L’innovation ouverte de défense

L’innovation ouverte de défense : connaître, anticiper, agir

Dossier : Défense & souverainetéMagazine N°769 Novembre 2021
Par Massis SIRAPIAN (96)

Pour­quoi une inno­va­tion ouverte de défense ? Sim­ple­ment pour ne pas lais­ser pas­ser des occa­sions de cap­ta­tion de nou­veau­tés qui ne sont pas conçues pour la défense mais qui peuvent lui appor­ter beaucoup !

Comme toute grande orga­ni­sa­tion qui veut per­du­rer, le minis­tère des Armées inves­tit dans l’innovation au sens de la recherche et déve­lop­pe­ment de long terme. Cepen­dant, les inno­va­tions d’usage, les détour­ne­ments, agré­gats ou assem­blages de tech­no­lo­gies échap­paient aux pro­ces­sus exis­tants avant la créa­tion de l’Agence de l’innovation de défense (AID).

Par exemple, les robots déve­lop­pés par Alde­ba­ran en 2006 (socié­té fran­çaise à l’époque) n’ont pas été détec­tés à temps comme d’intérêt pour la défense : non pré­vus dans les feuilles de route tech­no­lo­giques, ces pro­duits étaient par ailleurs cata­lo­gués comme grand public. Un éven­tuel détour­ne­ment mili­taire de telles tech­no­lo­gies appa­raît en 2021 comme évident ; entre­temps, la socié­té a été rache­tée en 2012 par le japo­nais Soft­Bank. Nous n’avons pas iden­ti­fié ces oppor­tu­ni­tés car nous ne savions pas les détec­ter, les suivre et les cap­ter dans des échelles de temps com­pa­tibles avec leur déve­lop­pe­ment. La détec­tion est d’autant plus dif­fi­cile que ces inno­va­tions ini­tia­le­ment ne se des­tinent pas tou­jours à l’univers de la défense.

Par ailleurs, l’ensemble des dis­po­si­tifs d’innovation ouverte exis­tant du minis­tère atti­raient prin­ci­pa­le­ment les inno­va­teurs qui connais­saient ou vou­laient tra­vailler avec la défense (approche inbound ou « pêche »). Il était indis­pen­sable de déve­lop­per un nou­vel outil, au sein de la toute nou­velle AID, per­met­tant d’aller cher­cher, suivre, voire influen­cer le déve­lop­pe­ment de nou­veaux acteurs moins habi­tuels (approche out­bound ou « chasse ») en dehors de l’écosystème de défense. C’est donc à pré­sent la tâche de la cel­lule détec­tion et cap­ta­tion ; elle repose sur un prin­cipe simple : cap­ter et détour­ner l’innovation d’usage ou d’assemblage d’un autre sec­teur peut être à la base d’une rup­ture dans le nôtre.

Comment travailler efficacement avec les start-up ? 

En créant une agence d’innovation en 2018, nous n’avions pas le droit d’ignorer les lacunes consta­tées depuis l’explosion du phé­no­mène start-up en France (disons, en 2013) en termes de col­la­bo­ra­tion entre grands groupes et start-up. Seule­ment 2 % des inno­va­tions détec­tées par ces grands groupes sont inté­grées dans leur pro­ces­sus – pour expli­quer cet échec patent, notre ana­lyse est que les grands groupes traitent les start-up comme des PME. Or une start-up est un acteur éco­no­mique radi­ca­le­ment dif­fé­rent d’une PME ou d’une ETI.

On peut la défi­nir ain­si : une start-up est une orga­ni­sa­tion sociale (éven­tuel­le­ment) tem­po­raire dont l’objectif est de répondre à un besoin expri­mé ou non par la créa­tion d’un pro­duit ou d’un ser­vice ET de trou­ver un modèle éco­no­mique cohé­rent, répé­table et si pos­sible sca­lable (ren­de­ments d’échelle crois­sants). Cette dif­fé­rence par rap­port à une entre­prise qui connaît son modèle éco­no­mique, serait-elle de petite taille, a des consé­quences majeures sur le déve­lop­pe­ment dans le temps d’une start-up.

Dans un pre­mier temps et jusqu’à une cer­taine matu­ri­té, la start-up est rela­ti­ve­ment indif­fé­ren­ciée en termes de seg­ment de mar­ché. Elle déve­loppe son pro­duit ou ser­vice. Pas­sé ce stade, elle com­mence à envi­sa­ger les seg­ments de mar­ché où elle pour­rait se déve­lop­per. Elle explore alors dif­fé­rents seg­ments pos­sibles. À ce stade, le seg­ment de mar­ché défense est la plu­part du temps incon­nu ou igno­ré ou encore écar­té comme pre­mier seg­ment de mar­ché, car consi­dé­ré comme trop ris­qué par les inves­tis­seurs (la même réti­cence s’observe envers le ser­vice public en général).

“Une start-up est un acteur économique radicalement différent d’une PME.”

Une fois son pre­mier seg­ment de mar­ché choi­si, la start-up a pour prio­ri­té de ser­vir ce mar­ché cible pour tes­ter son hypo­thèse (sou­ve­nez-vous : elle ne connaît pas son modèle éco­no­mique). Lorsqu’elle va appro­cher une matu­ri­té haute (sys­tème réel com­plet), elle va à nou­veau consi­dé­rer un autre seg­ment de mar­ché pour conti­nuer son déve­lop­pe­ment : il s’agit de la phase de diversification.

À ce stade, la start-up mini­mi­se­ra l’effort tech­no­lo­gique ou éco­no­mique à four­nir, sépa­rant son pre­mier seg­ment de mar­ché et le nou­veau qui lui per­met de se diver­si­fier pour conti­nuer sa crois­sance. Elle choi­si­ra poten­tiel­le­ment par­mi les seg­ments de mar­ché alter­na­tifs qu’elle avait envi­sa­gés ini­tia­le­ment, ou de nou­veaux. Si le seg­ment de défense avait été ini­tia­le­ment écar­té ou igno­ré, il est assez pro­bable que, à matu­ri­té et au moment de la diver­si­fi­ca­tion, l’effort à four­nir pour aller sur le seg­ment de mar­ché défense soit trop dissuasif.

Pourquoi le problème persiste depuis une dizaine d’années ?

Ce mode de déve­lop­pe­ment typique des start-up explique en par­tie la dif­fi­cul­té ren­con­trée par la plu­part des grandes orga­ni­sa­tions (tous sec­teurs confon­dus) pour pas­ser à l’échelle après une phase de maquet­tage. En effet, deux écueils majeurs sont pos­sibles : voir la start-up trop tôt, ou la voir trop tard. Si la start-up est appro­chée lorsqu’elle est en train de sor­tir de sa phase d’indifférenciation, pas­ser à l’échelle sur le seg­ment défense par exemple signi­fie alors pour elle de choi­sir la défense comme son pre­mier seg­ment de marché.

Pour cela, elle a besoin d’avancer très vite et deman­de­ra au minis­tère un déve­lop­pe­ment et un pas­sage en pro­duc­tion éclairs, alors que minis­tère est sim­ple­ment dans une phase d’évaluation ou de démons­tra­tion de l’intérêt du concept. Aucune suite d’ampleur ne sera don­née dans un délai rai­son­nable et la start-up cher­che­ra alors un autre seg­ment. Si la start-up est appro­chée au moment où elle a déjà ser­vi un seg­ment et consi­dère une diver­si­fi­ca­tion, l’effort à four­nir sera à ce stade de déve­lop­pe­ment pro­ba­ble­ment trop impor­tant pour choi­sir la défense comme deuxième seg­ment de mar­ché, sur­tout si ce sec­teur a été igno­ré, voire écar­té, lors des pre­mières orien­ta­tions de la socié­té. Quelles consé­quences en tirer ?

La pre­mière consé­quence est la néces­si­té de détec­ter très tôt, puis de suivre des start-up qui n’affichent pas un seg­ment de mar­ché sécu­ri­té natio­nale ou défense et qui pour­tant déve­loppent des solu­tions d’intérêt pour le sec­teur. La deuxième consé­quence de ce type de déve­lop­pe­ment des start-up est de consi­dé­rer qu’une start-up ne se diver­si­fie­ra vers la défense que si l’effort à four­nir est plus faible ou la ren­ta­bi­li­té atten­due sen­si­ble­ment plus impor­tante que pour un seg­ment alter­na­tif. Par ailleurs, la vitesse à laquelle une start-up passe de cette phase d’indifférenciation à celle de la diver­si­fi­ca­tion signi­fie que les seuls coups de sonde sta­tiques sont rela­ti­ve­ment inef­fi­caces (appels à pro­jets par exemple).

Détec­ter des inno­va­tions à haute matu­ri­té peut se révé­ler inutile si le seg­ment de mar­ché défense n’est pas le plus dési­rable pour une start-up dans sa logique de diver­si­fi­ca­tion (détec­tion trop tar­dive de la part de la défense). Iden­ti­fier des start-up à basse matu­ri­té sans les suivre dans la durée ne donne pas d’indication sur la qua­li­té d’exécution, ni sur les choix éco­no­miques s’offrant aux diri­geants de la start-up, et encore moins sur leurs décisions.

Pour ces rai­sons, l’Agence de l’innovation de défense est atten­tive à prendre en compte trois niveaux de matu­ri­té : la matu­ri­té tech­no­lo­gique, la matu­ri­té de l’acteur éco­no­mique vis-à-vis de sa cible ini­tiale et prio­ri­taire, et enfin la matu­ri­té de l’utilisateur final (interne). La logique d’accélération des pro­jets d’innovation ouverte, pro­mue par la cel­lule détec­tion et cap­ta­tion, s’inscrit dans cette vision : finan­cer la matu­ra­tion sur tous ces axes, et non le seul axe tech­nique, pour déployer le plus rapi­de­ment pos­sible l’innovation détectée.

Quels enseignements en matière d’innovation ouverte ?

Pour tenir compte des élé­ments de contexte expo­sés, la mis­sion d’une agence d’innovation (ouverte) devrait donc consis­ter dans les élé­ments sui­vants : détec­ter et suivre des inno­va­tions (dont les start-up) qui ne s’adressent pas néces­sai­re­ment à son sec­teur et lan­cer au bon moment des pro­jets de codé­ve­lop­pe­ment (maquettes, démons­tra­teurs et pro­to­types). Le liant entre ces deux acti­vi­tés (veille et pro­jets) sera l’acculturation, autre­ment dit la cir­cu­la­tion per­ma­nente des inno­va­tions au sein de l’organisation. Par une irri­ga­tion conti­nue, l’objectif de cette dif­fu­sion sera d’influencer les feuilles de route internes et celles des entre­prises iden­ti­fiées, afin de réus­sir une prise de greffe non prévue.

Autre­ment dit, notre approche ori­gi­nale d’innovation ouverte sort d’une logique de stock (tra­vailler avec les inno­va­tions ou les start-up au moment où on les détecte par exemple sur un salon, subis­sant alors la matu­ri­té de l’innovation détec­tée ain­si que la matu­ri­té du cas d’usage interne) pour aller vers une logique de flux (décor­ré­ler le moment de la détec­tion et du codé­ve­lop­pe­ment pour tenir compte des niveaux de matu­ri­té évo­qués, tout en pré­pa­rant les deux par­ties à une prise de greffe).

La logique de stock est mal­heu­reu­se­ment encore une pra­tique cou­rante au sein des grands groupes et conduit au phé­no­mène POC (Proof of concept) : après une maquette ou un démons­tra­teur, aucune suite ne sera don­née. Pour « cra­quer » la pro­blé­ma­tique de la col­la­bo­ra­tion grands groupes-start-up entraî­nant un phé­no­mène de pré­da­tion invo­lon­taire (et par­fois volon­taire), l’AID a ain­si inno­vé en détour­nant et com­bi­nant les méthodes de deux envi­ron­ne­ments proches mais assez dif­fé­rents : celui de l’intelligence éco­no­mique (de la veille ou de la ges­tion stra­té­gique de l’information) et celui de l’innovation. Nous asso­cions veille et ges­tion de pro­jets d’innovation dans une logique de flux : détec­ter, suivre et ini­tier le bon pro­jet au bon moment.

L'innovation ouverte de défenseUne méthode généralisable à d’autres secteurs

Concrè­te­ment, notre logique de détec­tion et cap­ta­tion fonc­tionne de la façon sui­vante selon le sché­ma pré­sen­té ci-des­sus. L’expression du besoin, en termes de veille, nous vient des irri­tants (pain points) de nos clients internes, à savoir les armées. Sur ce fon­de­ment, le cycle per­ma­nent de veille conduit à l’orientation des cap­teurs, le recueil d’informations, son trai­te­ment et sa dif­fu­sion. L’itération régu­lière de celui-ci est essen­tielle : en se tenant à « por­tée de baffes » de nos clients internes, nous avons l’assurance de creu­ser dans la bonne direc­tion. Car la fina­li­té de l’Agence est ins­crite dans ses textes fon­da­teurs : il s’agit de la supé­rio­ri­té opé­ra­tion­nelle des forces, et non d’un simple gui­chet de finan­ce­ment ou de sou­tien à l’innovation. La dif­fu­sion de nos pro­duc­tions au sein du minis­tère nous (ré)oriente en permanence.

“Sortir d’une logique de stock pour aller vers une logique de flux.”

Cette logique s’applique à la fois aux livrables de veille (bul­le­tin de veille par exemple) et aux pro­jets que nous sus­ci­tons, soit de nous-mêmes pour les pro­po­ser aux armées, soit avec elles (les forces ont, après tout, les cas d’usage). Les maquettes ou démons­tra­teurs sont des pro­jets jetables (inuti­li­sables en OPEX), à l’inverse des pro­to­types que nous condui­sons éga­le­ment, et leur prin­ci­pal objec­tif est de faire réagir les clients internes pour affi­ner le besoin, détou­rer les fonc­tions clés et ain­si influen­cer les feuilles de route planifiées.

Enfin, cette approche dif­fère légè­re­ment du cycle clas­sique de l’intelligence ou de la veille au sens où elle intègre la séren­di­pi­té ; concrè­te­ment cela signi­fie pério­di­que­ment d’échanger avec ses clients internes pour mon­trer ce qui a été détec­té sur leurs thé­ma­tiques (veille), ce que nous avons fait (pro­jets) ou réa­li­sé sur ce qu’ils ne nous ont pas deman­dé de regar­der (éton­ne­ment-séren­di­pi­té).

Quels résultats ?

Depuis deux ans, plus de 500 socié­tés, hors défense, ont été repé­rées par notre cel­lule détec­tion et cap­ta­tion, près de 300 ren­con­trées au niveau des fon­da­teurs et sont sui­vies. Une dizaine de pro­jets ont été lan­cés à l’initiative de l’Agence dans une logique de cap­ta­tion (bien plus de pro­jets dépo­sés au gui­chet unique ont été conduits, natu­rel­le­ment). En termes d’intelligence et de sécu­ri­té éco­no­mique, nous avons com­blé un trou capa­ci­taire dans les outils exis­tants : la DGA et d’autres ser­vices iden­ti­fient et sur­veillent plu­tôt des actifs avé­rés – l’AID, par sa fina­li­té d’innovation ouverte, se retrouve à iden­ti­fier et carac­té­ri­ser des actifs poten­tiels, d’intérêt pour la défense mais aus­si pour d’autres sec­teurs par construc­tion, puisque nous sommes dans une logique de diversification.

Vers des agences internationales par secteur

Nous ne pré­ten­dons pas que notre façon de faire est l’unique approche valide – nous pen­sons sim­ple­ment qu’elle est sus­cep­tible d’éviter les échecs répé­tés que les grands groupes et les start-up ont essuyés depuis une dizaine d’années. Le retour des entre­pre­neurs que nous ren­con­trons depuis 2018 nous le confirme : ils sont extrê­me­ment satis­faits et par­fois sur­pris de décou­vrir qu’une admi­nis­tra­tion soit capable de com­prendre et par­ler aus­si bien le lan­gage entre­pre­neu­rial. Or la voie que nous avons créée est dupli­cable, en com­men­çant par les minis­tères ayant un péri­mètre clai­re­ment action­nable (éner­gie, trans­ports, san­té, inté­rieur par exemple).

Il serait natu­rel de voir appa­raître des agences inter­na­tio­nales (AI.X), par sec­teur, fon­dées sur la même alchi­mie d’intelligence éco­no­mique et de conduite de pro­jets d’innovation que l’AID. Une agence d’innovation sec­to­rielle aura des actifs mobi­li­sables (exper­tise tech­nique, uti­li­sa­teurs finaux, moyens tech­niques, levier de la régle­men­ta­tion), ce qu’un orga­nisme dédié à l’innovation géné­ra­liste pei­ne­ra à avoir. Sans la pro­fon­deur d’analyse de la veille qui per­met de tenir compte de la matu­ri­té des pro­jets, sans le levier du besoin métier, le risque sera éle­vé de construire des gui­chets de finan­ce­ment, ou des labs qui fini­ront en « usines à POC » (inno­ver pour inno­ver et non pour progresser).

Enfin, dans une logique d’État en réseau où l’intelligence se situe aux extré­mi­tés et non en cen­trale, pour reprendre les termes de Sébas­tien Soria­no (96), ces agences d’innovation sec­to­rielles se foca­li­se­raient sur leurs prio­ri­tés, leurs pain points ; leur action com­bi­née, pour l’État, serait pro­ba­ble­ment plus effi­cace qu’une approche cen­tra­li­sée et dépour­vue d’une fina­li­té d’action. Selon un mode d’organisation inno­vante, après l’émergence de quelques AI.X, une micro­fonc­tion cen­trale pour­rait assu­rer dans un second temps un rôle de sou­tien-faci­li­ta­teur per­ma­nent à l’ensemble du réseau des AI.X, afin de dif­fu­ser les bonnes pra­tiques et les réus­sites, pro­po­ser des outils et per­mettre au dis­po­si­tif de pro­gres­ser (ges­tion RH, vision transverse).

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