Comment jouer le Misanthrope

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°526 Juin/Juillet 1997Par : MolièreRédacteur : Philippe OBLIN (46)

On assiste à un spec­ta­cle clas­sique. L’interprétation dif­fère de ce qu’on attendait. On est mal con­tent, sans trop chercher à savoir pourquoi.

Ce désagré­ment frap­pa cer­tains spec­ta­teurs du Mis­an­thrope mon­té voici quelques années au Marigny par M. Fran­cis Hus­ter. Il y jouait un Alces­te jeune, teigneux, trépig­nant, rageur. La presse le mas­sacra. De la part des cri­tiques, il ne faut s’étonner de rien. Les lecteurs de jour­naux se plaisent aux mis­es à mort, du moment qu’elles s’accompagnent de panache. Les bril­lants érein­te­ments de J.-J. Gau­ti­er ne le menèrent-ils pas jadis sous la Coupole ? Qu’importaient alors les tra­cas financiers dans quoi il s’amusait à plonger auteurs, directeurs et comédiens ?

Mais le pub­lic ? Emboî­tant le pas, bien des per­son­nes de dis­tinc­tion s’indignèrent de ce Mis­an­thrope. “ Hus­ter ges­tic­ule de façon stu­pide ! Cela ne ressem­ble à rien ! ” Que n’entendit-on ?

Un per­son­nage de roman, l’auteur peut, s’il veut, le décrire avec tous les détails qu’il lui plaira d’accumuler. Les per­son­nages de théâtre au con­traire ne sont défi­nis que par les textes qu’ils ont à dire. C’est à la fois beau­coup, car cela suf­fit à leur con­fér­er une den­sité par­fois écras­ante, et peu : qui saura cern­er, mal­gré leur poids sur scène, Ham­let, Don Juan, ou Tartuffe ?

Je défie quiconque de me mon­tr­er un seul pas­sage du Mis­an­thrope con­duisant à penser qu’Alceste est un pisse-froid. Il serait plutôt tout le con­traire : “Pour l’homme aux rubans verts il me diver­tit quelques fois avec ses brusqueries… ” écrit Célimène dans son fameux billet.

Interprétation d’Alceste

Seule­ment voilà : de tra­di­tion, on se peint Alces­te en homme mûr, bien élevé – il s’exprime en alexan­drins – avec juste quelques touch­es de vivac­ité de-ci de-là. Le pub­lic l’attend ain­si. Il n’aime pas le change­ment. Qu’un comé­di­en s’avise de déroger à l’usage, et le scan­dale arrive.

Com­ment Molière jouait-il Alces­te ? Nul n’en sait rien, sinon qu’il avait quar­ante-qua­tre ans à la créa­tion : l’âge même, à un ou deux ans près, de M. Hus­ter lors du spec­ta­cle en ques­tion. Peu importe d’ailleurs. Un pro­fes­sion­nel sait se raje­u­nir ou se vieil­lir à volonté.

On dis­pose cepen­dant de quelques lumières sur le jeu de Molière. À pro­pos d’une autre pièce, Neufvil­lain écrit : “Son vis­age et ses gestes expri­ment si bien la jalousie qu’il ne serait pas néces­saire qu’il par­lât pour paraître le plus jaloux des hommes… Sa pan­tomime exci­tait des éclats de rire inter­mit­tents… Jamais per­son­ne ne sut mieux que lui démon­ter son vis­age...”

En matière d’interprétation, il n y a pas d’usage qui vaille. Par un étrange para­doxe au con­traire, plus grande est la richesse humaine du texte, plus libre est le comé­di­en de choisir la façon de met­tre son corps et sa voix à la dis­po­si­tion du personnage.

Évo­quant, à pro­pos de ce mys­tère du théâtre, le Mis­an­thrope d’un soir, je m’en voudrais de ne rien dire de l’éblouissant Oronte dont nous avait à l’occasion grat­i­fié M. Robert Hirsch. Un Oronte hési­tant, mangé de tics, au fond de soi con­scient de sa nul­lité, cher­chant à la mas­quer en faisant des embar­ras, et pour­tant ter­ri­fié à l’idée d’y par­venir mal.

Une fête qu’il n’est pas sou­vent don­né de contempler

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