Une start-up civile dans la défense, les raisons d’un succès

Une start-up civile dans la défense, les raisons d’un succès

Dossier : Défense & souverainetéMagazine N°769 Novembre 2021
Par Tugdual CEILLIER (2008)

Rien de mieux qu’un exem­ple con­cret pour mon­tr­er le car­ac­tère fructueux de la col­lab­o­ra­tion entre le monde de la défense et celui des start-up civiles en matière d’innovation. Pre­li­gens est à cet égard un suc­cès remarquable.

Pre­li­gens a été créée en 2016 sous le nom d’Earthcube par Arnaud Guérin et Renaud Allioux, passés respec­tive­ment par Cen­trale Paris et Supélec. Leur ambi­tion à l’époque était de lancer une con­stel­la­tion de cube­sats, ces satel­lites de très petite taille, pour réalis­er des obser­va­tions de la Terre en infrarouge ther­mique. Le but était de pro­pos­er un ser­vice tout inté­gré allant de l’acquisition d’images à leur traite­ment, de manière à remon­ter unique­ment des événe­ments per­ti­nents aux clients, par exem­ple des fuites sur un pipeline d’hydrocarbures. C’est dans ce con­texte que Tug­dual Ceil­li­er a rejoint la société comme pre­mier employé, pour s’occuper de la par­tie traite­ment d’images. En par­al­lèle, une autre par­tie de l’entreprise dévelop­pait une caméra infrarouge ther­mique abor­d­able et spa­tial­is­able, en tirant par­ti des tech­nolo­gies bolométriques. Avec le sou­tien du CNES (Cen­tre nation­al d’études spa­tiales), cette caméra a d’ailleurs été testée avec suc­cès lors de vols en bal­lons stratosphériques.

Première levée de fonds : l’orientation vers le logiciel

Assez rapi­de­ment, la start-up qu’était Pre­li­gens a cher­ché à lever des fonds pour financer sa crois­sance rapi­de. Elle a alors pu faire un dou­ble con­stat : non seule­ment les investis­seurs sem­blaient davan­tage enclins à financer du développe­ment logi­ciel (le traite­ment d’images) que du développe­ment matériel (la caméra et les satel­lites), mais ce besoin en traite­ment d’images crois­sait égale­ment de manière expo­nen­tielle du fait des investisse­ments très con­séquents mis dans les cap­teurs. S’il est vrai que peu d’images satel­lites dans l’infrarouge ther­mique étaient disponibles (et c’est tou­jours le cas aujourd’hui), il exis­tait une très grande quan­tité d’images dans d’autres domaines spec­traux, en par­ti­c­uli­er le vis­i­ble. Il était donc pos­si­ble de créer beau­coup de valeur ajoutée en val­orisant cette imagerie existante.

La par­tie traite­ment d’images étant déjà bien lancée et les sujets liés à l’IA en général étant pas­sion­nants, déci­sion fut prise de piv­ot­er vers la con­struc­tion de pro­duits util­isant des images com­mer­ciales issues d’opérateurs de satel­lite. D’un point de vue tech­nique, cela voulait dire pass­er d’images en infrarouge ther­mique à 50 m de réso­lu­tion à de l’imagerie vis­i­ble à 50 cm de réso­lu­tion ! Cela sig­nifi­ait égale­ment d’abandonner le développe­ment de la caméra infrarouge, qui doit encore être fonc­tion­nelle dans l’armoire à sou­venirs de l’entreprise…


REPÈRES

Pre­li­gens (précédem­ment appelée Earth­cube) est une entre­prise créée en 2016 et dédiée au développe­ment de logi­ciels à base d’intelligence arti­fi­cielle pour le secteur de la défense et du ren­seigne­ment. Les ana­lystes étant con­fron­tés à une aug­men­ta­tion expo­nen­tielle des don­nées disponibles, les pro­duits dévelop­pés par Pre­li­gens visent à automa­tis­er les tâch­es répéti­tives pour leur per­me­t­tre de con­cen­tr­er leur exper­tise sur les tâch­es à haute valeur ajoutée. Ini­tiale­ment cen­trée sur l’analyse d’images satel­lites dans le domaine vis­i­ble, l’entreprise traite aujourd’hui des don­nées très divers­es, de manière à crois­er les infor­ma­tions issues de sources dif­férentes. Pre­li­gens a effec­tué deux lev­ées de fonds, avec une par­tic­i­pa­tion du fonds du min­istère des Armées Defin­vest lors de la sec­onde. Elle compte aujourd’hui 140 employés et pos­sède des fil­iales dans 5 pays en plus de son siège en France.


La recherche d’un marché : l’évidence de la défense

Nous sommes alors entrés dans une phase de recherche de marchés per­ti­nents, en bal­ayant le plus large pos­si­ble pour explor­er un max­i­mum de pos­si­bil­ités. L’imagerie satel­lite étant par essence très poly­va­lente, les appli­ca­tions pos­si­bles ne man­quaient pas : agri­cul­ture, envi­ron­nement, assur­ances, sécu­rité des infra­struc­tures, stock de matières pre­mières… Mais en creu­sant pro­gres­sive­ment le sujet, nous nous sommes vite aperçus que le pre­mier secteur qui con­som­mait de l’imagerie satel­lite était, et de très loin, celui de la défense. Cela con­cerne même l’imagerie com­mer­ciale, qui, bien que pro­duite par des acteurs civils, est des­tinée à env­i­ron 80 % aux militaires.

De plus, il s’agit d’un secteur dont le bud­get est rarement remis en cause et qui a un intérêt fort à financer l’innovation pour main­tenir une avance tech­nologique pri­mor­diale. Sans for­cé­ment se fer­mer à d’autres marchés, il était donc évi­dent qu’il fal­lait explor­er pri­or­i­taire­ment cette pos­si­bil­ité. Cela nous ent­hou­si­as­mait d’autant plus que c’est un domaine dont le niveau d’exigence impose à la fois des solu­tions tech­niques extrême­ment fiables et per­for­mantes et une con­nais­sance appro­fondie des métiers des dif­férents experts con­tribuant à des opéra­tions sou­vent cri­tiques. Con­tribuer active­ment par nos tech­nolo­gies à la con­struc­tion d’un monde plus sûr était égale­ment une mis­sion par­ti­c­ulière­ment inspi­rante pour notre jeune entreprise.

Premier contact : projet RAPID

Néan­moins, pour un nou­v­el acteur, encore petit en nom­bre d’employés à l’époque et n’ayant pas encore de recon­nais­sance forte de ses com­pé­tences, il n’était pas évi­dent d’aborder les bons acteurs de ce secteur pour pro­pos­er un nou­veau ser­vice. L’une des manières de le faire est de pass­er par un pro­jet de recherche, de manière à démon­tr­er l’intérêt d’une tech­nolo­gie ain­si que son exper­tise, tout en échangeant avec de poten­tiels util­isa­teurs de celles-ci. C’est le cas des pro­jets RAPID (régime d’appui à l’innovation duale), pilotés par la DGA (direc­tion générale de l’armement), qui visent à favoris­er le développe­ment de tech­nolo­gies dites duales, util­is­ables à la fois pour des appli­ca­tions civiles et pour des appli­ca­tions militaires.

Forts de notre expéri­ence acquise sur l’imagerie infrarouge, nous avons donc pro­posé un pro­jet sur la détec­tion de change­ments d’origine humaine entre des images satel­lites pris­es à des dates dif­férentes. En tant que petit poucet dans ce monde dom­iné par les gros acteurs his­toriques, le proces­sus pour obtenir la val­i­da­tion de ce pro­jet ne fut pas de tout repos ! Nous avons dû jus­ti­fi­er maintes fois la per­ti­nence du sujet, notre capac­ité à le men­er à bien, la fais­abil­ité tech­nique… Et il n’aurait pas été envis­age­able que nous l’obtinssions sans nous associ­er à l’Onera (Office nation­al d’études et de recherch­es aérospa­tiales), insti­tu­tion reconnue.

Ce pro­jet nous a per­mis d’entrer en con­tact avec les poten­tiels util­isa­teurs fin­aux des tech­nolo­gies que nous dévelop­pi­ons, au sein des forces armées. Ce lien a été essen­tiel et nous a per­mis de com­pren­dre énor­mé­ment de choses sur des métiers peu con­nus et encore moins médi­atisés. Cette con­nais­sance est bien évidem­ment fon­da­men­tale pour réalis­er des pro­duits qui répon­dent de manière adap­tée aux besoins, au-delà de la pure technique.

Le déclencheur : le Défi véhicules

À peu près au même moment, un chal­lenge nom­mé Défi véhicules fut lancé par la DRM (direc­tion du ren­seigne­ment mil­i­taire). Le but était de mon­tr­er les meilleures per­for­mances pos­si­bles sur la détec­tion de véhicules de type voitures et camions dans des images satel­lites très haute réso­lu­tion comme celles fournies par les satel­lites Pléi­ades (70 cm de réso­lu­tion). Il s’agissait à la fois d’une tâche clé pour les ana­lystes défense, puisque con­naître les posi­tions des véhicules sur un théâtre est une infor­ma­tion essen­tielle, et d’un prob­lème tech­nique très dif­fi­cile, dans la mesure où les véhicules ne font que quelques pix­els et peu­vent être très proches les uns des autres.

Nous nous sommes donc lancés dans ce défi, qui entrait par­faite­ment dans les appli­ca­tions que nous dévelop­pi­ons. Les solu­tions tech­niques étant très dif­férentes de celles mis­es en œuvre pour la détec­tion de change­ments, nous avons pris en main et adap­té à notre cas d’usage les méth­odes de l’état de l’art en détec­tion d’objet : les réseaux de neu­rones pro­fonds, ou deep learn­ing.

Les don­nées fournies ayant été label­lisées avec des points alors que les solu­tions tech­niques les plus per­for­mantes néces­si­taient un détourage pré­cis des objets, nous avons rela­bel­lisé tous les objets. Cela nous a per­mis de mieux envis­ager la dif­fi­culté de cette tâche et de mesur­er l’apport de solu­tions automa­tiques pour épauler l’humain dans son tra­vail. Ayant gag­né ce défi, nous étions pro­jetés égale­ment dans le développe­ment d’un out­il com­plet et opéra­tionnel, pou­vant être inté­gré dans la plate­forme de traite­ment d’images SAIM (sys­tème d’aide à l’interprétation mul­t­i­cap­teur) de Thales.

Le développement opérationnel : le projet TAIIA

Le pro­jet RAPID et le Défi véhicules nous ont ain­si per­mis de dia­loguer avec les util­isa­teurs fin­aux de nos pro­duits. Ayant iden­ti­fié que la clé du deep learn­ing était la qual­ité et la diver­sité des don­nées, nous avons très tôt investi dans la label­li­sa­tion, avec une capac­ité sans cesse accrue à recon­naître fine­ment les objets d’intérêt mil­i­taire (avions, héli­cop­tères, navires, véhicules, etc.), allant sou­vent jusqu’au mod­èle précis.

Cela nous a per­mis de dévelop­per un pro­duit cloud de sur­veil­lance de sites, util­isant des images com­mer­ciales et démon­trant notre capac­ité, pour un ensem­ble de sites d’intérêt, à compter et localis­er pré­cisé­ment les observ­ables clés et à faire remon­ter des alertes per­ti­nentes pour les ana­lystes con­fron­tés à un flot d’images tou­jours plus impor­tant. Ceux-ci pou­vaient alors con­cen­tr­er leur exper­tise sur les sit­u­a­tions inhab­ituelles, où leur con­nais­sance fine de la sit­u­a­tion et des enjeux leur per­me­t­tait de met­tre en con­texte les détec­tions faites par l’IA et d’en tir­er des con­clu­sions de haut niveau.

Cette avalanche d’images était vouée à se ren­forcer encore avec le lance­ment des satel­lites d’observation CSO (com­posante spa­tiale optique, série de trois satel­lites de recon­nais­sance optique faisant par­tie du pro­gramme d’armement français) qui per­me­t­tent d’obtenir net­te­ment plus d’images que précédem­ment, avec une réso­lu­tion bien meilleure. Notre solu­tion de sur­veil­lance de sites stratégiques, qui réduit dras­tique­ment le temps humain con­sacré à une tâche récur­rente, répondait donc à un fort besoin opéra­tionnel. Nos très bons résul­tats dans le pro­jet RAPID, ain­si que les per­for­mances de haut niveau de notre ren­du pour le Défi véhicules, nous ont acquis la con­fi­ance de la DRM qui a décidé de lancer une expéri­men­ta­tion de notre pro­duit de sur­veil­lance de sites sur leurs don­nées souveraines.

“L’imagerie commerciale satellite
est à 80 % destinée aux militaires.”

Ce pro­jet, nom­mé TAIIA (traite­ment et analyse d’images par intel­li­gence arti­fi­cielle), devait donc être fonc­tion­nel dans leur infra­struc­ture, sans con­nex­ion inter­net et sans que nous puis­sions facile­ment inter­venir en cas de prob­lème, puisque l’accès aux locaux est forte­ment régle­men­té. C’est alors que nous avons pleine­ment tiré par­ti de notre capac­ité d’adaptation, pro­pre aux petites struc­tures et aux nou­velles entre­pris­es, pour rad­i­cale­ment trans­former notre solu­tion et la met­tre au niveau de fia­bil­ité logi­cielle et opéra­tionnelle néces­saire. Nous pou­vons dire que per­son­ne à la DRM n’avait vu une nou­velle solu­tion être mise en œuvre et adop­tée aus­si rapi­de­ment, inclu­ant la for­ma­tion et l’accompagnement des opéra­teurs à ces out­ils pro­fondé­ment nouveaux.

Le min­istère des Armées a par ailleurs récem­ment noti­fié une nou­velle com­mande majeure à Pre­li­gens pour accélér­er encore le déploiement de l’IA dans l’analyse d’images satel­lites. En péren­nisant ain­si TAIIA, le min­istère des Armées réaf­firme sa volon­té d’intégrer rapi­de­ment et de dif­fuser autant que pos­si­ble les inno­va­tions qui répon­dent directe­ment aux besoins opéra­tionnels exprimés par les ser­vices et les forces. La DRM, organ­isme peu enclin à une com­mu­ni­ca­tion débridée, a mis en ligne une vidéo YouTube pour faire con­naître cette expéri­men­ta­tion et expli­quer à quel point elle décu­plait leurs capac­ités d’analyse.

Visite de la ministre des Armées Florence Parly dans les locaux de Preligens en novembre 2020.
Vis­ite de la min­istre des Armées Flo­rence Par­ly dans les locaux de Pre­li­gens en novem­bre 2020.

Croissance exponentielle et développement à l’international

Pour s’établir comme un acteur de pre­mier plan, une entre­prise comme Pre­li­gens doit néces­saire­ment vis­er un développe­ment inter­na­tion­al. C’est pourquoi, en par­al­lèle avec notre développe­ment en France, nous avons égale­ment établi des con­tacts avec d’autres pays ou insti­tu­tions inter­na­tionales. Nous avons notam­ment con­duit des pro­jets de recherche extrême­ment fructueux avec le Defence Sci­ence and Tech­nol­o­gy Lab­o­ra­to­ry (DSTL) au Roy­aume-Uni et mon­tré la capac­ité de nos algo­rithmes à aug­menter la capac­ité de traite­ment du NATO Intel­li­gence Fusion Cen­tre (NIFC), le cen­tre de ren­seigne­ment de l’Otan. Cela nous a per­mis de con­stater que nos solu­tions étaient extrême­ment com­péti­tives face à celles d’acteurs étrangers extrême­ment bien financés.

Le bilan cinq ans après

Fondée en 2016, Pre­li­gens compte main­tenant plus de 140 employés à tra­vers le monde, avec des antennes aux États-Unis, au Roy­aume-Uni, au Benelux, en Alle­magne et à Sin­gapour. Pour gér­er cette crois­sance forte en con­tin­u­ant de fournir des solu­tions d’intelligence arti­fi­cielle per­for­mantes et adap­tées aux besoins de nos clients, nous avons dû sans cesse réin­ven­ter notre fonctionnement.

Nous avons véri­ta­ble­ment indus­tri­al­isé le développe­ment et l’amélioration d’algorithmes d’IA, au sein de ce que nous appelons l’AI Fac­to­ry, qui nous per­met de maîtris­er de bout en bout la chaîne de pro­duc­tion, depuis la sélec­tion et la label­li­sa­tion des don­nées jusqu’à la mise en pro­duc­tion, en pas­sant par l’utilisation des dernières tech­nolo­gies de réseaux de neu­rones ou encore la mesure fiable des per­for­mances sur des don­nées représen­ta­tives de cas d’usage opéra­tionnels. Nous avons égale­ment élar­gi notre gamme de pro­duits et traitons aujourd’hui des don­nées extrême­ment var­iées, allant de l’imagerie optique jusqu’aux mes­sages de réseaux soci­aux en pas­sant par les balis­es de bateaux en mer, de manière à répon­dre au mieux aux besoins pré­cis de tous nos clients.

Aujour­d’hui, nous sommes une entre­prise dédiée à des appli­ca­tions pour le monde de la défense. Tra­vailler pour ce milieu nous a appris énor­mé­ment sur les très nom­breux métiers qui y exis­tent et nous a per­mis d’apprécier les qual­ités et les com­pé­tences des mil­i­taires. Cela nous a poussés à ren­forcer d’autant nos exi­gences envers nous-mêmes et nous sommes fiers d’apporter des solu­tions effi­caces à ces per­son­nes excep­tion­nelles. Dans le même temps, les valeurs de Pre­li­gens sont restées inchangées, avec en par­al­lèle de cette grande exi­gence une grande atten­tion portée au bien-être des employés et à l’entraide au sein de l’entreprise.

Les nou­veaux arrivants sont très rapi­de­ment inté­grés et mis en sit­u­a­tion de respon­s­abil­ité, et l’organisation des dif­férentes équipes per­met une grande flex­i­bil­ité. Les prob­lé­ma­tiques de liens entre vie pro­fes­sion­nelle et vie per­son­nelle sont au cœur de la poli­tique RH, avec par exem­ple un con­gé deux­ième par­ent de dix semaines à la nais­sance d’un enfant. Les for­ma­tions mis­es en place et les nou­velles oppor­tu­nités profes­sionnelles per­me­t­tent à tous les col­lab­o­ra­teurs de pro­gress­er rapi­de­ment. Pre­li­gens pour­suit donc son hyper­crois­sance, avec de nom­breuses per­spec­tives dans le monde entier, tout en étant un espace de tra­vail d’une qual­ité exemplaire.

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