À la différence de la première révolution quantique qui reposait sur l’application statistique des concepts quantiques à un très grand nombre d’objets élémentaires, la seconde révolution concerne le comportement individuel d’un petit nombre d’objets quantiques. © ERICUS / FOTOLIA.COM

Intrication et calcul quantique

Dossier : La PhysiqueMagazine N°721 Janvier 2017
Par Alain ASPECT
Par Philippe GRANGIER

Le XXe siè­cle a con­nu deux révo­lu­tions quan­tiques : celle de la mécanique quan­tique et de la dual­ité onde-par­tic­ule puis celle de l’intrication. Cette deux­ième révo­lu­tion ouvre la porte à la créa­tion d’ordinateurs quan­tiques, con­sid­érés comme le graal du monde informatique.

Les ter­mes en italique sont défi­nis à la fin de l’article.

À par­tir des années 1960 une sec­onde révo­lu­tion quan­tique a émergé, basée sur un con­cept encore plus éton­nant : l’intri­ca­tion. À la dif­férence de la pre­mière révo­lu­tion quan­tique qui repo­sait sur l’application sta­tis­tique des con­cepts quan­tiques à un très grand nom­bre d’objets élé­men­taires (élec­trons, atom­es ou pho­tons), la sec­onde révo­lu­tion con­cerne le com­porte­ment indi­vidu­el d’un petit nom­bre d’objets quantiques.

Elle est liée au développe­ment de tech­niques expéri­men­tales extra­or­di­naires qui ont per­mis de cap­tur­er, d’observer et de con­trôler des élec­trons, des ions ou des atom­es uniques, d’émettre des pho­tons un par un, ou paire intriquée après paire intriquée.

Des com­porte­ments éton­nants, dis­cutés aupar­a­vant dans des expéri­ences de pen­sée, sont devenus l’objet d’investigations expéri­men­tales et théoriques. Cette sec­onde révo­lu­tion quan­tique est main­tenant sol­lic­itée pour ouvrir la porte à l’information quantique.


REPÈRES

La mécanique quan­tique a été une révo­lu­tion sci­en­tifique majeure du XXe siè­cle. Basée sur le con­cept con­tre-intu­itif de dual­ité onde-par­tic­ule, la pre­mière révo­lu­tion quan­tique a d’abord per­mis de com­pren­dre la struc­ture de la matière.

Elle a ensuite con­duit au tran­sis­tor et à la microélec­tron­ique, au laser et aux télé­com­mu­ni­ca­tions optiques, aux hor­loges atom­iques et au GPS, c’est-à-dire aux bases tech­nologiques de la société de l’information et de la communication.


INFORMATION ET ORDINATEUR QUANTIQUES

Selon la célèbre maxime de Rolf Lan­dauer, l’information est de nature physique. Un sup­port quan­tique de l’information doit donc per­me­t­tre la trans­mis­sion et le traite­ment quan­tique de cette infor­ma­tion, avec des règles du jeu dif­férentes de celles con­nues classiquement.

Les chercheurs ont accès à de nou­velles méth­odes de cryp­togra­phie, dont la sécu­rité s’appuie sur les bases mêmes de la physique, ou à de nou­velles méth­odes de cal­cul, qui peu­vent être expo­nen­tielle­ment plus efficaces.

En ce qui con­cerne la sécu­rité de la trans­mis­sion des don­nées, la cryp­togra­phie quan­tique est une tech­nolo­gie bien maîtrisée, avec de pre­miers sys­tèmes com­mer­ci­aux. Il est main­tenant pos­si­ble de dis­tribuer des « clés secrètes », avec des débits atteignant 1 Mbit/s pour des dis­tances de l’ordre de 50 kilomètres.

Avec des relais réputés sûrs séparés par quelques dizaines de kilo­mètres, les réseaux cryp­tés peu­vent attein­dre des dis­tances arbi­traires. Des liaisons sécurisées sans sites inter­mé­di­aires sont à l’étude, en util­isant des satel­lites, ou une méth­ode appelée télé­por­ta­tion quan­tique.

UN CONCEPT RÉVOLUTIONNAIRE

L’ordinateur quan­tique est l’objet de recherch­es intens­es dans le champ académique, avec une impli­ca­tion forte et crois­sante de grandes com­pag­nies indus­trielles. Le con­cept d’ordinateur quan­tique, met­tant en jeu de nou­velles règles de cal­cul basées sur les super­po­si­tions d’état et l’intrication, est effec­tive­ment révolutionnaire.

Des théoriciens de l’information, de l’algorithmique, et de la théorie de la com­plex­ité, se sont emparés des nou­velles règles pour imag­in­er de nou­veaux algo­rithmes et de nou­velles archi­tec­tures de cal­cul, basées sur des portes quan­tiques sans équiv­a­lent classique.

La ren­con­tre entre la théorie de l’information et la mécanique quan­tique renou­velle les out­ils théoriques util­isés de part et d’autre et sug­gère aus­si de nou­velles approches des fonde­ments de la théorie quantique.

Qubits naturels
Qubits « naturels » : pho­togra­phies d’atomes indi­vidu­els de rubid­i­um, piégés dans des matri­ces de pinces optiques qui per­me­t­tent de réalis­er des géométries très var­iées : car­ré de 9 atom­es, cer­cle de 12 atom­es, ovale de 30 atom­es… Les chercheurs réalisent des pro­to­types de sim­u­la­teurs quan­tiques en induisant des inter­ac­tions entre ces atom­es, dis­tants de 3 μm env­i­ron.
SOURCE : LABORATOIRE CHARLES FABRY, PALAISEAU

DU BIT AU QUBIT

La mise en œuvre pra­tique du cal­cul quan­tique pro­gresse aus­si remar­quable­ment, mais plus lente­ment. De nom­breux sys­tèmes sont étudiés en tant que sup­ports de l’unité quan­tique d’information, le qubit.

Un qubit peut être soit dans l’état zéro soit dans l’état un, comme un bit clas­sique, mais aus­si dans une super­po­si­tion quan­tique de ces deux états. Il faut de plus pou­voir intri­quer ces bits quan­tiques, c’est-à-dire pou­voir créer des super­po­si­tions quan­tiques de reg­istres con­tenant plusieurs qubits.

Les pre­miers qubits ont été naturels (cf. supra) : pho­tons polar­isés, atom­es et ions piégés, spins nucléaires d’atomes piégés, inclus dans des molécules, implan­tés dans des semi-con­duc­teurs, des nan­otubes de car­bone, du dia­mant, etc.

Mais se dévelop­pent aus­si des qubits arti­fi­ciels (cf. infra), comme les sys­tèmes supra­con­duc­teurs à quan­tum de flux ou de charge. Un enjeu majeur est de manip­uler ces sys­tèmes sans détru­ire leur « cohérence quan­tique », asso­ciée en par­ti­c­uli­er à l’intrication.

Le prob­lème devient cru­cial lorsqu’il s’agit d’assembler un grand nom­bre de qubits, et il faut insis­ter sur l’importance des codes cor­recteurs quan­tiques qui ont été conçus pour préserv­er la cohérence des qubits.

La mise en œuvre expéri­men­tale de ces codes cor­recteurs pro­gresse à grands pas, et le nom­bre de qubits disponibles dans les sys­tèmes les plus avancés (jusqu’à une ving­taine) devrait per­me­t­tre une démon­stra­tion de principe dans un futur proche .

L’assemblage à grande échelle de qubits capa­bles d’effectuer des cal­culs pro­tégés des erreurs demeure néan­moins un défi majeur. Même si un assem­blage de qubits supra­con­duc­teurs est com­mer­cial­isé par la com­pag­nie cana­di­enne D‑Wave, une réelle accéléra­tion quan­tique dans un cal­cul n’a pas encore été démon­trée de manière indiscutable.

LES PREMIERS SIMULATEURS QUANTIQUES

Au stade actuel, les pre­miers résul­tats utiles du cal­cul quan­tique devraient provenir des sim­u­la­teurs quan­tiques, pro­posés par Feyn­man dans son arti­cle fon­da­teur de 1982. Il s’agit de laiss­er la nature cal­culer pour nous, en réal­isant des expéri­ences sur des sys­tèmes par­faite­ment con­trôlés, par exem­ple des atom­es ultra-froids placés dans des poten­tiels lumineux.

Qubits artificiels
Qubits « arti­fi­ciels » : le quantro­n­i­um est un atome arti­fi­ciel con­sti­tué de deux jonc­tions Joseph­son sur une petite île (au cen­tre). Les niveaux quan­tiques sont con­trôlés par la ten­sion appliquée à la grille en face de l’île, et par le flux mag­né­tique à tra­vers une boucle de courant. Une troisième jonc­tion plus grosse (à gauche de la boucle) sert à la lec­ture du bit quan­tique. SOURCE : GROUPE QUANTRONIQUE, CEA-SACLAY.

Suiv­ant la struc­ture péri­odique ou désor­don­née de ces poten­tiels, les atom­es simu­lent la physique des élec­trons dans un cristal, ou dans un matéri­au amor­phe comme un verre. Il est aus­si pos­si­ble de cap­tur­er des atom­es indi­vidu­els dans des pièges de géométrie arbi­traire, et de les faire inter­a­gir entre eux.

L’ordinateur quan­tique asso­cie donc des con­cepts révo­lu­tion­naires au développe­ment de tech­nolo­gies qui s’efforcent de devenir une ingénierie quan­tique. Il n’existe pas encore d’ordinateur quan­tique plus rapi­de que tout cal­cu­la­teur clas­sique, mais cette pos­si­bil­ité attire l’intérêt de nom­breux math­é­mati­ciens, physi­ciens, infor­mati­ciens, biol­o­gistes, etc., et aus­si des grandes com­pag­nies de l’informatique et d’Internet.

En par­al­lèle, les nou­velles tech­nolo­gies quan­tiques résul­tant de ces études sont util­isées pour dépass­er les lim­ites usuelles de pré­ci­sion dans la métrolo­gie des temps ou des fréquences, des longueurs ou des angles, de la grav­i­ta­tion, des champs mag­né­tiques, etc. La liste ne sera lim­itée que par l’imagination des physi­ciens et des ingénieurs


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

A. ASPECT – « Une nouvelle révolution quantique », in É. Brézin et S. Balibar (dir.), Demain, la Physique, Odile Jacob, 2009.

À propos du calcul quantique, deux vidéos :


PETIT GLOSSAIRE QUANTIQUE

Dualité onde-particule

Les états acces­si­bles à un sys­tème quan­tique inclu­ent la pos­si­bil­ité de « super­po­si­tions quan­tiques », qui sont d’autres états asso­ciés à d’autres mesures pos­si­bles. Par exem­ple il est pos­si­ble de super­pos­er des ampli­tudes de prob­a­bil­ités asso­ciées aux deux chemins pos­si­bles d’une par­tic­ule dans un inter­féromètre, ce qui se man­i­feste par l’apparition de pro­priétés ondu­la­toires (inter­férences) de cette particule.

Intrication

Il est pos­si­ble de faire des super­po­si­tions quan­tiques d’états impli­quant plusieurs par­tic­ules : on a alors des états « globaux », dans lesquels il n’est plus pos­si­ble d’attribuer un état bien défi­ni à chaque par­tic­ule. Ces états présen­tent des pro­priétés par­ti­c­ulières de non-local­ité quan­tique, qui se traduisent expéri­men­tale­ment par la pos­si­bil­ité de vio­l­er les « iné­gal­ités de Bell », con­traig­nant toute descrip­tion « réal­iste locale » d’inspiration classique.

Téléportation quantique

Lorsqu’on dis­pose de deux par­tic­ules intriquées 1 et 2 séparées spa­tiale­ment, il est pos­si­ble de « télé­porter » l’état d’une troisième par­tic­ule, en détru­isant cet état (ain­si que celui de la par­tic­ule 1), mais en le récréant sur la par­tic­ule 2. Cette trans­mis­sion n’est pas instan­ta­née, mais elle est « par­faite­ment sûre » d’un point de vue cryp­tographique, c’est-àdire que l’état télé­porté n’est pas « lis­i­ble » par un espi­on extérieur.

Qubit

Unité d’information quan­tique, qui pos­sède deux états mutuelle­ment exclusifs 0 et 1 comme un bit clas­sique, mais qui a aus­si accès à toutes les super­po­si­tions quan­tiques de ces états 0 et 1.

Portes quantiques

Il s’agit de portes logiques quan­tiques, c’est-à-dire d’opérations logiques effec­tuées entre qubits. Elles sont tou­jours réversibles, donc le nom­bre de qubits reste le même avant et après l’action de la porte (ce n’est en général pas le cas pour une porte clas­sique, par exem­ple les portes clas­siques « ET » ou « OU » ont deux bits en entrée, et un seul bit en sor­tie). La porte quan­tique « NON con­trôlé » est une ver­sion réversible de la porte « OU exclusif », avec deux qubits en entrée et deux en sor­tie, et elle peut bien sûr agir sur des super­po­si­tions quan­tiques de 0 et de 1. La porte « NON » clas­sique (ou quan­tique) trans­forme 0 en 1 et 1 en 0, et la porte quan­tique « racine de NON » est telle qu’on obtient une porte NON en l’appliquant deux fois de suite. Elle n’a pas d’équivalent classique.

Accélération quantique (quantum speed-up)

Pos­si­bil­ité pour un ordi­na­teur quan­tique d’exécuter cer­tains algo­rithmes (bien choi­sis) plus rapi­de­ment que n’importe quel cal­cu­la­teur clas­sique. Une démon­stra­tion con­crète de cette accéléra­tion, même pour un algo­rithme peu utile en pra­tique comme le « boson sam­pling », est un gros enjeu en infor­ma­tion quantique.

Photons polarisés

Un pho­ton est un quan­tum d’énergie du champ élec­tro­mag­né­tique, et c’est un très bon qubit, qui peut se propager sur de grandes dis­tances en por­tant l’information sur sa polar­i­sa­tion (ana­logue à une direc­tion de vibra­tion). Il est dif­fi­cile de réalis­er des portes logiques entre qubits pho­toniques, mais de nom­breuses méth­odes sont actuelle­ment explorées.

Atomes et ions piégés

Atom­es ou ions indi­vidu­els, que l’on peut con­trôler dans des pièges élec­tro­mag­né­tiques (ions) ou lumineux (atom­es). Les qubits ion­iques sont actuelle­ment mieux con­trôlés, mais par con­tre il est plus facile d’avoir un grand nom­bre de qubits atom­iques, en par­ti­c­uli­er dans des struc­tures bidimensionnelles.

Qubits artificiels

À la dif­férence des qubits basés sur des ions ou des atom­es, ce sont des cir­cuits supra­con­duc­teurs, impli­quant le plus sou­vent des jonc­tions Joseph­son, et une quan­tifi­ca­tion du flux ou de la charge. On peut ain­si obtenir un qubit de très bonne qual­ité, met­tant en jeu col­lec­tive­ment un nom­bre élevé d’électrons, et ces sys­tèmes sem­blent très prometteurs.

Théorie de la complexité

Branche des math­é­ma­tiques dont l’objectif est de caté­goris­er la dif­fi­culté des algo­rithmes de cal­cul ou de traite­ment des données.

Spins nucléaires

Les noy­aux des atom­es ont en général un moment mag­né­tique (ce sont de petits aimants), asso­cié à une valeur non nulle de leur spin (moment ciné­tique intrinsèque).

Supraconducteurs

À tem­péra­ture très basse la résis­tance élec­trique de cer­tains matéri­aux peut s’annuler ; on dit alors qu’ils devi­en­nent supraconducteurs.

Quantum de flux ou de charge

Dans un supra­con­duc­teur les valeurs du courant, de la charge, ou du flux mag­né­tique peu­vent pren­dre des valeurs dis­crètes, ou quan­tifiées. Ces grandeurs physiques sont alors sus­cep­ti­bles de « porter » des qubits (voir ce mot).

Atomes ultra-froids

Atom­es dont l’énergie ciné­tique a été dimin­uée par divers­es méth­odes (refroidisse­ment laser, refroidisse­ment éva­po­ratif), jusqu’à attein­dre des tem­péra­tures ciné­tiques dans la gamme du μK (mil­lion­ième de degré Kelvin).

Potentiels lumineux

Un fais­ceau lumineux mod­ulé en inten­sité, par exem­ple à cause d’effets d’interférences, peut exercer un effet mécanique sur des atom­es. Il appa­raît ain­si comme un poten­tiel, avec des min­i­ma et max­i­ma, sus­cep­ti­ble de piéger les atom­es dans des « puits » d’énergie potentielle.

Poster un commentaire