Cinq ans en Ukraine

Dossier : UkraineMagazine N°547 Septembre 1999
Par Lionel STOLÉRU (56)

Le prob­lème ukrainien était sim­ple pour trois raisons :

  • en 1992, les pays de l’ex-URSS dis­po­saient de trois ans d’ex­péri­ence des pays d’Eu­rope cen­trale sur la tran­si­tion au marché, et sur les bêtis­es à ne pas faire ;
  • l’Ukraine n’avait aucun prob­lème struc­turel majeur : pas de minorités eth­niques, pas de querelles de ter­ri­toire (sauf sur la Crimée), et une économie équili­brée de la taille de la France avec une agri­cul­ture riche et sans pétrole.
  • l’Ukraine était pour ain­si dire le seul pays d’Eu­rope de l’Est à avoir une main-d’œu­vre de haute tech­nolo­gie : l’URSS y avait en effet instal­lé son indus­trie d’arme­ment, la seule qui savait tra­vailler sur ordi­na­teur mod­erne avec les tech­niques de pointe.


C’est ce que j’ex­po­sai d’emblée au prési­dent Kravtchouk en lui décrivant les qua­tre piliers à édi­fi­er pour l’é­conomie de marché :

— une struc­ture d’en­tre­prise respon­s­able axée sur une loi sur les faillites,
— une mon­naie et un sys­tème bancaire,
— un pro­gramme de privatisation,
— une con­vert­ibil­ité de la mon­naie pour les échanges extérieurs,
et en lui pro­posant de pré­par­er un parte­nar­i­at avec l’U­nion européenne.

Au fur et à mesure que les mois passèrent, force fut de con­stater que tout cela n’a­vançait guère. Le gou­verne­ment, avec qui je tra­vail­lai en étroite col­lab­o­ra­tion, approu­va ce pro­gramme mais fut très inef­fi­cace par suite du nom­bre exces­sif de ses mem­bres (un Pre­mier min­istre, qua­tre vice-Pre­miers min­istres, une foule de min­istres, etc), et par suite des remaniements per­pétuels de ce gouvernement.

Plus grave était l’at­ti­tude du Par­lement, totale­ment dom­iné par les appa­ratchiks de l’an­cien régime, c’est-à-dire les représen­tants du com­plexe mil­i­taro-indus­triel et les représen­tants des kholkozes agri­coles. Or, en Ukraine, comme en Russie, c’est le Par­lement qui con­trôle la Banque cen­trale et nomme le gou­verneur. Il était illu­soire de penser que la Banque cen­trale régulerait le crédit aux entre­pris­es et les crédits agri­coles : le robi­net était grand ouvert.

Dès lors, ce qui devait arriv­er arriva :

  • les entre­pris­es, n’ayant aucune con­trainte légale ni finan­cière, ne rem­bour­saient per­son­ne, ni en Ukraine ni en Russie, pour pay­er leur pét­role. La dette nationale envers la Russie enfla sans cesse ;
  • les mêmes caus­es pro­dui­saient les mêmes effets, l’Ukraine con­nut l’hy­per­in­fla­tion qu’avaient con­nue la Pologne, la Hon­grie, etc.


Dans le même temps, la pri­vati­sa­tion fut dévoyée par le Par­lement qui, sous cou­vert de favoris­er les salariés, don­na l’au­to­con­trôle des entre­pris­es aux dirigeants de l’ap­pareil sovié­tique. On pas­sa du Gos­plan à l’au­to­ges­tion, ce qui ne fit qu’ag­graver les problèmes.

Pour­tant, l’U­nion européenne avait dès le début mon­tré beau­coup d’at­ten­tion pour l’Ukraine. Le traité de coopéra­tion que je pré­parai avec le prési­dent Kravtchouk fut très facile­ment accep­té par Jacques Delors. Ce fut le pre­mier à être signé entre l’U­nion européenne et une république de l’ex-URSS. L’aide du pro­gramme Tacis fut mise en place très rapi­de­ment, de manière très efficace.

Par­al­lèle­ment, le prési­dent Kravtchouk m’avait demandé d’in­téress­er les entre­pris­es français­es à l’Ukraine. Je me fis donc le pois­son pilote des groupes français pou­vant trou­ver des coopéra­tions utiles en Ukraine : ce n’est donc pas un hasard si la pre­mière banque étrangère à obtenir la licence ban­caire en Ukraine fut le Crédit Lyon­nais, si la fil­ière sucrière ukraini­enne fut restruc­turée par Sucres et Den­rées, si la con­ces­sion d’une par­tie du réseau télé­phonique alla à Alca­tel, etc.

J’eus l’oc­ca­sion de véri­fi­er dans ce domaine que les entre­pris­es français­es avaient bien pris la mesure de l’Eu­rope de l’Est, et de la per­sévérance et de l’opiniâtreté sans lesquelles aucun suc­cès n’y est possible.

L’élec­tion du prési­dent Koutch­ma pour suc­céder à M. Kravtchouk eut des effets très favor­ables : une équipe plus mod­erne, plus ouverte et plus énergique à lut­ter con­tre la cor­rup­tion, per­mit de remet­tre un peu d’or­dre et de créer la nou­velle mon­naie, la gryv­na, après le ver­rouil­lage du crédit et de l’inflation.

Mais les freins par­lemen­taires restèrent les mêmes. Je pro­po­sai au prési­dent du Par­lement un pro­gramme d’échanges par­lemen­taires avec l’Oc­ci­dent que Tacis accep­ta de financer. En dix-huit mois, par groupe de dix, Com­mis­sion après Com­mis­sion, les députés ukrainiens vin­rent pass­er une semaine auprès des députés français, alle­mands, anglais et belges, avec une journée au Par­lement européen.

Le change­ment cul­turel en une semaine fut, dans la plu­part des cas, sai­sis­sant : qui, mieux qu’un député com­mu­niste français, peut expli­quer à un député com­mu­niste ukrainien que l’on vit en économie de marché ?

Il y aurait bien d’autres choses à dire mais ce serait trop long et je préfère con­clure sur une idée simple.

Cette idée sim­ple est que l’Ukraine fait par­tie de l’Eu­rope. Cela saute aux yeux quand on se promène à Kiev, mais cela se con­firme lorsque l’on analyse les struc­tures socio­cul­turelles. Dans la péri­ode actuelle, l’Eu­rope négo­cie son élar­gisse­ment à onze pays essen­tielle­ment d’Eu­rope cen­trale, dont aucun ne fait par­tie de l’ex-URSS. J’en­tends dire que les fron­tières naturelles de l’Eu­rope s’ar­rê­tent à la Turquie et à l’Ukraine. Je me garderai de par­ler de la Turquie mais je suis con­va­in­cu pour ce qui con­cerne l’Ukraine qu’elle aura sa place dans l’U­nion européenne le jour où ses dirigeants auront sur­mon­té les iner­ties du passé pour met­tre en place les vraies struc­tures de l’é­conomie de marché.

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