De la croissance à la prospérité, trois défis majeurs dans les pays développés

Dossier : Libres proposMagazine N°583 Mars 2003Par Jean de LA SALLE (37)

Les objec­tifs économiques que nous nous don­nons sont très som­maires, quand on les résume dans la courte for­mule “sta­bil­ité et crois­sance”. Ils peu­vent même tromper : c’est ain­si que le PIB croît lorsque le prix du loge­ment urbain atteint des niveaux dis­suasifs, ce qui en réal­ité nous appau­vrit. Il croît aus­si, cela a sou­vent été dit, avec les répa­ra­tions provo­quées par les acci­dents de toutes sortes : route, marée noire, tem­pête, explo­sion de Toulouse, etc., et celles-ci, bien que néces­saires, ne nous enrichissent pas. Inverse­ment, si l’on devait en venir à pro­duire moins de voitures, parce qu’on ne saurait plus où les met­tre, nous ne seri­ons pas moins rich­es, au contraire.

Nous avons besoin d’un diag­nos­tic à la fois plus vaste et plus fin pour mieux choisir nos objec­tifs et diriger notre politique.

Si l’on tente une telle analyse dans nos pays dévelop­pés, on trou­ve vite que les défis sur lesquels ils butent pour bien sat­is­faire leurs besoins vitaux ne sont plus les mêmes que depuis les débuts de leur essor pro­duc­tif, ni même que depuis cinquante ans ; et qu’il leur fau­dra déploy­er de nou­veaux et grands efforts pour les relever.

Notre faiblesse majeure : l’économie résidentielle

Le plus évi­dent de nos échecs économiques, qui s’est aggravé tout au cours du siè­cle passé, est celui de l’é­conomie rési­den­tielle dans les très grandes aggloméra­tions, avec ses lour­des con­séquences sur la vie sociale et famil­iale. Deux phénomènes le résu­ment : l’en­volée des coûts du loge­ment, et des temps per­dus quotidiens.

Trois caus­es les ont entraînés : dans cer­taines aggloméra­tions, une den­sité d’habi­tat déjà anci­enne, dev­enue incom­pat­i­ble avec les besoins de la vie mod­erne (en 1960, j’en­tendais déjà dire à New York : “Very nice to vis­it, but not to live”) ; dans d’autres villes, plus récentes, un trop grand étale­ment, qui rend insol­u­ble le prob­lème des déplace­ments (cas de la Cal­i­fornie, où tous recon­nais­sent qu’on y vit moins bien qu’il y a trente ans) ; partout, une répar­ti­tion déséquili­brée des emplois dans le tis­su résidentiel.

Le prob­lème est dif­fi­cile, on ne peut qu’esquiss­er une réponse : en pre­mière approche, il sem­ble bien qu’une den­sité d’habi­tat de 5 000 à 10 000 au km2 soit opti­male pour une aggloméra­tion rési­den­tielle mod­erne (on atteint 200 000 dans cer­tains quartiers du Caire, 40 000 dans l’ar­rondisse­ment le plus dense de Paris, 15 000 à Courbevoie où je réside, et moins de 2 000 en Sil­i­con Valley).

Paris intra-muros a, effec­tive­ment, per­du 700 000 habi­tants depuis la Pre­mière Guerre mon­di­ale, mais les emplois s’y sont pré­cip­ités, et huit arrondisse­ments du cen­tre ne comptent plus aujour­d’hui que 300 000 habi­tants, pour 800 000 emplois, que la com­mod­ité des rela­tions attirait.

Si l’on veut met­tre un terme au dilemme satanique : pay­er très cher pour être étroite­ment logé près de son emploi, ou accepter de per­dre beau­coup de temps chaque jour, une seule réponse sem­ble se présen­ter : rechercher l’équili­bre entre emplois et rési­dents dans des bassins de vie qui n’ex­cè­dent guère 500 000 habi­tants, et où la géo­gra­phie s’y prête, ce qui cor­re­spond approx­i­ma­tive­ment à nos arrondisse­ments de sous-pré­fec­tures. C’est là qu’il faut aujour­d’hui amé­nag­er des pôles d’emplois quand il en manque ; réalis­er un réseau de déplace­ments performant.

Et pour cela, il faut d’abord s’or­gan­is­er pour bâtir le pro­jet et le men­er à bien. Nous en sommes encore loin. Pour ne pren­dre qu’un exem­ple : avons-nous su don­ner une con­science et une expres­sion démoc­ra­tiques à cer­tains arrondisse­ments de ban­lieue, qui comptent par­fois deux fois plus d’habi­tants que la région de Corse ?

On l’a com­pris par ce pre­mier regard, pour sor­tir de nos labyrinthes, il ne suf­fi­ra pas de pro­duire davan­tage, mais il faut le faire mieux, tout par­ti­c­ulière­ment au niveau de nos réal­i­sa­tions col­lec­tives ; et celles-ci nous posent un dou­ble défi aujour­d’hui : celui de notre organ­i­sa­tion déci­sion­nelle, et celui du financement.

Le deuxième défi : achever le rééquilibrage des territoires

Tan­dis que, spon­tané­ment, les activ­ités et la pop­u­la­tion se con­cen­traient dans des aggloméra­tions de plus en plus dif­fi­ciles à maîtris­er, d’autres con­trées mar­quaient le pas, et trop sou­vent se dépe­u­plaient alors qu’elles ne man­quaient pas d’atouts naturels pour qu’une vie agréable puisse s’y épanouir.

Ce mal frappe diverse­ment les régions européennes, et à la dif­férence du défi des mégapoles, l’ef­fort entre­pris en beau­coup d’en­droits, depuis plusieurs décen­nies à la fin du dernier siè­cle, a déjà porté des fruits.

Mais il reste beau­coup à faire, aus­si bien pour achev­er de don­ner à l’ini­tia­tive col­lec­tive locale un cadre insti­tu­tion­nel adéquat, que pour trou­ver ensuite les moyens néces­saires pour financer dans de bonnes con­di­tions les investisse­ments de base souhaita­bles. Et comme il ne saurait être ques­tion ici d’épuis­er ce vaste sujet, nous n’ef­fleurerons que ses aspects les plus récents dans la France actuelle, et la future Europe agrandie.

Pour libér­er et soutenir l’ini­tia­tive locale, l’indis­pens­able effort de décen­tral­i­sa­tion entre­pris par notre pays n’est arrivé qu’à mi-par­cours, des résul­tats très sub­stantiels ont été obtenus, mais le nom­bre d’éch­e­lons ter­ri­to­ri­aux qui se sont spon­tané­ment révélés utiles nous impose de clar­i­fi­er leurs domaines, et d’or­gan­is­er leurs rapports.

Soyons clairs, si nous obser­vons que six éch­e­lons, aux­quels nous sommes déjà attachés, se sont révélés utiles, ils ne for­ment, par cou­ples naturels, que trois niveaux de voca­tion appelant des ressources appro­priées : le niveau nation­al, qu’il faut plus effi­cace­ment décon­cen­tr­er en une dizaine de grandes régions (ou regroupe­ments de celles-ci, pourvu qu’on ne place pas la plaine de la Saône dans le Bassin parisien, comme l’imag­i­na un Plan, pen­dant longtemps repris) ; le niveau du développe­ment économique local, for­mé des départe­ments et de leurs pays, unis comme les doigts et la main dans tous les départe­ments où le relief l’im­pose ; enfin, le niveau rési­den­tiel, for­mé par les com­munes et leurs regroupements.

Un nou­veau prob­lème va s’a­jouter au niveau de l’Eu­rope, il est clair qu’on ne pour­ra y con­cevoir des plans de développe­ment effi­caces qu’au sein de grands ter­ri­toires de cohérence géo­graphique, qui sont peu nom­breux : les pénin­sules ibérique, ital­i­enne, balka­nique et scan­di­nave ; l’hexa­gone français ; l’ensem­ble Benelux ; le bassin Rhin/Elbe ; le bassin danu­bi­en moyen ; le bassin bal­tique slave ; les Îles britanniques.

Comme il n’est pas d’ac­tu­al­ité d’imag­in­er de fusion­ner des États, il fau­dra deman­der au pou­voir financier de coor­don­ner cette réflex­ion économique, en s’in­spi­rant de l’ex­em­ple du sys­tème de la Réserve fédérale améri­caine, qui a créé douze étab­lisse­ments chargés de sur­veiller men­su­elle­ment l’é­conomie de grands dis­tricts qui regroupent générale­ment plusieurs États, et en rap­por­tent à l’Open Mar­ket Committee.

Enfin : financement des investissements fondamentaux et politique monétaire

Le troisième défi vient de ce qu’il nous fau­dra beau­coup inve­stir, alors que déjà nous sem­blons man­quer d’ar­gent. Dans notre seul pays, les lacunes par tous ressen­ties sont aujour­d’hui fla­grantes. Notre réseau de voies nav­i­ga­bles n’a pas été mod­ernisé depuis longtemps. Lyon manque de liaisons routière rapi­des avec Nantes, Bor­deaux et Toulouse (cette dernière voie, au-delà du Puy, désen­clav­erait Mende au pas­sage ; ce qui serait plus utile que d’y tenir, une fois par siè­cle, un Con­seil des min­istres sym­bol­ique) ; nous ne savons pas financer de grands tun­nels alpins à deux galeries (à l’ex­cep­tion notable de deux tun­nels à dou­ble galerie de plus de trois kilo­mètres de longueur, l’un sous la mon­tagne de la Chamoi­se près de Nan­tua, l’autre sous celle de l’Épine près de Cham­béry) ; le coût de la voie TGV Méditer­ranée a été dis­simulé ; le tun­nel sous la Manche n’a dû sa réal­i­sa­tion qu’à une escro­querie sponsorisée.

Faut-il ajouter qu’au niveau de l’Eu­rope l’en­jeu sera plus grave encore. Tant il est man­i­feste que ce que nous pro­posons aujour­d’hui aux pays qui ont de grands retards sur nous n’est pas en rap­port avec ce qu’ils doivent pou­voir espérer.

En fait, ce n’est pas l’ar­gent qui manque ; mais de l’ar­gent à un coût com­pat­i­ble avec la lente rentabil­ité directe de ces investisse­ments, dont la durée de vie est en revanche très longue. Et ce sont, en réal­ité, cer­tains principes de notre poli­tique moné­taire qui sont ici en cause.

Le pou­voir de con­trôler la créa­tion moné­taire, véri­ta­ble qua­trième pou­voir poli­tique dévolu à l’In­sti­tut d’émis­sion, devrait com­porter deux volets : le pre­mier, bien assumé aujour­d’hui, est de veiller, par des moyens appro­priés, à l’équili­bre entre la masse moné­taire et l’of­fre du marché, pour éviter infla­tion ou réces­sion ; le deux­ième, que nul ne lui impose aujour­d’hui, serait de don­ner des bases solides à l’é­conomie et à la mon­naie, en veil­lant à ce que soient financés dans des con­di­tions appro­priées les investisse­ments d’in­térêt général indis­pens­ables à un développe­ment économique équili­bré : essen­tielle­ment, le loge­ment et l’amé­nage­ment du territoire.

Cela sup­pose un change­ment rad­i­cal de pen­sée : nous devons cess­er d’ad­met­tre que la poli­tique moné­taire doit être aveu­gle et agir à court terme ; ou en d’autres ter­mes, qu’elle n’au­rait à se souci­er que de réguler les facil­ités à court terme accordées à des étab­lisse­ments de crédit, en les lais­sant seuls juges de nos pri­or­ités. Alors qu’il sem­ble évi­dent qu’elle doit se préoc­cu­per aus­si d’as­soci­er la crois­sance à une pré­pa­ra­tion du long terme, en util­isant une par­tie suff­isante de la créa­tion moné­taire pour accorder les crédits à très long terme à faible taux, seuls sus­cep­ti­bles de financer des investisse­ments fon­da­men­taux dont la durée est très longue, le besoin essen­tiel, mais dont la rentabil­ité directe trop lente pour intéress­er le libre marché.

Ceci devrait se faire, non pas par l’ac­qui­si­tion de titres d’É­tat indif­féren­ciés, aujour­d’hui pra­tiqués dans des pro­por­tions dif­férentes mais qui restent faibles par la FED et la BCE : mais de préférence par des prêts accordés à des organ­ismes spé­cial­isés, avec la garantie de l’É­tat, sur des pro­grammes pro­posés par celui-ci, et dont la BCE apprécierait l’éli­gi­bil­ité, et les enveloppes acceptables.

Cela pour­rait se faire en respec­tant les lim­ites pos­si­bles de la masse monétaire.

L’a­van­tage le plus immé­di­at d’une telle poli­tique serait de per­me­t­tre à l’É­tat de renon­cer réelle­ment à un endet­te­ment mas­sif auprès de l’é­pargne, qui s’avère pour lui inutile, puisque, selon les critères mêmes de Maas­tricht, l’ac­croisse­ment annuel autorisé de sa dette ne per­me­t­tait de pay­er que les intérêts de la dette antérieure.

L’é­pargne ain­si libérée deviendrait disponible pour les étab­lisse­ments privés en com­pen­sa­tion des restric­tions qui devraient être apportées, en même temps et dans la même mesure, à leur capac­ité de créa­tion monétaire.

Le remplacement de la dette de l’État par un noyau de monnaie centrale

On voit que la per­spec­tive de ramen­er — très lente­ment — à un niveau très faible la dette de l’É­tat s’ac­com­pa­g­n­erait d’une aug­men­ta­tion par­al­lèle, égale­ment lente, mais un peu moins impor­tante, des crédits de long terme accordés par la Banque cen­trale. L’ac­t­if accru de cette manière serait gagé sur un accroisse­ment réel de la richesse nationale.

On voit mal ce qu’on aurait à red­outer d’une telle per­spec­tive. Et l’on voit surtout l’a­van­tage de don­ner au bilan de la BCE un sens qui lui fait défaut aujourd’hui.

Osons rap­pel­er qu’en 1981 quar­ante députés dont Pierre Mess­mer, ancien Pre­mier min­istre, pro­posèrent, dans un pro­jet de loi célèbre por­tant le numéro 157, que la BDF accordât à l’É­tat des avances “sans intérêt ni échéance” pour financer ses investisse­ments. Le souci était le même, mais l’ab­sence d’échéance, et de déf­i­ni­tion des investisse­ments sus­cep­ti­bles d’en béné­fici­er, était sans doute critiquable.

Rap­pelons aus­si que depuis longtemps sont dénon­cés les incon­vénients du coût exces­sif d’une trop large part de notre masse monétaire.

Effectuer à faible coût, sous la respon­s­abil­ité de la BCE, une plus grande part de la créa­tion moné­taire en la des­ti­nant à la pré­pa­ra­tion du long terme, cumulerait les avan­tages, dont l’un des plus pré­cieux serait de nous per­me­t­tre de juguler des foy­ers struc­turels d’in­fla­tion que le seul jeu du marché laisse se développer.

Pour conclure : trois idées pour retrouver nos priorités

Pour retrou­ver nos vraies pri­or­ités, une pre­mière mesure, sim­ple et effi­cace, per­me­t­trait d’amélior­er notre con­cept de la sta­bil­ité : ce serait de pren­dre pour critère de sta­bil­ité le bud­get type d’une famille de trois enfants, cor­recte­ment logée en ville, et bien desservie. Une cen­trale syn­di­cale avait jadis pro­posé qu’un tel critère fût choisi pour index­er le smig. La mesure eût sans doute été infla­tion­niste ; mais tel est pour­tant le critère objec­tif que nos autorités poli­tiques devraient retenir, comme sociale­ment vital.

Pour attein­dre une vraie prospérité, réelle­ment équili­brée, nos défis se sont déplacés : la qual­ité de nos réal­i­sa­tions col­lec­tives compte désor­mais au moins autant que nos pro­grès de pro­duc­tiv­ité. Et ne nous cachons pas que la dif­fi­culté sera plus grande, et qu’elle occu­pera une grande par­tie du nou­veau siècle.

Puis­sent enfin nos autorités moné­taires com­pren­dre qu’une mon­naie bien enrac­inée doit repos­er sur un bon cap­i­tal col­lec­tif : qu’elles doivent y pren­dre part, et le faire appa­raître à leur bilan, pour don­ner à celui-ci un sens qui lui manque aujourd’hui.

Jean De La SALLE est auteur de La prospérité vien­dra demain de l’é­conomie locale. Ouvrage en pré­pa­ra­tion : Quelle mon­naie ? Pour quelle prospérité ?

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1. La Jaune et la Rouge, n° 571, jan­vi­er 2002, p. 5.
2. Ibi­dem, p. 19.

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