Illustration de François JEGOU : L'innovation dérange

Comment susciter la convergence des technologies au seuil du XXIe siècle

Dossier : La France en 2050Magazine N°603 Mars 2005
Par Philippe PUMIR

Quand les tech­nolo­gies con­verg­eront ? tel est le titre d’un arti­cle pas­sion­nant de Jean-Pierre Dupuy (60) déjà paru en 2001 dans La Jaune et la Rouge et qui vient d’être repris dans le numéro 300 de Futuri­bles. Il pro­pose une vision très riche des poten­tiels de cette nou­velle approche, sans vers­er dans le délire futur­iste qui la défig­ure trop sou­vent. Dans le même numéro 300 de Futuri­bles, l’ar­ti­cle “À l’aube d’une nou­velle vague de crois­sance ?”, signé de trois auteurs renom­més pro­pose une vision large mais raison­née du cadre économique auquel on peut penser pour aider à la con­ver­gence des tech­nolo­gies ; témoins de la pru­dence sci­en­tifique de leurs auteurs ces arti­cles sont titrés avec un point d’in­ter­ro­ga­tion : signe de sagesse et d’hu­mil­ité, assez rare dans ce genre de littérature. 

Avec le même souci de pru­dence nous allons exam­in­er ci-après les poten­tiels et les risques, prin­ci­pale­ment humains, liés à l’ef­fort de con­ver­gence des tech­nolo­gies. La France serait un périmètre trop restreint pour un tel exa­m­en, mais l’Eu­rope représente un champ d’ex­plo­ration suff­isant pour éla­bor­er un “vaste programme”. 

Ne retombons pas dans nos trois vieux démons

1. Le dirigisme et la peur du changement


Illus­tra­tion de François JEGOU

Les pou­voirs d’un demi­urgeLe risque de dirigisme au niveau des pou­voirs éta­tiques doit être lim­ité dans cha­cun des États. Au sein de notre vieille Europe on a déjà des mod­èles de démoc­ra­ties ouvertes, même si la France ne détient pas le prix d’ex­cel­lence. Par con­tre on peut s’at­ten­dre à des moments dif­fi­ciles pour faire avancer à peu près dans l’or­dre 25 États et plus de 300 mil­lions d’Eu­ropéens. Les bureaux de Brux­elles se sont déjà forgé une solide répu­ta­tion de direc­tiv­ité, qui a été mise en avant par les organ­ismes de recherche français, pour con­serv­er des pra­tiques sou­vent dépassées et des avan­tages acquis au détri­ment de la col­lec­tiv­ité. On revien­dra plus avant sur les dif­fi­cultés ren­con­trées sur le ter­rain de la R & D. 

2. La fuite en avant

Il est ten­tant, pour les dirigeants poli­tiques, de répon­dre à l’im­pa­tience des citoyens en util­isant les promess­es déli­rantes énon­cées par de pseu­do (ou vrais) sci­en­tifiques devant résoudre tous les prob­lèmes. Par exem­ple, sans con­tester l’in­térêt de la cog­ni­tique, il ne faut pas laiss­er croire que dans cinq ou dix ans pour­ront être gref­fées dans notre cerveau des puces élec­tron­iques, rem­plaçant les pages jaunes de l’an­nu­aire ou notre car­net de ren­dez-vous. De même pour l’hy­drogène présen­té comme “source d’én­ergie” (sup­posée maîtrisée). 

3. La force d’inertie des chercheurs et des technologues

Ce dan­ger, dont on par­le peu, doit être pris en compte si on veut éviter des erreurs d’ap­pré­ci­a­tion coû­teuses. Il est vrai que les chercheurs, qui per­me­t­tent déjà de béné­fici­er des pre­miers fruits du futur, vivent mal les muta­tions qui con­duiront à la con­ver­gence des technologies. 

Illustration de François JEGOU : Machines fascinantes
Illus­tra­tion de François JEGOU

Comme le sig­nale J.-P. Dupuy, les chercheurs se font peur car la sci­ence peut être dan­gereuse ; ce fait est véri­fié, hélas, par de nom­breux drames dont la presse a fait sa pitance, par­fois sans pudeur. Il faut agir au lieu de pleur­er, deux types de réac­tions sont nécessaires : 

  • la pre­mière est con­nue, c’est un effort d’éthique accru qui com­prend le ren­force­ment des règles de déon­tolo­gie, l’ap­pli­ca­tion raison­née du principe de pré­cau­tion… Il sera néces­saire, par con­tre, de don­ner aux chercheurs un vrai pou­voir sur la mise en œuvre des pro­duits de leurs décou­vertes, pou­voir générale­ment con­fisqué par les poli­tiques. À la vérité les sci­en­tifiques sont un peu à l’o­rig­ine de cette con­fis­ca­tion en n’ayant pas occupé assez vite le terrain ; 
  • l’in­stru­men­ta­tion de cette prise en compte des dan­gers doit devenir un élé­ment clé de la démarche des chercheurs ; l’escar­celle est loin d’être vide mais elle pour­rait encore être enrichie à court terme et surtout à long terme, au prof­it de la con­ver­gence des technologies. 

Faire converger les hommes avant les technologies

Le prob­lème ne se lim­ite pas au monde sci­en­tifique, il con­cerne égale­ment, au min­i­mum, les activ­ités de pro­duc­tion et les activ­ités d’i­den­ti­fi­ca­tion des besoins, qu’on englobe sou­vent dans le con­cept de “mar­ket­ing” mais que nous préférons appel­er “l’in­tel­li­gence des attentes du monde”. 

Comment intégrer le monde scientifique à la collectivité ?

Ce prob­lème est dif­fi­cile à abor­der comme tout ce qui touche l’homme dans ses rela­tions avec ses sem­blables. Il est en out­re forte­ment lié aux sys­tèmes de pou­voir, d’or­gan­i­sa­tion et de rela­tions dans les dif­férents pays. 

La France, ter­rain qui nous con­cerne en pre­mier lieu, a hérité d’un sys­tème de rela­tions très raide qui fait sou­vent préfér­er l’af­fron­te­ment à la concertation. 

Illustration de François JEGOU : Les pouvoirs d'un demiurge
Illus­tra­tion de François JEGOU

Les rela­tions entre chercheurs — ou équipes de chercheurs — sont, à l’in­térieur de la France, très sou­vent défi­antes, et de gross­es mal­adress­es inter­vi­en­nent dans leurs com­mu­ni­ca­tions. On se rap­pelle, par exem­ple, le choix récent d’un extrémiste poli­tique pour présider un ” col­lec­tif ” visant à l’a­paise­ment du con­flit des chercheurs ! 

La coopéra­tion par-dessus les fron­tières de la France se fait plus facile­ment, dans l’es­time mutuelle et en transparence. 

Il faut donc éviter la trans­po­si­tion de notre mod­èle gaulois dans le monde com­plexe de l’U­nion européenne, mais prof­iter du grand bras­sage qui s’y fera pour décou­vrir d’autres voies et d’autres modes de com­porte­ment con­tribuant à une inté­gra­tion fructueuse. 

Le critère dom­i­nant de la con­ver­gence des milieux sci­en­tifiques paraît être l’ho­mogénéité des cul­tures pro­fes­sion­nelles et la com­mu­nauté des objec­tifs, dans les organ­ismes des­tinés à fédér­er ces milieux. 

On peut, très som­maire­ment, iden­ti­fi­er les organ­ismes dans lesquels cette homogénéité est assurée au niveau des per­son­nes, par exemple : 

  • dans le domaine de la san­té, l’i­den­tité médi­cale se retrou­ve à l’u­ni­ver­sité, dans les lab­o­ra­toires, dans les hôpitaux, 
  • dans les entre­pris­es capa­bles de sup­port­er un effort autonome de recherche, les attentes du marché et les exi­gences de la production/commercialisation font con­verg­er les esprits, 
  • au sor­tir de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, l’ob­jec­tif de recon­stru­ire le pays et son indus­trie a fait con­verg­er les grands corps de l’É­tat : arme­ment, ponts et chaussées, télé­com­mu­ni­ca­tions… aus­si bien pour le pilotage de grands pro­jets, la for­ma­tion des ingénieurs et chercheurs, le développe­ment des grandes entre­pris­es (nation­al­isées à cette époque). 


Par con­tre sont restés au bord de la route : 

  • d’une part les entre­pris­es de taille moyenne qui n’ont générale­ment pas trou­vé une capac­ité de recherche com­plé­men­taire dans leurs organ­ismes pro­fes­sion­nels, ni des prestataires de travaux de recherche effi­caces, comme l’In­sti­tut Fraun­hofer en Allemagne, 
  • d’autre part, le sys­tème hybride de la recherche fon­da­men­tale (CNRS et uni­ver­sité) qui restera ingérable tant qu’il persistera. 


Mais au total, le bilan n’est pas aus­si noir qu’on le dit sou­vent en se frap­pant la poitrine. Savons-nous par exem­ple que lorsque nous rêvons d’une organ­i­sa­tion des indus­tries d’arme­ment “à l’améri­caine” avec une rela­tion directe entre les entre­pris­es et les États-majors des forces armées, les USA rêvent d’une direc­tion générale de l’Arme­ment… comme en France ? 

De toute façon, la con­struc­tion européenne fera appa­raître d’autres points forts insoupçon­nés tels que le haut niveau de for­ma­tion sci­en­tifique des pays d’Eu­rope de l’Est, le mode d’or­gan­i­sa­tion des grands pro­jets (arme­ment, aéro­nau­tique, espace…) qua­si com­mun avec nos parte­naires alle­mands et anglais. 

En guise de conclusion

On peut, comme on l’a vu, être assez con­fi­ants dans la capac­ité de l’Eu­rope à créer une com­mu­nauté sci­en­tifique de haut niveau pour per­me­t­tre le pro­grès que nous promet­tent les futurologues. 

Mais cet édi­fice ne devra pas se refer­mer sur lui-même ; il devra rechercher inlass­able­ment quelles sont les attentes à sat­is­faire, et associ­er une diver­sité de com­pé­tences et de tal­ents à l’é­val­u­a­tion des résul­tats acquis et à l’ori­en­ta­tion des pro­grammes futurs. 

C’est indis­pens­able pour enrichir la vision du futur et pour savoir expli­quer à la col­lec­tiv­ité le sens et la portée du progrès.

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