Gestion des compétences dans l'industrie de défense

L’industrie de défense face aux défis de la gestion des compétences

Dossier : Défense & souverainetéMagazine N°769 Novembre 2021
Par Claire BICHET (2008)

Quels axes sont prio­ri­taires dans l’industrie de défense pour la ges­tion des hommes et des femmes ingé­nieurs, afin de pré­pa­rer au mieux la défense de demain ?

La conju­gai­son des dif­fé­rents fac­teurs d’évolution accroît la pres­sion sur les acteurs du mar­ché de défense, en par­ti­cu­lier sur les acteurs his­to­riques. Si l’évolution de leur stra­té­gie apporte une par­tie de la réponse, leur évo­lu­tion interne et notam­ment celle de la ges­tion des hommes et des femmes est tout aus­si impor­tante. C’est sur ce der­nier volet que se foca­lise le pré­sent article.

Superexperts et millennials

Le pre­mier axe d’évolution, et peut-être le plus essen­tiel, est la ges­tion des com­pé­tences. C’est l’aspect du métier de mana­ger d’ingénierie qui est le plus consom­ma­teur de temps et d’énergie, et pour cause : les col­la­bo­ra­teurs sont la clé de voûte de la réus­site – ou des dif­fi­cul­tés – d’un pro­jet. Pour réa­li­ser des sys­tèmes com­plexes, il faut mobi­li­ser des com­pé­tences hau­te­ment qua­li­fiées à tous les niveaux de la chaîne. Cer­tains col­la­bo­ra­teurs cumulent jusqu’à plu­sieurs dizaines d’années dans un même secteur. 

Ces super­ex­perts ont acquis une expé­rience pré­cieuse pour les pro­jets, car ils ont été expo­sés à une grande varié­té de situa­tions. S’il est ten­tant de s’appuyer sur ces res­sources sur les sujets com­pli­qués plu­tôt que de faire appel à de plus jeunes recrues, cela peut engen­drer un manque de rési­lience de la struc­ture. Car, lorsque l’une de ces super­res­sources vient à par­tir en vacances, se casse un pied ou décide de prendre une retraite bien méri­tée, l’organisation se retrouve ébran­lée et doit (sou­vent dans l’urgence et des condi­tions sous-opti­males) mobi­li­ser des res­sources cumu­lant indi­vi­duel­le­ment moins d’expérience, ce qui sera plus coû­teux car moins efficient.

« Pour réaliser des systèmes complexes, il faut mobiliser des compétences hautement qualifiées à tous les niveaux de la chaîne. »

À cette pro­blé­ma­tique s’ajoute une nou­velle don­née d’entrée, qui a pris de plus en plus de place ces der­nières années : le chan­ge­ment de géné­ra­tion. Sans par­ta­ger de pon­cifs sur les mil­len­nials, on observe tout de même un chan­ge­ment réel dans les attentes de car­rière de ces nou­velles recrues qui arrivent, non en se pro­je­tant à dix ans dans le même domaine voire le même métier, mais vou­lant au contraire acqué­rir des expé­riences aus­si nom­breuses que variées. Et c’est là que le bât blesse : com­ment trans­mettre la com­pé­tence des seniors, qui s’est acquise sur le temps long, en trois, cinq, au maxi­mum sept ans, et la pré­ser­ver dans la durée ?

Un mana­ger m’a un jour dit d’un air per­plexe, au sujet d’un jeune qui était là depuis plus de cinq ans et sou­hai­tait évo­luer, « il pense avoir déjà fait le tour du sujet ». Et cha­cun avait rai­son, dans son propre réfé­ren­tiel. Com­ment résoudre l’enjeu de main­tien de com­pé­tences dans des domaines aus­si poin­tus et exi­geants que ceux des grands sys­tèmes de défense, et assu­rer la péren­ni­té de ces activités ?


REPÈRES

Après plu­sieurs dizaines d’années d’un mar­ché de débou­ché natio­nal rela­ti­ve­ment stable et pré­vi­sible avec un nombre d’acteurs limi­té, les entre­prises de défense doivent répondre en trans­for­mant en ‑oppor­tu­ni­tés les défis posés par plu­sieurs évo­lu­tions. La dété­rio­ra­tion du contexte stra­té­gique mon­dial s’accélère. Les bud­gets de défense sont sur une ten­dance haus­sière, mais leur main­tien et leur répar­ti­tion sur le long terme en revanche sont plus incer­tains, sur­tout en Europe. Dans le même temps, les pays à l’export montrent une volon­té ‑crois­sante de gagner en auto­no­mie dans cette industrie. 

Les évo­lu­tions tech­niques enfin sont de plus en plus rapides et se tra­duisent par des rup­tures tech­no­lo­giques et une dis­rup­tion de la per­for­mance. De nou­veaux entrants font leur appa­ri­tion, y com­pris issus du monde civil, et la dua­li­té des sys­tèmes est de plus en plus récur­rente. Si l’on prend l’exemple du spa­tial, civil ou mili­taire, l’arrivée des tech­no­lo­gies dites New Space et d’acteurs comme Spa­ceX a com­plè­te­ment bous­cu­lé une indus­trie qui s’inscrivait jusqu’alors plu­tôt dans le temps long, avec des temps de déve­lop­pe­ment et de pro­duc­tion dras­ti­que­ment réduits. 


Travailler sur le contour des postes

Aujourd’hui, les postes clés sont sou­vent assez larges car, l’historique et l’habitude aidant, les super­ex­perts réa­lisent une varié­té de tâches qui dépassent sou­vent leur seule exper­tise. Pour gagner en rési­lience, il est impor­tant de détou­rer, dans ces postes clés, ce qui relève pure­ment de l’expertise et ce qui peut être plus faci­le­ment appré­hen­dé par des res­sources moins seniors dans le sec­teur. Ain­si, le poids de la connais­sance pour­ra être mieux répar­ti entre les acteurs et les postes plus géné­ra­listes seront plus faciles à pour­voir. En outre, pro­po­ser des postes avec un ticket d’entrée moins éle­vé répon­dra à l’une des attentes de la nou­velle géné­ra­tion : faire des rota­tions rapides et pou­voir appré­hen­der un nou­veau sec­teur sans avoir à y pas­ser des dizaines d’années. Le besoin d’experts et de pro­fils expé­ri­men­tés pré­sents dans la durée sub­sis­te­ra, mais en nombre plus limité.

Travailler sur le recrutement et la rétention des talents

Le main­tien du savoir-faire de l’industrie de défense conti­nue­ra de pas­ser par la capa­ci­té des indus­triels à atti­rer et sur­tout à rete­nir des talents pas­sion­nés et moteurs d’innovation. La ques­tion du recru­te­ment, d’abord, est pri­mor­diale et doit être abor­dée le plus tôt pos­sible. S’impliquer acti­ve­ment dans l’orientation des jeunes dès le secon­daire, en pré­sen­tant la varié­té des car­rières et des métiers de demain, per­met­tra ensuite de plus faci­le­ment recru­ter les jeunes en sor­tie d’école. C’est d’ailleurs dès le secon­daire que se joue l’enjeu de diver­si­té, puisque les élèves y font leurs choix d’orien­tation majeurs.

L’industrie doit éga­le­ment répondre aux ques­tions éthiques que peuvent se poser les éven­tuels can­di­dats qui ne sont pas néces­sai­re­ment issus de par­cours de for­ma­tion pré­iden­ti­fiés Défense. Il faut ensuite construire un par­cours d’intégration adap­té et mettre tout en œuvre pour que cha­cun, avec ses spé­ci­fi­ci­tés, puisse déployer son potentiel.

“S’impliquer dans l’orientation des jeunes dès le secondaire.”

Une fois les jeunes talents recru­tés, il faut les rete­nir, en répon­dant à leurs attentes de mobi­li­té notam­ment. Pour cela peuvent être mis en place des par­cours accé­lé­rés, de type Gra­duate Pro­gram, qui ont pour voca­tion de faire dans un pre­mier temps bou­ger des jeunes recrues à poten­tiel sur des postes et des sec­teurs variés. C’est un moyen de recon­nais­sance fort, qui per­met d’accompagner leur mon­tée en com­pé­tences et de leur don­ner un aper­çu des dif­fé­rents métiers. Ils peuvent ensuite choi­sir en toute connais­sance de cause un sec­teur qui leur plaît et dans lequel ils seront prêts à res­ter plus longtemps.

L’un des points durs de la réten­tion concerne le manque de recon­nais­sance que peut avoir l’entreprise pour les experts, qui ne sou­haitent pas suivre la voie clas­sique de la pro­mo­tion mana­gé­riale. Pour résoudre cette dif­fi­cul­té, l’entreprise doit repen­ser le par­cours de car­rière des experts, en le dif­fé­ren­ciant de cette voie clas­sique. Cela per­met d’adapter les étapes, les modes d’accompagnement, mais sur­tout la recon­nais­sance : la pro­mo­tion d’un expert ne s’accompagne pas néces­sai­re­ment de la prise de res­pon­sa­bi­li­tés hié­rar­chiques, qui fait appel à des com­pé­tences tout autres, mais d’un élar­gis­se­ment du spectre d’expertise ou de l’enjeu de rayon­ne­ment (e.g. réfé­rent natio­nal ou inter­na­tio­nal dans telle ou telle tech­no­lo­gie). Cela per­met de cas­ser l’éventuel pla­fond de verre ren­con­tré par les pro­fils n’ayant pas voca­tion à deve­nir manager.

Travailler sur la capitalisation

Lorsqu’on est dans le feu d’un pro­jet com­plexe et que l’on fait face à une mul­ti­tude de défis et com­pli­ca­tions tech­niques, l’objectif pre­mier est la réso­lu­tion rapide et à moindre coût. La cap­ture du détail des dif­fi­cul­tés ren­con­trées, des pistes de réso­lu­tion explo­rées, reje­tées ou sui­vies, n’est pas tou­jours pous­sée jusqu’au bout, alors que c’est lors de défis majeurs que l’on apprend le plus sur les bonnes pra­tiques et sur celles à évi­ter. Ces intui­tions sont cap­tées par ceux qui ont par­ti­ci­pé à la réso­lu­tion, bien sou­vent les super­ex­perts ; il n’est pas rare d’entendre un expert par­ler d’un inci­dent ren­con­tré vingt ans plus tôt, qui rap­pelle une situa­tion actuelle, et expli­quer ce qui avait alors été entre­pris. Mais ces infor­ma­tions ne sont pas tou­jours consi­gnées de manière sys­té­ma­tique, faci­le­ment trans­mis­sibles et exploi­tables pour les nou­velles recrues.

Or une carac­té­ris­tique de l’industrie de défense est que, par défi­ni­tion, les grands pro­grammes ne sont pas si fré­quents. À moins de res­ter plu­sieurs décen­nies sur un poste ou dans un sec­teur, une res­source n’a pas tou­jours l’occasion de par­ti­ci­per à plu­sieurs pro­grammes majeurs. Il est pri­mor­dial de struc­tu­rer une méthode de capi­ta­li­sa­tion fiable. Et cela pas par chaque indus­triel indi­vi­duel­le­ment, mais avec l’ensemble de l’écosystème, par­te­naires et clients. 

Il faut à mon sens res­ter vigi­lant sur l’exhaustivité, pour consi­gner tant les solu­tions que les pistes explo­rées et non rete­nues (avec l’explication du pour­quoi), la struc­tu­ra­tion, pour per­mettre, même plu­sieurs années plus tard, de suivre l’arbre de rai­son­ne­ment menant à telle ou telle solu­tion, et la capi­ta­li­sa­tion en temps réel et non uni­que­ment en fin de pro­jet. Il pour­rait être envi­sa­gé de prendre en compte expli­ci­te­ment la qua­li­té de capi­ta­li­sa­tion des connais­sances dans l’évaluation individuelle. 

Travailler sur la collaboration au sein de l’entreprise

Si jusqu’à pré­sent une seule per­sonne hau­te­ment qua­li­fiée concen­trait un panel large de com­pé­tences, les chan­ge­ments évo­qués ci-des­sus montrent qu’il faut désor­mais répar­tir cette com­pé­tence entre plu­sieurs per­sonnes. L’objectif n’est plus de dis­po­ser de la bonne per­sonne, mais d’être capable de faire tra­vailler ensemble plu­sieurs indi­vi­dus, avec cha­cun son prisme cog­ni­tif, pour par­ve­nir à une solu­tion performante.

Cela change fon­da­men­ta­le­ment le rôle du mana­ger : ce der­nier ne doit plus seule­ment recru­ter et rete­nir des experts dédiés, capables de tra­vailler cha­cun sur son domaine spé­ci­fique, mais il doit plus que jamais repen­ser la dyna­mique de l’équipe, entre experts et pro­fils géné­ra­listes, afin d’atteindre une effi­cience de fonc­tion­ne­ment. Et il n’est pas tou­jours simple de faire inter­agir et col­la­bo­rer des pro­fils spé­cia­listes et des pro­fils de nature plus mobile, puisque les moti­va­tions et le rap­port au tra­vail sont très différents.

En par­ti­cu­lier, il arrive que des pro­fils experts se sentent dépos­sé­dés de leur valeur si on leur demande de par­ta­ger leur connais­sance avec d’autres ; ces atti­tudes sont par­ti­cu­liè­re­ment délé­tères non seule­ment pour la péren­ni­té des com­pé­tences, mais aus­si pour la dyna­mique d’équipe, car cela peut mener au départ de jeunes recrues à poten­tiel aux­quelles on a fer­mé la porte. C’est donc un vrai défi auquel les mana­gers doivent faire face.

Travailler sur la collaboration avec l’écosystème

Dans un pro­jet d’ampleur comme le sont les grands pro­grammes de défense, chaque acteur par­tage théo­ri­que­ment un même objec­tif : trou­ver le meilleur équi­libre pos­sible qua­li­té-coût-temps. Et, si à un moment don­né du pro­jet les prio­ri­tés entre acteurs peuvent diver­ger, cet objec­tif doit res­ter le cap com­mun. Dans le cas d’un pro­jet de défense, les indus­triels et la DGA tra­vaillent ensemble à la défi­ni­tion des enjeux, aux choix stra­té­giques et aux étapes de réa­li­sa­tion. Mais ces inter­ac­tions entre le client et les four­nis­seurs, si elles sont limi­tées aux revues pério­diques d’avancement, peuvent se faire dans un mode gui­chet, d’un côté comme de l’autre, ce qui est sous-optimal.

Des expé­ri­men­ta­tions de mode pla­teau, ins­pi­ré des méthodes agiles, ont pu être menées sur des petits pro­jets de type démons­tra­teurs, réunis­sant dans un même lieu tous les acteurs de la chaîne, de l’industriel au don­neur d’ordre et même à l’utilisateur final, per­met­tant la réa­li­sa­tion du pro­jet en boucle courte avec la capa­ci­té de cor­ri­ger et adap­ter qua­si en temps réel les déve­lop­pe­ments selon les retours des dif­fé­rents acteurs.

Ce genre d’approche pour­rait être appli­qué dans le cadre de grands pro­jets, dans une ver­sion adap­tée à l’échelle des pro­jets mais avec des prin­cipes fon­da­teurs com­muns : échan­ger rapi­de­ment sur les prio­ri­tés, faire des retours à chaud sur ce qui fonc­tionne ou non, ce qui répond aux besoins des forces ou peut être sim­pli­fié voire sup­pri­mé, pour abou­tir à un pro­duit qui est le meilleur com­pro­mis entre per­for­mance, coût et délai de réa­li­sa­tion. Et cette phase pla­teau pour­rait tout à fait être mise en place avant le début du pro­jet, en veillant à inclure l’utilisateur final pour que la défi­ni­tion du besoin soit la plus juste pos­sible, sans tom­ber dans le tra­vers de vou­loir faire trop per­formant pour un coût mar­gi­nal addi­tion­nel démesuré.

Les ques­tions évo­quées ci-des­sus se posent aujourd’hui dans tous les sec­teurs ; mais elles revêtent une acui­té toute par­ti­cu­lière pour l’écosystème de la défense, dont les pro­jets conjuguent temps long et haute tech­no­lo­gie, et dont le vivier humain est plus natio­nal que mon­dial pour maî­tri­ser l’information. Un échec de la Base indus­trielle et tech­no­lo­gique de défense (BITD) à répondre à ces défis pour­rait mener non seule­ment à la dis­pa­ri­tion d’acteurs clés du sec­teur, mais aus­si à la perte de notre sou­ve­rai­ne­té. N’hésitons donc pas à nous ins­pi­rer de méthodes adop­tées dans d’autres sec­teurs pour faire face à ces défis !


Cet article n’engage que l’opinion per­son­nelle de l’auteur et ne sau­rait repré­sen­ter la posi­tion du groupe Thales.

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