péren­nité, la trans­mis­sion du savoir-faire, en cas d’ac­ci­dent, est tou­jours prévue d’a­vance et maîtrisable.

J. R. : Pour faire tout cela, il faut des hommes ; on dit que les PME n’at­tirent pas les meilleurs.

P. B. : Elles n’at­tirent pas une cer­taine classe de diplômés, fascinés par les grandes insti­tu­tions. Mais ras­sure-toi, j’ai encore le choix à l’embauche entre de très bons candidats.

Quant aux tech­ni­ciens et ouvri­ers qual­i­fiés, ils ne sont heureux qu’i­ci : asso­ciés à toutes les inno­va­tions, les aven­tures et les défis, sans sen­tir le poids de la hiérar­chie. Nous avons des virtuoses…

J. R. : Et le con­texte fran­co-français ? tu as oublié de te plain­dre de l’Ad­min­is­tra­tion, des lois sociales, de l’in­com­préhen­sion des col­lec­tiv­ités locales, des banquiers…

P. B. : Tu sais, un patron de PME est avant tout un réal­iste ; il fait avec ce qui est ; franchir les obsta­cles, c’est son pain quo­ti­di­en. Au plan social et au plan financier il peut se met­tre à l’abri, en embauchant prudem­ment et en se gar­dant une marge finan­cière con­ven­able. Quant à la paperasserie admin­is­tra­tive, elle est effec­tive­ment mon­strueuse et redon­dante. L’en­tre­prise s’or­gan­ise pour y faire face, mais en tant que citoyen je ne suis pas très fier.

J. R. : Franche­ment, com­par­a­tive­ment à la vie de ban­quier, qu’est-ce qui a changé ?

P. B. : Je n’ai pas trois secré­taires, j’ex­pédie mes fax moi-même. Je vis à la cam­pagne, et il n’y a pas de moquette dans l’ate­lier. J’ai avec mes col­lab­o­ra­teurs et mes parte­naires extérieurs des con­tacts sans for­mal­isme, j’ai des espérances et des décep­tions, des défaites et des vic­toires, que je partage avec mes proches.

Mais je ne suis pas plus stressé que dans le con­texte des rela­tions tou­jours com­plex­es qui exis­tent dans les états-majors des grandes entre­pris­es. Je ne pense pas que l’im­age du “patron stressé”, que l’on col­porte couram­ment, cor­re­sponde à une réal­ité uni­verselle et soit une bonne pub­lic­ité pour la PME. 

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