Courrier des lecteurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°588 Octobre 2003
Par Gérard DRÉAN (54)

Cher cama­rade,

Ton “Libre pro­pos” dans le numéro 585 (mai 2003) de La Jaune et la Rouge me navre, mais ne me sur­prend pas. Il illus­tre bien l’ig­no­rance trag­ique de nos conci­toyens en matière économique. On peut sor­tir de Poly­tech­nique et ignor­er les faits les plus élé­men­taires de la société à laque­lle nous appartenons. 

Tu déplores, avec bien d’autres, qu’on fasse si grand cas de l’en­tre­prise. Mais réfléchis un peu : tout ce qui est con­som­mé doit d’abord avoir été pro­duit. À part les mûres sur les ronces et les petits lap­ins dans la forêt, il n’y pas grand-chose qui nous soit don­né tel quel par la nature. Et encore, les petits lap­ins, il faut pou­voir les attraper ! 

Pour cela, comme pour sat­is­faire leurs autres désirs, les êtres humains doivent coopér­er et utilis­er des out­ils (qu’il a fal­lu d’abord pro­duire). Ce qui fait de nous des ani­maux supérieurs, c’est en grande par­tie la divi­sion des tâch­es, l’u­til­i­sa­tion d’outils (c’est-à-dire l’ac­cu­mu­la­tion de cap­i­tal), la coopéra­tion et les échanges volon­taires, autrement dit l’or­gan­i­sa­tion économique de la société humaine. 

Qu’est-ce qu’une entre­prise ? Un assem­blage de ressources, hommes et out­ils, organ­isées en vue d’une pro­duc­tion des­tinée à d’autres êtres humains. C’est le moyen de pro­duire ce que nous souhaitons con­som­mer — ce que les écon­o­mistes appel­lent des “richess­es”. C’est aus­si le moyen pour cha­cun d’en­tre nous de trou­ver un rôle dans la pro­duc­tion de ce que les autres désirent, et donc de mérit­er à son tour une part de ce que les autres ont pro­duit. Sans boulan­gerie, pas de pain, et pas non plus de salaire pour les mitrons. 

Certes, il existe une immense var­iété d’en­tre­pris­es, depuis l’épici­er du coin jusqu’à Gen­er­al Elec­tric. On peut préfér­er les Restos du Cœur à Renault, Emmaüs à Microsoft ou le Café de la Gare au Crédit Lyon­nais. Mais il faut d’abord avoir com­pris leur nature et leur rôle. Douter que l’en­tre­prise soit “le moteur de la société” ne révèle qu’une igno­rance infantile. 

Qu’on le veuille ou non, tra­vailler dans et pour une entre­prise est le moyen le plus courant et le plus sûr de nous ren­dre utile à nos con­génères. Je t’ac­corde volon­tiers qu’il y a d’autres voies pour cela, mais elles sont mar­ginales en nom­bre et rarement plus effi­caces. Par­ler de l’en­tre­prise, c’est par­ler du prin­ci­pal véhicule de la coopéra­tion sociale entre les êtres humains. Pro­pos­er l’en­tre­prise comme “pro­jet de vie” à nos jeunes cama­rades, c’est leur pro­pos­er de servir leurs con­génères aus­si effi­cace­ment que possible. 

Je devine bien ce qui te chif­fonne : qu’ils puis­sent tra­vailler dans leur intérêt égoïste, ou dans celui de patrons pré­da­teurs. Mais c’est juste­ment la suprême “ruse de la rai­son” (comme dis­ait Hegel, mais bien des philosophes l’ont décou­vert avant lui) : les êtres humains sont ain­si faits que leur com­porte­ment spon­tané, qu’on dit “égoïste”, con­cré­tise sans même qu’ils le sachent leurs instincts altru­istes de coopéra­tion ; s’il en était autrement, le genre humain ne serait pas devenu ce qu’il est. C’est une erreur aus­si grave que répan­due d’op­pos­er les intérêts par­ti­c­uliers à l’in­térêt général. Mon­tesquieu dis­ait déjà : “Cha­cun va au bien com­mun, croy­ant aller à ses intérêts par­ti­c­uliers1.”

L’en­tre­prise, comme le marché, la mon­naie, l’in­térêt ou le prof­it sont par­mi les moyens que cette ruse de la rai­son a inven­tés pour déguis­er la coopéra­tion sociale en com­porte­ments égoïstes, pour créer des intérêts par­ti­c­uliers qui poussent à con­courir au bien commun. 

Il faut juger les actions humaines à leurs effets et non à leurs intentions. 

Bien sûr, cha­cun est libre de refuser cette “idéolo­gie du pro­grès” et “l’al­ié­na­tion économique” qui va avec. Mais pour être en accord avec cet ascétisme, il faut par­tir vivre en ermite dans un désert, et n’at­ten­dre du reste de l’hu­man­ité pas plus que ce qu’on lui donne, c’est-à-dire rien. 

Note bien que, dans tout cela, il n’y a pas une once de théorie économique, mais sim­ple­ment l’énon­cé de faits objec­tifs. Ce que tu appelles “économique­ment cor­rect” n’est le plus sou­vent que sim­ple bon sens. Il n’est pas besoin de théorie économique pour le con­stater, pas plus qu’on a besoin de la ther­mo­dy­namique pour savoir s’il fait chaud ou froid. Au con­traire, les théories en vogue ne font qu’a­jouter à la con­fu­sion en présen­tant comme des faits des hypothès­es qui ne reposent sur rien. 

N’at­tends donc pas de la théorie économique qu’elle te ren­seigne sur la réal­ité. En voulant singer les sci­ences physiques, la “sci­ence économique” est dev­enue une sci­ence sans objet. Elle n’a pu pren­dre les apparences d’une sci­ence exacte qu’en oubliant la réal­ité dont elle cher­chait à ren­dre compte. À de rares excep­tions près, les écon­o­mistes actuels ne par­lent pas du monde réel, mais de mon­des imag­i­naires qu’ils ont spé­ciale­ment inven­tés pour pou­voir y déploy­er leur arse­nal math­é­ma­tique. Ils dis­ent ce qui se passerait si le monde n’é­tait pas peu­plé d’êtres humains comme toi et moi, mais d’automates. 

Tu as rai­son de ne pas croire les écon­o­mistes. Mais ceux qui dis­ent ce que tu as envie d’en­ten­dre ne sont pas pour autant plus crédi­bles que les autres. 

Tu pointes du doigt les ratés de la machine économique. Bien sûr, tout n’est pas par­fait dans ce monde. Mais faut-il en déduire que c’est “le sys­tème” qui est mau­vais, et plus pré­cisé­ment l’é­conomie ou le libéral­isme ? Et faut-il espér­er “chang­er le monde” ou atten­dre l’ap­pari­tion d’un “homme nouveau” ? 

La réal­ité est plus prosaïque. Ce monde, c’est nous qui le faisons, et nous com­met­tons tous des erreurs ; nos actes man­quent sou­vent les objec­tifs qu’ils visaient ; en recher­chant un bien, il nous arrive de créer un mal. C’est pareil pour l’hu­man­ité tout entière : à côté de résul­tats béné­fiques, nos actions ont aus­si des résul­tats que nous déplorons quand nous venons à les con­naître. Pas besoin de fan­tas­mer sur “d’é­tranges dic­tatures” et encore moins d’ac­cuser “l’é­conomie”. Tout ce que tu con­damnes (avec bien d’autres) n’est que man­i­fes­ta­tions de notre pro­pre nature humaine. 

Il t’ar­rive d’être malade, et pour­tant tu ne vas pas te sui­cider ; on ne m’en­ver­ra pas à l’échafaud parce qu’il m’ar­rive de me tromper. Il ne faut pas rejeter en bloc le sys­tème social que, généra­tion après généra­tion, nos ancêtres ont spon­tané­ment tra­vail­lé à con­stru­ire, et qui nous apporte tout ce dont nous jouis­sons : l’ai­sance matérielle, notre espérance de vie, mais aus­si les plus hautes œuvres de l’e­sprit et le bien le plus pré­cieux qu’est la liberté. 

Mais nous sommes fail­li­bles, et donc ce monde est impar­fait. Il n’ex­iste pas d’or­gan­i­sa­tion sociale, réelle ou imag­i­naire, social­iste ou libérale, qui puisse don­ner inté­grale­ment sat­is­fac­tion à cha­cun des êtres humains, et faire qu’il n’y ait ni mal­heureux ni pau­vres. Garan­tir le bon­heur uni­versel n’est au pou­voir de per­son­ne ni d’au­cune organ­i­sa­tion sociale, et ceux qui le promet­tent sont de dan­gereux escrocs. 

À pro­pos, qui pré­tend avoir la sci­ence infuse ? Que penser de ceux qui affir­ment qu’a­vant eux l’hu­man­ité a fait fausse route, et se font fort de lui apporter clés en mains un nou­veau mod­èle de société, à con­di­tion qu’on les laisse faire ? On n’a que trop vu com­ment les rêveurs, même les plus généreux, se trans­for­ment en odieux tyrans quand par mal­heur ils arrivent au pou­voir. Tous ceux qui “rêvent d’un autre monde” sont autant de dan­gers poten­tiels pour l’humanité. 

Pour éviter ou cor­riger les effets négat­ifs de nos actions dans la mesure du pos­si­ble, il faut d’abord com­pren­dre com­ment est fait le monde réel et com­ment il fonc­tionne. Faire com­pren­dre les mécan­ismes fon­da­men­taux de l’é­conomie devrait être l’un des pre­miers objec­tifs de notre sys­tème d’en­seigne­ment, et cela à tous les niveaux. 

Au lieu de cela, l’en­seigne­ment de l’é­conomie est inex­is­tant dans le pri­maire, option­nel dans le sec­ondaire et fac­ul­tatif dans le supérieur, si bien que l’im­mense majorité de nos conci­toyens, ain­si d’ailleurs que l’essen­tiel de nos élites, reste dans une igno­rance noire en la matière. Il manque un enseigne­ment élé­men­taire des phénomènes soci­aux : ce qu’é­taient à la physique les leçons de choses de notre enfance, qui nous fai­saient observ­er le réel avant d’en abor­der les théories. 

Pourquoi ce crime intel­lectuel ? Évidem­ment à cause des préjugés idéologiques des enseignants, mais aus­si de réti­cences poli­tiques. Nous voudri­ons être omnipo­tents, et ne pas être con­traints par des lois néces­saires. Aus­si, quand l’ex­a­m­en de la réal­ité ne con­vient pas à nos préférences poli­tiques, nous préférons la nier pour inven­ter une autre théorie. C’est pourquoi les écon­o­mistes font comme s’il n’y avait pas de faits, mais seule­ment des hypothès­es, et nous lais­sent croire qu’on peut jouer avec la réal­ité comme eux-mêmes jouent avec les hypothèses. 

Puisque la réal­ité de notre monde n’est pas enseignée où et quand il faudrait, c’est-à-dire dans le pri­maire et le sec­ondaire, notre École devrait combler cette lacune, en com­mençant par enseign­er les faits et les mécan­ismes économiques les plus élé­men­taires, et d’abord ceux des entre­pris­es. Out­re qu’un tel enseigne­ment don­nerait du sens à l’ensem­ble du cur­sus par rap­port aux futures activ­ités des élèves et à la mis­sion que l’É­cole s’est don­née2, il évit­erait que les X soient, tout autant que leurs conci­toyens, vic­times des bavardages pré­somptueux des igno­rants et des inep­ties com­plaisam­ment véhiculées par une lit­téra­ture foisonnante. 

C’est dans ce monde-ci, là où nous sommes, qu’il faut agir, et avec mod­estie. “Par­ticiper à l’amélio­ra­tion du monde”, ce n’est pas rêvass­er à une autre société, et encore moins vouloir détru­ire ou empêch­er de fonc­tion­ner celle où nous vivons ; c’est faire, cha­cun à notre place, des choses utiles aux autres. Les 70 à 80 % des jeunes X qui entrent dans des entre­pris­es con­tribueront plus sûre­ment et plus effi­cace­ment à la vie et au pro­grès de la société que ceux qui choisiront “le doute, le ques­tion­nement sci­en­tifique et l’en­gage­ment politique”. 

Gérard Dréan s’est con­sacré à la réflex­ion économique après une car­rière dans l’in­dus­trie infor­ma­tique. Il est mem­bre de la Société d’é­conomie poli­tique et chargé de mis­sions à la Fon­da­tion de l’É­cole poly­tech­nique. On peut con­sul­ter ses travaux sur le site http://perso.club-internet.fr/gdrean

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1.  De l’e­sprit des lois, Livre III, chapitre 7 (1748).
2. Voir La Jaune et la Rouge n° 583, mars 2003, pages 35–36.

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