Château-Latour

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°554 Avril 2000Rédacteur : Laurens DELPECH

Par­mi les cinq pre­miers crus classés, Château-Latour se dis­tingue par son excep­tion­nelle longévité. C’est le vin de l’éternel retour, capa­ble de vieil­lir har­monieuse­ment pen­dant plusieurs décen­nies. Michaël Broad­bent, qui dirige les ventes de vin de Christie’s, aime à racon­ter que lors d’une récente dégus­ta­tion le Latour 1928 venait juste d’atteindre sa matu­rité alors que le Latour 1899 était encore écla­tant de fraîcheur…

Retour du ter­roir aus­si : ces quelques arpents de terre sis à Pauil­lac pro­duisent chaque année depuis plusieurs siè­cles des raisins d’une con­cen­tra­tion et d’une matu­rité exceptionnelle…

Retour de l’histoire enfin car l’histoire de Latour com­mence avec des Bre­tons et, si elle est loin d’être ter­minée, c’est main­tenant à nou­veau un Bre­ton (François Pin­ault) qui en est pro­prié­taire : le dra­peau bre­ton flotte aujourd’hui sur Latour, à côté du dra­peau tricolore…

L’histoire

Château-Latour a com­mencé par être une forter­esse (la tour) au bord de la Gironde où se trou­vaient pen­dant la guerre de Cent Ans des sol­dats bre­tons com­bat­tant pour le roi de France, des com­pa­tri­otes du vail­lant Du Guesclin, qui don­nèrent bien du fil à retor­dre aux Anglais… Autour de cette forter­esse s’étendaient des vignes pro­duisant déjà un vin déli­cieux et fort renom­mé. À la fin du XIVe siè­cle, Jean de Treu­lo, négo­ciant qui vendait du vin en Angleterre, exigeait d’être appro­vi­sion­né en vin de Latour, à l’exclusion de toute autre provenance.

Très vite, Latour va con­naître une éton­nante sta­bil­ité pat­ri­mo­ni­ale puisque la pro­priété restera dans la même famille de 1670 à 1963. Latour entr­era dans le pat­ri­moine des Ségur par le mariage de Alexan­dre de Ségur avec Marie- Thérèse de Clusel. Leur fils, Nico­las-Alexan­dre, prési­dent à morti­er du par­lement de Bor­deaux sera surnom­mé “ le prince des vignes ” car il eut le bon­heur d’être pro­prié­taire de Latour, Lafite, Mou­ton et Calon. Nico­las-Alexan­dre de Ségur eut pour héri­ti­er ses qua­tre filles et Latour se retrou­va en indivision.

Les petits-enfants des héri­tiers Ségur con­sti­tuèrent en 1842 une société civile du vig­no­ble de Latour qui ne sera ven­due qu’en 1963 au groupe Pear­son (pro­prié­taire du Finan­cial Times). Allied-Lyons rachètera en 1990 les parts de Pear­son, mais il est dif­fi­cile pour un grand groupe de spir­itueux (Allied-Lyons devien­dra Allied- Domecq, puis Dia­geo après la fusion avec Guin­ness) de gér­er de manière opti­male les con­traintes d’exploitation d’un domaine viticole.

La logique du ter­roir s’oppose par­fois à une logique pure­ment marchande. Par ailleurs ces pro­priétés sont coû­teuses à exploiter, avec de lour­des charges de per­son­nel, et il vaut mieux jouer la plus-val­ue à long terme que le ren­de­ment immé­di­at, avec tous les risques que com­porte cette stratégie, notam­ment en cas de retourne­ment du marché. En 1993, Allied-Lyons ven­dra Latour à Artemis (c’est-à-dire François Pin­ault) pour un mon­tant (estimé) de 735 mil­lions de francs… Cinq ans plus tard, et si on se base sur le prix des trans­ac­tions récentes, on peut estimer que François Pin­ault a fait une très bonne affaire… Il faut cepen­dant garder à l’esprit que dans l’évaluation des domaines viti­coles, rien n’est acquis.

Il pour­rait fort bien arriv­er que dans vingt ou trente ans, à la suite d’événements qu’il nous est impos­si­ble d’anticiper, la plu­part des grandes pro­priétés du Médoc soient à ven­dre sans trou­ver d’acheteur, comme cela fut le cas de 1930 au milieu des années cinquante… Mais quels que soient les soubre­sauts de l’histoire, il restera tou­jours à Latour un atout majeur et incon­tourn­able : son terroir.

Le terroir

La total­ité des vignes qui pro­duisent le Château-Latour sont situées sur une croupe grav­eleuse de 47 hectares d’un seul ten­ant entre les châteaux Pichon-Longueville- Lalande et Léoville-Las Cas­es. Cette croupe est proche de la Gironde et sa super­fi­cie totale n’a pra­tique­ment pas var­ié depuis le XVIIIe siè­cle. C’est un bloc homogène de gross­es graves sur un sous-sol d’argile bien drainé.

Les gross­es graves (en fait de gros cail­loux qui ont été roulés par la Gironde) sont de véri­ta­bles “ pièges à chaleur ” qui accrois­sent l’effet de l’ensoleillement sur le vig­no­ble pen­dant la journée et restituent de la chaleur la nuit. L’ensoleillement opti­mal per­met de pro­téger le vig­no­ble du gel alors que le sous-sol rel­a­tive­ment riche per­met une ali­men­ta­tion suff­isante des vignes en cas de sécheresse.

La Gironde toute proche joue aus­si un rôle de sta­bil­isa­teur ther­mique pré­cieux en cas de gel. L’encépagement est con­sti­tué de caber­net sauvi­gnon à 75 % avec 20 % de mer­lot et 5 % de caber­net franc et de petit verdot.

La pro­priété pos­sède égale­ment trois autres par­celles d’une super­fi­cie totale de 18 hectares qui se trou­vaient en friche en 1963 lors de l’acquisition de Latour par le groupe Pear­son. Ces par­celles furent replan­tées entre 1963 et 1968 et leurs vignes sont la base de la pro­duc­tion du sec­ond vin du domaine, Les Forts de Latour.

Le vin

La pro­priété pro­duit en moyenne chaque année env­i­ron 400 000 bouteilles : 220 000 bouteilles de Château- Latour, env­i­ron 140 000 bouteilles de Forts de Latour et le reste en Pauil­lac. Latour est élevé totale­ment en bar­riques neuves. Pour Les Forts de Latour, le pour­cent­age de bar­riques neuves est mod­ulé en fonc­tion de la struc­ture du vin (de 35 à 50 %). Le style des vins de Latour est mar­qué par l’énergie, très sen­si­ble en bouche, mais aus­si par l’intensité aro­ma­tique. Les arômes de noy­aux de cerise et les notes de cèdre sont fréquents. Il y a une grande régu­lar­ité dans la puis­sance et la struc­ture aro­ma­tique qui s’expliquent par le ter­roir, dont le cépage caber­net sauvi­gnon est un excel­lent traducteur.

Voici nos com­men­taires sur quelques mil­lésimes de Latour et des Forts de Latour dégustés en com­pag­nie de Frédéric Enger­er, directeur de Château-Latour :

Forts de Latour 1995

Rouge som­bre, pour­pre. Nez d’amande, de café gril­lé et d’épices. Struc­ture à la fois ronde, ferme et consistante.

Forts de Latour 1994

Rouge bor­deaux, bonne inten­sité. Arômes légers de cèdre, de café léger, de fruits noirs. En bouche, il est char­nu mais élégant.

Forts de Latour 1989

Notes de cuir, de pruneau, de réglisse. Les tan­nins sont un peu durs, car il s’agit d’un mil­lésime chaud.

Château-Latour 1994

Un peu fer­mé. Notes de fumé, d’épices, de réglisse, de tabac blond avec une touche de zeste d’orange qui apporte beau­coup de fraîcheur à l’ensemble. Cette fraîcheur se retrou­ve en bouche, où l’on recon­naît la dis­tinc­tion du grand vin.

Château-Latour 1993

Flam­boy­ant car très ouvert. Le nez est comme une explo­sion de fruits avec des notes de vio­lette et de cas­sis. Il est plus sur le reg­istre de l’élégance que sur celui de la puis­sance. Un vin gour­mand, bien équilibré.

Château-Latour 1986

Un marathonien encore loin du but. Les tan­nins sauvages ne sont pas encore fon­dus, mais on sent un vin qui sera fab­uleux quand il aura atteint sa matu­rité. Notes de goudron, de champignon. Un vin tout en puis­sance qui trou­vera pro­gres­sive­ment son équili­bre et son harmonie.

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