fluctuations quantiques

Contrôler l’aléatoire du vide grâce aux fluctuations quantiques

Dossier : Nouvelles du PlatâlMagazine N°788 Octobre 2023
Par Charles ROQUES-CARMES (X13)

Diplômé de l’École poly­tech­nique (X13), j’ai eu la chance d’étudier l’optique quan­tique sous la direc­tion d’Alain Aspect et Philippe Grang­i­er en troisième année de mon cur­sus. Le cours d’optique quan­tique m’ouvrit au con­cept de « fluc­tu­a­tions du vide », un des phénomènes fon­da­men­taux que j’utilise aujourd’hui dans ma recherche. Récem­ment, mon équipe au Mass­a­chu­setts Insti­tute of Tech­nol­o­gy (MIT) util­isa ces fluc­tu­a­tions du vide quan­tique afin de réalis­er la pre­mière source con­trôlable de nom­bres aléa­toires quan­tiques. Ces travaux ont aus­si béné­fi­cié des con­tri­bu­tions d’Ethan Koskas (X19), qui a fait son stage de recherche de troisième année au sein de notre lab­o­ra­toire au MIT.

Que désigne-t-on par « fluc­tu­a­tions du vide » quan­tique ? En physique clas­sique, on con­sid­ère que le vide est un espace totale­ment dépourvu de matière et de lumière. Cepen­dant, dans l’univers quan­tique, le champ électro­magnétique peut fluctuer même dans le « vide ». Imag­inez une mer calme qui se met spon­tané­ment à pro­duire des vagues – c’est un phénomène sim­i­laire qui se pro­duit dans le vide à l’échelle quan­tique. Par le passé, la mesure de ces fluc­tu­a­tions a per­mis aux sci­en­tifiques de génér­er des nom­bres aléa­toires. Elles sont égale­ment à l’origine de nom­breux phénomènes fasci­nants décou­verts par les précurseurs de la physique quan­tique au cours des cent dernières années.

Les résul­tats de notre recherche sont détail­lés dans un arti­cle paru en juil­let 2023 dans la revue Sci­ence, que j’ai codirigé avec un autre chercheur post­doc­tor­ant Yan­nick Salamin, les pro­fesseurs du MIT Marin Sol­jačić et John Joannopou­los, ain­si que nos collaborateurs.

Les limites de l’approche déterministe

Tra­di­tion­nelle­ment, les ordi­na­teurs fonction­nent de manière déter­min­iste, exé­cu­tant des instruc­tions pas à pas qui obéis­sent à un ensem­ble de règles et d’algorithmes prédéfi­nis. Dans ce par­a­digme, si vous répétez la même opéra­tion à plusieurs repris­es, vous obtien­drez tou­jours exacte­ment le même résul­tat. Cette approche déter­min­iste a propul­sé notre ère numérique, mais elle a ses lim­ites, surtout lorsqu’il s’agit de simuler le monde physique ou d’optimiser des sys­tèmes com­plex­es, des tâch­es qui com­por­tent sou­vent une grande part d’incertitude et de hasard.

En intel­li­gence arti­fi­cielle, par exem­ple, cer­taines appli­ca­tions cri­tiques (e.g. dans le domaine médi­cal) ne peu­vent pas se con­tenter de génér­er une pré­dic­tion déter­min­iste. Cer­taines archi­tec­tures de réseaux de neu­rones per­me­t­tent d’encoder naturelle­ment l’incerti­tude afin de cal­culer un « cer­tain niveau de con­fi­ance » lié à la pré­dic­tion et de prévoir plusieurs scé­nar­ios prob­a­bles. C’est par exem­ple le cas des réseaux de neu­rones dits « bayésiens ».

L’intérêt du hasard quantique pour l’informatique probabiliste 

C’est ici qu’intervient le con­cept d’ordinateur prob­a­biliste. Les sys­tèmes infor­ma­tiques prob­a­bilistes exploitent le hasard inhérent à cer­tains proces­sus pour effectuer des cal­culs. Ils ne four­nissent pas une seule « bonne » réponse, mais plutôt une gamme de résul­tats pos­si­bles, cha­cun avec sa prob­a­bil­ité asso­ciée. Cela les rend intrin­sèque­ment aptes à simuler des phénomènes physiques et à résoudre des prob­lèmes d’optimisation où plusieurs solu­tions pour­raient exis­ter, et où l’exploration de divers­es pos­si­bil­ités peut men­er à une meilleure solution.

Cepen­dant, la mise en œuvre pra­tique de l’informatique prob­a­biliste a his­torique­ment été freinée par un obsta­cle majeur : le manque de con­trôle sur les dis­tri­b­u­tions de prob­a­bil­ité asso­ciées au hasard quan­tique. La recherche menée par notre équipe au MIT ouvre la voie à une solu­tion prometteuse.

Démonstration du hasard quantique contrôlable

Plus pré­cisé­ment, nous avons démon­tré qu’en injec­tant un laser « biais » très faible dans un oscil­la­teur paramétrique optique, un sys­tème optique qui génère naturelle­ment des nom­bres aléa­toires, on peut obtenir une source con­trôlable de hasard quan­tique « biaisé », à la manière d’un dé pipé. 

Mal­gré une étude appro­fondie de ces sys­tèmes quan­tiques, l’influence d’un champ de biais très faible était jusqu’alors inex­plorée. Notre décou­verte du hasard quan­tique con­trôlable nous per­met non seule­ment de revis­iter des con­cepts vieux de plusieurs décen­nies en optique quan­tique, mais égale­ment d’ouvrir un poten­tiel en infor­ma­tique prob­a­biliste et en détec­tion de champs élec­tro­mag­né­tiques ultra-faibles.

Réalisation d’un bit probabiliste photonique

Spé­ci­fique­ment, notre équipe a réus­si à démon­tr­er la capac­ité à manip­uler les prob­a­bil­ités asso­ciées aux états de sor­tie d’un oscil­la­teur paramétrique optique, réal­isant un bit prob­a­biliste pho­tonique (p‑bit). De plus, notre sys­tème est ultra­sen­si­ble aux oscil­la­tions tem­porelles d’impulsions de champ élec­tro­mag­né­tique, bien en dessous du niveau d’un pho­ton, ouvrant de nou­velles pos­si­bil­ités dans le domaine de la métrolo­gie et de la détec­tion de sig­naux quantiques.

Notre sys­tème de généra­tion de p‑bits pho­toniques per­met actuelle­ment de pro­duire 10 000 bits par sec­onde, cha­cun pou­vant suiv­re une dis­tri­b­u­tion bino­mi­ale arbi­traire. L’expérience qui nous a per­mis de réalis­er cette décou­verte tient sur une table de plusieurs mètres car­rés et com­porte plusieurs dizaines de com­posants optiques alignés avec soin. Nous nous atten­dons à ce que cette tech­nolo­gie évolue dans les prochaines années, con­duisant à des p‑bits pho­toniques inté­grés sur des puces pho­toniques et à des débits beau­coup plus élevés, offrant une gamme d’applications plus large, avec des appli­ca­tions en cal­cul pho­tonique prob­a­biliste ultra-rapide.

En ren­dant les fluc­tu­a­tions du vide con­trôlables, nous repous­sons les lim­ites de ce qui est pos­si­ble en infor­ma­tique prob­a­biliste améliorée par le quan­tique. Nous sommes par­ti­c­ulière­ment ent­hou­si­astes à l’idée de pou­voir simuler des dynamiques com­plex­es dans des domaines tels que l’optimisation com­bi­na­toire et les sim­u­la­tions de chro­mo­dy­namique quan­tique. 


Charles Roques-Carmes (X13) : un parcours de chercheur 

La Jaune et la Rouge : Peux-tu nous parler de ton parcours avant de rejoindre l’X ?

Charles Roques-Carmes : J’ai gran­di à Besançon et j’ai fait mon lycée là-bas. Après mon bac­calau­réat, j’ai effec­tué mes class­es pré­para­toires (MPSI-MP) à Louis-le-Grand.
À cette époque, je m’intéressais prin­ci­pale­ment aux matières que j’apprenais, en par­ti­c­uli­er les math­é­ma­tiques. Puis l’X m’a fait pren­dre con­science qu’il y avait d’autres matières passionnantes. 

J&R : Quel a été le tournant qui t’a conduit à la physique ? 

CRC : Le cours de physique quan­tique avancée a été cru­cial pour moi. J’ai trou­vé dans cette dis­ci­pline des simil­i­tudes avec les maths (abstrac­tion, har­monie) et j’ai appré­cié l’aspect expéri­men­tal qui rendait les théories observables. 

Ce cours était enseigné par Pas­cale Senel­lart-Mar­don (X93) qui est dev­enue ma men­tore au fil du temps. Elle m’a con­seil­lé de faire mon stage de 2A dans une start-up alle­mande, où j’ai eu ma pre­mière expéri­ence de recherche qui m’a ensuite amené à étudi­er la nanopho­tonique dans le cadre de ma thèse au MIT. 

J&R : Peux-tu nous en dire plus sur le sujet de ta thèse qui porte sur la nanophotonique ? 

CRC : La nanopho­tonique est l’étude de l’interaction lumière-matière à l’échelle du nanomètre. Des phénomènes intéres­sants peu­vent être observés à cette échelle, tels que les cristaux pho­toniques ou la scin­til­la­tion. C’est sur cette dernière que s’est con­cen­trée une par­tie de mon tra­vail de thèse : l’émission de lumière issue de la col­li­sion de par­tic­ules à haute énergie avec de la matière struc­turée à l’échelle du nanomètre. 

J&R : Connaît-on des applications potentielles de la nanophotonique ? 

CRC : Les appli­ca­tions à court et moyen ter­mes inclu­ent l’imagerie médi­cale et la vision noc­turne. En effet, la scin­til­la­tion viendrait amélior­er la qual­ité des images.
Il existe aus­si cer­taines appli­ca­tions en cal­cul infor­ma­tique [cf. arti­cle ci-con­tre]. Cepen­dant, des développe­ments sup­plé­men­taires sont encore néces­saires pour pleine­ment réalis­er ces applications.


Poster un commentaire