Crises : s’inspirer des méthodes militaires

Crises : s’inspirer des méthodes militaires

Dossier : Défense & souverainetéMagazine N°769 Novembre 2021
Par Florian MAILLARBAUX (2009)

L’armée pâtit, dans l’esprit de ceux qui ne la con­nais­sent pas, d’une image de com­man­de­ment mécanique et dés­in­car­né. Pour­tant, et ce depuis des lus­tres, les méth­odes de man­age­ment et de déci­sion mil­i­taires inspirent les théoriciens des rela­tions humaines pro­fes­sion­nelles. Et la ges­tion de crise n’est pas le dernier domaine où cela peut s’appliquer.

« Il ne suf­fit point que le chef ait conçu dans son pro­pre esprit ce qu’il y a lieu de faire, ni même qu’il le pre­scrive ; il doit avoir prise sur les âmes ; il lui faut de l’autorité. » Voilà ce qu’écrivait Charles de Gaulle dans Le Fil de l’épée. Faire preuve de lead­er­ship, être écouté et suivi par les autres, requiert au moins deux grandes qual­ités : savoir pren­dre les bonnes déci­sions pour fix­er le cap et être capa­ble d’entraîner son équipe dans la direc­tion choisie. L’un ne peut aller sans l’autre : sans but pré­cis, une équipe restera inef­fi­cace, sans cohé­sion, le man­ag­er sera inca­pable d’obtenir le meilleur de ses col­lab­o­ra­teurs. Pour le mil­i­taire, la mort n’est pas un sim­ple risque col­latéral de l’exercice de son méti­er, mais bien sou­vent la final­ité de sa mis­sion ou de celle de son adver­saire. Pour répon­dre à ces con­traintes si par­ti­c­ulières, rien ne doit être lais­sé au hasard, que ce soit la méth­ode de réflex­ion, qui per­me­t­tra d’aboutir à la bonne déci­sion tac­tique, ou la cohé­sion de la troupe autour de son chef, qui ôtera tout doute au moment de l’exécuter.

Définir un cadre précis pour l’élaboration et la conduite des projets

La doc­trine française de con­duite des opéra­tions repose sur le principe de l’effet majeur. Il s’agit d’une action pré­cise qui, une fois accom­plie, garan­ti­ra l’exécution de la mis­sion. Si votre mis­sion con­siste à trans­porter un rocher de l’autre côté d’une mon­tagne, votre effet majeur sera très cer­taine­ment d’en pass­er le som­met. Une fois ce point atteint, rien ne devrait plus s’opposer à la réus­site de la mis­sion. Cette for­mu­la­tion per­met, en une phrase, de faire com­pren­dre à l’ensemble des par­ties prenantes l’esprit de la mis­sion et le point clé de son exé­cu­tion. Ain­si, un chef tac­tique, même isolé, pour­ra pour­suiv­re son action car il con­naît non seule­ment la let­tre de sa mis­sion, mais aus­si la manière dont elle s’intègre à l’esprit de la manœu­vre à laque­lle il participe.

Pour établir cet effet majeur, la réflex­ion tac­tique du chef ne peut se repos­er sur sa seule intu­ition, aus­si avisée soit-elle. Une méth­ode com­mune, exhaus­tive et rigoureuse devient alors indis­pens­able. C’est l’objet de la Medot en usage dans l’armée de terre. Si ce type d’outillage méthodologique atteint son effi­cac­ité max­i­male dans l’engagement mil­i­taire, il n’est cepen­dant pas l’apanage des seules armées. L’application d’une réflex­ion col­lec­tive cadrée et sys­té­ma­tique pour­ra ain­si avan­tageuse­ment être trans­posée dans d’autres contextes.


REPÈRES

La méth­ode d’élaboration d’une déci­sion opéra­tionnelle tac­tique (Medot), nom du proces­sus mil­i­taire de prise de déci­sion, con­siste à analyser l’ensemble des ten­ants d’une sit­u­a­tion don­née (objec­tifs à attein­dre, forces en présence, ter­rain, con­texte, etc.), afin de définir le point clé de la manœu­vre, l’effet majeur. Cette méth­ode est util­isée, au sein de l’armée de terre, dans des sit­u­a­tions opéra­tionnelles. Il faut donc envis­ager l’utilisation de la Medot dans d’autres con­textes en se pro­je­tant dans des sit­u­a­tions stres­santes de crise, sous con­trainte et surtout requérant un très haut niveau de fiabilité. 


Construire une réflexion tactique

L’un des points clés de la Medot, peut-être celui qui la dif­féren­cie le plus des autres méth­odes de réflex­ion, con­siste à « penser l’ennemi ». Le mil­i­taire affronte en effet un enne­mi qui manœu­vre, qui s’adapte à ses pro­pres sché­mas tac­tiques. C’est pourquoi la prise en compte de la doc­trine et des capac­ités de l’ennemi est par­ti­c­ulière­ment impor­tante et con­duit sys­té­ma­tique­ment à for­muler deux hypothès­es dis­tinctes sur sa réac­tion face à la force. Plus que les hypothès­es en elles-mêmes, c’est la réflex­ion tac­tique qui est ici recher­chée, car elle per­met au chef d’avoir déjà par­cou­ru men­tale­ment un large éven­tail de pos­si­bil­ités, ce qui lui per­me­t­tra de réa­gir avec plus de rapid­ité aux manœu­vres advers­es. Iden­ti­fi­er et penser son enne­mi pour­ront donc apporter d’importants béné­fices dans de nom­breux con­textes. Qui réag­it face à l’action – que ce soit un con­cur­rent, un gou­verne­ment ou même une épidémie ? Quels seraient les deux scé­nar­ios les plus prob­a­bles et com­ment adapter son plan en con­séquence ? Iden­ti­fi­er le mode d’action enne­mi devra égale­ment con­duire à for­malis­er une série d’éléments factuels à rechercher afin d’être en mesure d’identifier le plus rapi­de­ment pos­si­ble dans quel scé­nario l’on se trouve.

“Penser l’ennemi.”

Une fois le plan de bataille établi, il doit être trans­mis aux éch­e­lons sub­or­don­nés selon un vocab­u­laire pré­cis et une for­mal­i­sa­tion immuable. La déf­i­ni­tion et le respect par le com­man­de­ment d’une série de mis­sions réal­is­ables par les dif­férents niveaux hiérar­chiques per­me­t­tent alors, en plus de la clar­i­fi­ca­tion man­i­feste des attentes des chefs, de préserv­er la marge d’initiative des sub­or­don­nés. L’absence ou le non-respect d’une struc­ture claire, plus sim­ple à vivre en temps nor­mal, devi­en­nent véri­ta­ble­ment con­tre-pro­duc­tifs en cas de crise, lorsque le tem­po s’accélère bru­tale­ment. Les éch­e­lons supérieurs s’adressent directe­ment à leurs équipes en court-cir­cui­tant toute une chaîne hiérar­chique qui n’a de fac­to plus de rai­son d’être. L’objectif n’est pas d’ajouter des éch­e­lons non néces­saires (si un niveau hiérar­chique n’est plus per­ti­nent, il faut le retir­er), mais sim­ple­ment de respecter ceux qui sont en place.

Définir un cadre strict de transmission des ordres

En plus d’une liste exhaus­tive des mis­sions attribuables à chaque éch­e­lon, l’armée de terre a mis en place une struc­ture de trans­mis­sion des ordres reposant sur un proces­sus strict appelé cadre d’ordre. Cela sig­ni­fie que, quel que soit le niveau hiérar­chique, un ordre ne peut se don­ner qu’en suiv­ant un canevas strict com­por­tant tous les élé­ments néces­saires à sa bonne com­préhen­sion et à son appli­ca­tion. Le pre­mier avan­tage qu’une organ­i­sa­tion peut avoir à met­tre en place un cadre strict de trans­mis­sion des ordres ou des con­signes est la réduc­tion des risques d’oubli ou d’omission, en par­ti­c­uli­er en cas de stress impor­tant. Mais un autre béné­fice induit par la mise en place d’une telle pra­tique est qu’elle oblige le supérieur à s’investir dans la rédac­tion des ordres. Il peut en effet être ten­tant, lorsque l’on manque d’informations, de don­ner des élé­ments par­cel­laires à ses équipes en les lais­sant tra­vailler dans le flou. Chaque sit­u­a­tion com­porte une part d’incertitude, mais il est de la respon­s­abil­ité du com­man­de­ment de s’engager pour don­ner des con­signes claires.

Pour résumer, définir un cadre clair et pré­cis guidant la réflex­ion et les tâch­es de cha­cun se révélera rapi­de­ment indis­pens­able pour gér­er les sit­u­a­tions de crise, quand le tem­po opéra­tionnel s’accélère brusque­ment, quand le stress monte et que la pres­sion se fait sen­tir au moment où il faut par­fois inté­gr­er sans délai de nou­velles per­son­nes aux équipes. For­malis­er une méth­ode de réflex­ion encour­agera égale­ment les man­agers à se pos­er les bonnes ques­tions au moment de lancer leurs pro­jets. Ain­si, ils seront mieux armés pour éviter les pièges et pour exploiter les oppor­tu­nités qui pour­raient se présenter.

Rassembler et souder les hommes autour de leur chef

Les mis­sions par­ti­c­ulières que doivent rem­plir les mil­i­taires imposent de cul­tiv­er une grande cohé­sion au sein des unités. Ce mot, cohé­sion, est un véri­ta­ble guide au sein de l’armée de terre, à la fois résul­tat de son fonc­tion­nement et con­di­tion indis­pens­able de son effi­cac­ité. La cohé­sion de l’unité doit se faire autour de son chef, fig­ure vers laque­lle tous se tourneront le moment venu et dont l’autorité doit donc en per­ma­nence être assurée. L’autorité passe d’abord par la légitim­ité du chef, acquise à tra­vers son expéri­ence. Là où le secteur privé opère générale­ment une ges­tion des car­rières par com­pé­tences (celui qui pos­sède les com­pé­tences pour le poste est engagé, qu’il soit pro­mu en interne ou recruté à l’extérieur), l’armée de terre préfère une logique de ges­tion caté­gorielle : les officiers déroulent un par­cours établi selon leur caté­gorie et leur spé­cial­ité d’origine.

“Apporter un supplément d’âme.”

La car­rière des officiers de l’armée de terre est ain­si divisée en plusieurs par­ties, générale­ment intro­duites par une for­ma­tion spé­ci­fique et couron­nées par un temps de respon­s­abil­ités. Ain­si, lorsqu’un chef de corps arrive aux com­man­des d’un rég­i­ment, l’on sait sans avoir à se pos­er la ques­tion qu’il a déjà occupé plusieurs fonc­tions de com­man­de­ment et con­cep­tions, qu’il a réus­si le con­cours de l’École de guerre et qu’il a très prob­a­ble­ment par­ticipé à une ou plusieurs opéra­tions extérieures. Un tel sys­tème de ges­tion per­met à cha­cun de se con­stru­ire une expéri­ence com­plète avant d’occuper des fonc­tions d’un niveau supérieur. En out­re, chaque étape étant intro­duite par une for­ma­tion com­plé­men­taire, les savoir-faire sont en per­ma­nence remis à niveau. Ce fonc­tion­nement évite l’impression de para­chutage d’un offici­er sur un poste de haut niveau. La légitim­ité du com­man­de­ment est préservée et à tra­vers elle l’autorité de la hiérarchie.

Cultiver les relations humaines

Mais la légitim­ité fondée sur l’expérience et la com­pé­tence n’est pas suff­isante pour dévelop­per une réelle autorité, car ce serait oubli­er que les rela­tions humaines con­stituent le fonde­ment de toute organ­i­sa­tion. Les pro­grès tech­nologiques asso­ciés au développe­ment des pra­tiques col­lab­o­ra­tives ont pro­fondé­ment trans­for­mé le fonc­tion­nement des organ­i­sa­tions, mais la per­for­mance d’un mod­èle ne saurait se mesur­er à la seule lumière du nom­bre de man­agers ou de la vitesse de trans­mis­sion des infor­ma­tions. Dans cette per­spec­tive, un nom­bre impor­tant d’échelons hiérar­chiques, car­ac­téris­tique fon­da­men­tale de l’organisation mil­i­taire per­me­t­tant de con­serv­er un nom­bre restreint de per­son­nes à diriger, prend une tout autre dimen­sion. Il n’est alors plus ques­tion de réduire le nom­bre de strates, mais de per­me­t­tre au chef de pass­er le temps néces­saire à l’écoute de cha­cun de ses col­lab­o­ra­teurs. C’est ain­si que pour­ra émerg­er une véri­ta­ble cohé­sion de la troupe autour de son com­man­dant. C’est donc en se reposant sur sa légitim­ité et en cul­ti­vant des rela­tions humaines fortes que le chef mil­i­taire favoris­era la cohé­sion de sa troupe autour de lui, même dans les sit­u­a­tions les plus critiques.

L’organisation mil­i­taire, sou­vent présen­tée comme l’organisation stricte et immuable par excel­lence et désor­mais dépassée par d’autres types d’organisations plus mod­ernes, n’a peut-être pas dit son dernier mot. Certes, les struc­tures y sont rigides et hiérar­chisées, mais elles le sont au ser­vice de l’humain, de la pri­mauté du col­lec­tif et pour l’expression de valeurs fortes. Le mod­èle appliqué par l’armée de terre pour­rait ain­si encore per­me­t­tre de répon­dre aux besoins d’efficacité et de résilience des organ­i­sa­tions tout en con­ser­vant l’humain au cen­tre des atten­tions. Les X, de par leur cul­ture mil­i­taire et leur com­préhen­sion du fonc­tion­nement des armées, sont pré­cisé­ment en mesure de jeter des ponts entre les mon­des civ­il et mil­i­taire et d’apporter ce sup­plé­ment d’âme aux organ­i­sa­tions qui pour­raient en manquer.

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