Croissance des entreprises : affaire de volonté plus que de conjoncture

Dossier : Dossier emploiMagazine N°542 Février 1999
Par René ABATE

Seule une minorité des plus grandes entre­pris­es réper­toriées en 1955 par For­tune existe encore aujour­d’hui : la plu­part d’en­tre elles ont per­du leur indépen­dance, ou ont pure­ment et sim­ple­ment dis­paru. Ain­si à l’aube du XXIe siè­cle, une grande entre­prise vit en moyenne quar­ante ans, ce qui représente l’e­spérance moyenne de vie d’un homme au Moyen Âge ! Se résign­er à croître au rythme de l’é­conomie est suicidaire.

Les obsta­cles à la crois­sance des entre­pris­es sont réels, qu’il s’agisse de la con­jonc­ture, des taux d’in­térêt, de la stag­na­tion du pou­voir d’achat qui hand­i­cape la con­som­ma­tion, de la régle­men­ta­tion, des charges sociales excessives…

Et pour­tant on observe claire­ment que, dans un même con­texte, cer­taines entre­pris­es font pro­gress­er leur chiffre d’af­faires et leurs parts de marchés, tan­dis que d’autres stag­nent ou régressent. Dans ces con­di­tions, le prin­ci­pal obsta­cle à la crois­sance n’est-il pas la con­vic­tion, partagée en interne au sein de l’en­tre­prise, que l’on ne peut plus croître ?

Les obsta­cles à la crois­sance de l’en­tre­prise sont sou­vent dans les esprits et dans les sys­tèmes de man­age­ment. Les indi­ca­teurs de per­for­mance et de mesure qui sont mis en place dans les entre­pris­es qui ne pensent pas pou­voir croître devi­en­nent de véri­ta­bles freins à la crois­sance et à la saisie d’op­por­tu­nités. Les ingré­di­ents du cer­cle vicieux sont alors réu­nis. Quant aux sources pour aller de l’a­vant, elles rési­dent en grande par­tie dans la méth­ode, l’imag­i­na­tion mais surtout la volonté.

Il n’ex­iste aucune recette sim­ple pour croître rapi­de­ment en péri­ode de crois­sance lente. Chaque entre­prise doit pren­dre en compte des don­nées qui lui sont pro­pres, en fonc­tion de la nature de son marché, de son his­toire, de ses capac­ités de finance­ment et de la nature de la con­cur­rence à laque­lle elle se trou­ve con­fron­tée. Plusieurs direc­tions peu­vent cepen­dant être rap­pelées ici.

Redécouvrir ses clients

La pre­mière stratégie pour retrou­ver les chemins de la crois­sance con­siste à redé­cou­vrir ses clients, c’est-à-dire à s’in­ter­roger sur les besoins qu’ils n’ont pas exprimés et dont ils n’ont pas encore con­science. C’est ain­si que L’Oréal a trans­for­mé le marché des laques, à bout de souf­fle, en créant avec Stu­dio Line la caté­gorie des pro­duits coif­fants, un marché aujour­d’hui dix fois plus impor­tant. De même, Ber­tels­mann a réus­si le lance­ment de plusieurs mag­a­zines dans des seg­ments con­sid­érés comme sat­urés, la presse fémi­nine et la presse économique.

Par nature, les études de marché clas­siques iden­ti­fient rarement les besoins non exprimés. Ils ne peu­vent être décou­verts qu’en se deman­dant quels com­pro­mis les pro­duits exis­tants imposent aux con­som­ma­teurs, pour ensuite essay­er de les lever grâce à l’innovation.

For­mulé autrement, il s’ag­it d’of­frir simul­tané­ment des attrib­uts jusque-là con­sid­érés comme totale­ment incom­pat­i­bles. Ain­si Essilor avec les ver­res pro­gres­sifs, le mini­dis­count qui com­bine prox­im­ité et prix, McDon­ald’s qui com­bine pro­duc­tiv­ité et qual­ité de ser­vice, Legrand largeur de gamme et disponi­bil­ité, Sony walk­man porta­bil­ité et stéréo­phonie ont effec­tué cette démarche avec succès.

Et si la con­som­ma­tion est faible et l’é­pargne est forte, il ne suf­fit pas de chanter la ver­sion “poli­tique­ment cor­recte” de La Cigale et la Four­mi, d’in­viter les four­mis à devenir cigales. Il faut peut-être se bat­tre con­tre l’é­pargne avec des tal­ents com­mer­ci­aux supérieurs, sachant que les ban­quiers et les assureurs déploient les leurs pour béné­fici­er du pen­chant actuel des Français pour l’épargne.

Se développer à l’international

Le développe­ment inter­na­tion­al offre égale­ment des per­spec­tives de crois­sance forte. Il s’ag­it d’in­ve­stir dans les régions porteuses.

Dans ce domaine, bien du chemin reste à faire… Depuis quinze ans, les parts de marché français­es en Asie restent sta­bles à 2 % con­tre plus de 5 % pour l’Alle­magne et 15 % pour les États-Unis. Seules cinq des cent pre­mières entre­pris­es étrangères au Japon sont françaises.

D’autres régions du monde peu­vent être choisies pour inve­stir et se développer.

Si une mon­naie forte ne présente pas que des avan­tages, il faut au moins en prof­iter pour inve­stir agres­sive­ment à l’é­tranger et servir ces nou­veaux marchés.

Le bilan pour l’é­conomie française et les emplois indi­recte­ment induits sera favorable.

Repousser les frontières de l’industrie

Les entre­pris­es peu­vent égale­ment chercher à déplac­er les fron­tières de leur indus­trie, en exploitant leurs com­pé­tences (tech­nolo­gie, mar­ques, réseaux) au-delà de ce qu’il est clas­sique de faire. C’est ain­si que Microsoft est passé des sys­tèmes d’ex­ploita­tion aux appli­ca­tions, puis aux réseaux. Mer­cédes a éten­du sa gamme vers les voitures de petite taille. Telle ou telle banque s’est placée avec suc­cès sur le ter­rain de la Ban­cas­sur­ance. Il s’ag­it dans tous les cas de s’ef­forcer d’ex­primer sa stratégie en ter­mes de com­pé­tences dis­tinc­tives plutôt qu’en pro­duits ou ser­vices offerts, et d’ex­ploiter ses savoir-faire sans brid­er à l’ex­cès leur champ d’ap­pli­ca­tion. Le défi con­siste à trou­ver le juste équili­bre entre focal­i­sa­tion et ouver­ture. Cela passe par une déf­i­ni­tion rigoureuse et une exploita­tion volon­tariste de la plate-forme de com­pé­tences de l’entreprise.

Tirer profit des déréglementations

Une qua­trième voie con­siste à exploiter les oppor­tu­nités qu’of­fre la déré­gle­men­ta­tion… Depuis le début des années qua­tre-vingt, de belles réus­sites ont ain­si vu le jour dans le domaine des médias, à l’im­age de Canal + ou du réseau radio NRJ. Les ser­vices financiers, l’én­ergie, les trans­ports ou les télé­com­mu­ni­ca­tions : plusieurs grands secteurs se sont ouverts à l’ini­tia­tive privée, et de nou­veaux change­ments sont en cours en France comme à l’é­tranger. Indi­recte­ment ou directe­ment, toutes ces déré­gle­men­ta­tions offrent des oppor­tu­nités de crois­sance forte sur cer­taines étapes de valeur ajoutée ou cer­tains seg­ments de clien­tèle. Il est d’au­tant plus impor­tant de s’en préoc­cu­per que les exclu­siv­ités nationales ne tien­dront pas longtemps.

Concentrer des industries fragmentées

Cinquième piste, cer­taines indus­tries recè­lent un poten­tiel de con­cen­tra­tion qui n’est pas encore com­plète­ment réal­isé. La crois­sance des grands groupes agro-ali­men­taires, de dis­tri­b­u­tion et de ser­vices a en grande par­tie emprun­té cette voie. L’ex­ploita­tion d’ef­fets d’échelle, d’ex­péri­ence et l’in­no­va­tion leur ont per­mis de jus­ti­fi­er les primes req­ui­s­es pour réalis­er les acqui­si­tions nécessaires.

Le poten­tiel est encore impor­tant. L’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique nous en donne des illus­tra­tions quo­ti­di­ennes. Et ce n’est pas fini. La crois­sance par acqui­si­tion est source de vraie crois­sance, si elle est soutenue par la créa­tion d’a­van­tages con­cur­ren­tiels nou­veaux et si l’in­té­gra­tion des sociétés acquis­es est réal­isée avec rigueur et détermination.

Une volonté forte à partager en interne

Au-delà de ces pistes, pour que la crois­sance se réalise, encore faut-il mobilis­er des ressources finan­cières et humaines suff­isantes. Les ressources humaines con­stituent le prin­ci­pal obsta­cle auquel sont con­fron­tés les dirigeants d’en­tre­prise. Il faut les dévelop­per, les met­tre en réserve et allouer les meilleures sur ces pôles de crois­sance, même s’il peut paraître ten­tant de les con­serv­er sur les activ­ités exis­tantes. L’or­gan­i­sa­tion dans son ensem­ble doit être motivée par l’im­pératif de crois­sance. Cela implique notam­ment que les out­ils de mesure et de récom­pense de la per­for­mance soient par­faite­ment cohérents avec les objec­tifs de crois­sance et de prise de risque.

Le con­texte économique au sein duquel évolu­ent les entre­pris­es con­stitue naturelle­ment un élé­ment impor­tant de leur dynamisme. Mais les chefs d’en­tre­prise doivent élargir leurs marges de manœu­vre. Nom­breux sont ceux qui s’y emploient. Le vrai défi con­siste à main­tenir un esprit de con­quête sans renon­cer à la rigueur dans la ges­tion du quo­ti­di­en. Il con­siste à se con­va­in­cre et con­va­in­cre ses col­lab­o­ra­teurs que la crois­sance est un impératif vital et à com­bin­er en per­ma­nence au sein de l’en­tre­prise dynamisme et dis­ci­pline sans laiss­er à l’un ou à l’autre la pri­mauté. C’est vrai pour l’en­tre­prise. Cela l’est égale­ment pour notre pays.

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