Cérémonie de la remise des diplômes à la promotion 1996

Dossier : ExpressionsMagazine N°552 Février 2000

La remise des diplômes aux élèves de la pro­mo­tion sor­tante a eu lieu le 10 juillet à Palai­seau. Phi­lippe Wolf (78), direc­teur des études, en était le chef d’orchestre.

Après l’ouverture de la céré­mo­nie à l’amphithéâtre Poin­ca­ré par le géné­ral Novacq (67), direc­teur géné­ral, M. Alain Fin­kiel­kraut, écri­vain, pro­fes­seur à l’École, pro­non­ça une confé­rence remar­quable publiée ci-après.

Puis furent remis :

  • aux élèves de la pro­mo­tion 96 leurs diplômes,
  • aux élèves du pro­gramme inter­na­tio­nal leur cer­ti­fi­cat d’auditeur,
  • à neuf doc­teurs de l’École poly­tech­nique leur prix de thèse.

L’après-midi fut ryth­mé par trois inter­ven­tions musi­cales d’élèves de la pro­mo­tion 97 : Emma­nuel Naim au pia­no, Jean-Chris­tophe Samp­son à la flûte et Laurent Tel­lier (bary­ton) avec Guillaume Autier (pia­no).

Jean-Paul Gil­ly­boeuf (62), ingé­nieur géné­ral de l’Armement, vice­pré­sident de l’A.X., remit ensuite les prix Poin­ca­ré et Camille Jor­dan à Jean Huby et Phi­lippe Sau­vage, sor­tis major et second de la pro­mo­tion 1996.

Son allo­cu­tion sui­vie de celle de Jean Huby sont repro­duites ci-après.

Pierre Faurre (60), membre de l’Académie des sciences, pré­sident du Conseil d’administration de l’École poly­tech­nique, conclut alors la cérémonie.

Mais la jour­née n’était pas ter­mi­née : elle com­por­ta encore une céré­mo­nie des cou­leurs avec quelques mots char­gés d’émotion du com­man­dant Wierz­bi­cki, com­man­dant de la pro­mo­tion, une arri­vée d’une dizaine de para­chutes (élèves et moni­teurs), un vin d’honneur, un dîner, et un concert orga­ni­sé par Musi­ca­lix avec la par­ti­ci­pa­tion d’élèves de l’École dont le pro­gramme était :

  • Schu­bert : Le pâtre sur le rocher 
    sopra­no : Alice Patou (97), cla­ri­nette : Sté­phane Afchain (97), pia­no : Guillaume Autier (97).
  • Concer­to pour flûte et orchestre de Mozart
    soliste : Jean-Chris­tophe Samp­son (97).
  • Pierre et le Loup de Prokofiev
    réci­tant : Tho­mas Mul­liez (97).

Solistes et orchestre étaient pla­cés sous la direc­tion de Patrice Holiner.

Une bien belle mani­fes­ta­tion dont on doit féli­ci­ter les acteurs et tous ceux qui les ont aidés !

Intervention de l’ingénieur général de l’Armement Gillyboeuf

Mon­sieur le Président,
Mon Géné­ral, Mesdames,
Mes­sieurs, chers Camarades,

Comme chaque année, lors de cette céré­mo­nie de remise des diplômes, l’Association des anciens élèves de l’École poly­tech­nique, l’A.X., dis­tingue ceux qui ont obte­nu le meilleur clas­se­ment en remet­tant les prix Poin­ca­ré et Jor­dan res­pec­ti­ve­ment au major et au second de la pro­mo­tion sortante.

Le Pré­sident de l’Association n’étant pas dis­po­nible, c’est pour moi un plai­sir et un hon­neur de le rem­pla­cer pour décer­ner ces prix en tant que vice-pré­sident de l’A.X.

Aupa­ra­vant, je sai­sis l’occasion qui m’est don­née pour, en quelques mots, vous par­ler de cette asso­cia­tion. L’A.X. est une asso­cia­tion ami­cale qui a été créée pour main­te­nir et déve­lop­per les rela­tions de cama­ra­de­rie, d’amitié, de soli­da­ri­té, de com­mu­nau­té d’intérêt et d’échanges entre tous les anciens de l’École quelle que soit leur pro­mo­tion. On parle sou­vent de la grande famille poly­tech­ni­cienne ; comme toute famille, elle se doit d’entretenir les liens entre ses membres, de sou­te­nir, d’aider, d’apporter secours à ceux que la vie n’épargne pas et ils sont plus nom­breux qu’on ne le pense. Elle se doit aus­si d’entretenir les valeurs qui nous ont été incul­quées à l’École et de contri­buer au rayon­ne­ment de celle-ci.

L’A.X. est donc à sa place en fai­sant valoir son point de vue sur la vie et l’avenir de l’École, en res­tant certes vigi­lante mais en appor­tant aus­si son sou­tien à tous ceux qui œuvrent pour que l’X main­tienne et déve­loppe son niveau d’excellence tout en s’adaptant aux besoins d’un monde en pro­fonde évo­lu­tion en par­ti­cu­lier en s’ouvrant vers l’international.

Cette asso­cia­tion ami­cale ne vit que par l’action, l’engagement de ceux qui en font par­tie, elle est toute prête à vous accueillir au moment où vous quit­tez le sta­tut d’élève pour deve­nir pour le reste de votre vie des anciens élèves.

J.-P. Gillyboeuf (62), vice-président de l’A.X., remet le prix Poincaré à Jean Huby, major de la promotion 96.C’est en tant que repré­sen­tant des anciens élèves de l’X que je vais main­te­nant remettre le prix Hen­ri Poin­ca­ré à votre major de sor­tie Jean Huby, puis le prix Camille Jor­dan à Phi­lippe Sau­vage, deuxième du classement.

Hen­ri Poin­ca­ré, major d’entrée de la pro­mo­tion 1873, est un des plus grands mathé­ma­ti­ciens de tous les temps, il fut pro­fes­seur à la Sor­bonne à 31 ans et membre de l’Académie des sciences à 32 ans. Ses tra­vaux ont por­té sur l’analyse mathé­ma­tique, la géo­mé­trie, la méca­nique, la phy­sique mathé­ma­tique, le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés, la méca­nique céleste. C’est un des grands noms pres­ti­gieux de la famille polytechnicienne.

Jean Huby, je vous remets le prix Hen­ri Poin­ca­ré qui com­porte l’ensemble de ses œuvres.

Camille Jor­dan a pré­cé­dé Hen­ri Poin­ca­ré de dix-huit ans, il fut major d’entrée de la pro­mo­tion 1855 et lui aus­si un grand mathé­ma­ti­cien. Il fut pro­fes­seur à l’École et membre de l’Académie des sciences à 43 ans. Ses tra­vaux ont por­té sur l’algèbre, l’analyse et la théo­rie des groupes.

Phi­lippe Sau­vage, je vous remets le prix Camille Jor­dan avec l’ensemble de ses œuvres.

Je vous féli­cite tous les deux pour les brillants résul­tats que vous avez obte­nus. À vous tous, membres de la pro­mo­tion 1996, je sou­haite que la vie vous apporte un plein épa­nouis­se­ment sur le plan per­son­nel et fami­lial, une pleine réa­li­sa­tion sur le plan pro­fes­sion­nel à la mesure de votre enga­ge­ment et de votre exi­gence éthique.

Pour ter­mi­ner, je vous pro­pose de médi­ter cette pen­sée de Mon­tes­quieu : Pour faire de grandes choses, il ne faut pas être un si grand génie : il ne faut pas être au-des­sus des hommes, il faut être avec eux.

Et sachez que tous les anciens élèves vous accueillent avec joie et amitié !

Allocution de Jean Huby, major de la promotion 96

Après, en tel train d’estude le mist qu’il ne per­doit heure quel­conques du jour, ains tout son temps consom­moit en lettres et honeste sçavoir.

L’avouerai-je… Les pas­sages dans les­quels Rabe­lais décrit l’éducation de ses géants me fas­cinent. Parce que l’effet d’exagération me fait rire, bien sûr. Mais cette bou­li­mie de connais­sances, ce désir de science uni­ver­selle appellent aus­si en moi l’écho d’une cer­taine émo­tion. Et dans cette courte allo­cu­tion dont le simple but est de par­ler de mon expé­rience, avec autant de sub­jec­ti­vi­té que de sin­cé­ri­té, je vou­drais sur­tout remer­cier l’École d’avoir satis­fait – par­fois ras­sa­sié – mon appé­tit de savoir.

Cha­cun le sait et le dit : l’enseignement dis­pen­sé dans ces murs est de haute qua­li­té. Quoi d’étonnant, puisque le corps ensei­gnant regroupe les meilleurs spé­cia­listes des dif­fé­rentes dis­ci­plines ? Quitte à man­quer d’originalité ou à pas­ser pour un vil flat­teur, je vou­drais à mon tour remer­cier ces cher­cheurs qui sont aus­si des péda­gogues, ces grands noms de la science et des lettres qui ont su se mettre au niveau des néo­phytes que nous sommes, nous rendre acces­sibles des sujets ardus, et nous faire goû­ter un peu à la sub­stan­ti­fique moelle.

C’est à des­sein que j’associe les sciences et les lettres et, fils de ger­ma­nistes, je n’aurai garde d’oublier les langues vivantes. Gar­gan­tua n’écrit-il pas à son fils : J’entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement ?

Par­faits che­va­liers, nos géants pra­tiquent un grand nombre de sports. Par­faits che­va­liers, mais aus­si huma­nistes pour les­quels l’effort phy­sique est le com­plé­ment indis­pen­sable de l’effort intel­lec­tuel. Pour prendre conscience de la paren­té qui unit toutes les matières ensei­gnées ici, il suf­fit de voir com­bien les moni­teurs de sport, par leur com­pé­tence, leur dyna­misme et leur dévoue­ment, res­semblent aux autres professeurs.

Lieu d’étude, notre cam­pus est aus­si un lieu de vie. Grâce à l’ambiance excel­lente qui régnait entre nous, je gar­de­rai de ces deux ans le meilleur sou­ve­nir et, je crois, des ami­tiés durables. Mer­ci à ceux de mes cama­rades qui ont dépen­sé leur temps et leur éner­gie pour ani­mer la vie de pro­mo­tion, à la Kès, dans les binets, au bobar.

S’il faut rete­nir une image mar­quante, j’évoquerai Xavier Bar­ba­ro, infa­ti­gable Sisyphe his­sant l’Info Kès sur la voie de la qua­li­té ; un regret : qu’une appen­di­cite intem­pes­tive m’ait empê­ché de pro­fi­ter du WED (week-end de dés­in­té­gra­tion). Mer­ci au com­man­dant Wierz­bi­cki, qui a su aller au-delà des simples rap­ports hié­rar­chiques et nouer avec la plu­part d’entre nous des rela­tions cordiales.

Une crainte me vient… À trop insis­ter sur ce que l’École m’a offert, je risque de don­ner de moi l’image d’un consom­ma­teur égoïste. Aurais-je un peu vite oublié que l’effort consen­ti par l’État pour nous for­mer sup­pose une contre­par­tie, qu’il nous faut en quelque sorte le mériter.

Qu’on y voie plu­tôt l’expression d’une cer­taine rete­nue. Savoir à quel “ modèle ” de poly­tech­ni­cien nous aspi­rons à res­sem­bler est affaire de choix per­son­nel. Par­le­rai-je de mon admi­ra­tion pour les ingé­nieurs de Jules Verne, figures de la com­pé­tence tech­nique, de l’industrie au sens noble du terme ? Dirai-je que la sobrié­té de notre uni­forme rap­pelle un peu pour moi les hus­sards noirs de la Répu­blique ? D’autres se réfé­re­raient à d’Estienne d’Orves, Joffre, ou Poincaré.

De même, je manque de recul pour appré­cier si cette for­ma­tion me pré­pare effi­ca­ce­ment aux métiers que j’exercerai à l’avenir. Certes pas­sion­nante, n’est-elle pas un peu trop théo­rique ? Devons-nous être fiers ou heu­reux d’avoir pas­sé notre jeu­nesse à apprendre tout ce qui ne nous ser­vi­ra pas ?

Le débat n’est pas ancien : tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. Pour ce qui est plus un épi­logue qu’une conclu­sion, je m’effacerai donc der­rière La Bruyère – citer de bons auteurs n’est-il pas le meilleur moyen de plaire et tou­cher quand on manque soi-même de talent ?

Il y a, lit-on dans Les Carac­tères, une sorte de har­diesse à sou­te­nir devant cer­tains esprits la honte de l’érudition.

Un peu plus loin :

Il est savant, dit un poli­tique, il est donc inca­pable d’affaires ; je ne lui confie­rais l’état de ma garde robe ; […] Il sait le grec, c’est un gri­maud, c’est un phi­lo­sophe. Et en effet, une frui­tière à Athènes, selon les appa­rences, par­lait grec, et par cette rai­son était phi­lo­sophe. Les Bignons, les Lamoi­gnons étaient de purs gri­mauds : qui en peut dou­ter ? Ils savaient le grec. Quelle vision, quel délire au sage, au judi­cieux Anto­nin, de dire qu’alors les peuples seraient heu­reux, si l’empereur phi­lo­so­phait, ou si le phi­lo­sophe ou le gri­maud venait à l’empire !

Conférence du Professeur Alain Finkielkraut

Répa­rer les oublis de l’intelligence

Lorsque j’étais lycéen, mon père vou­lait me voir emprun­ter la voie royale – math élém, grandes écoles – qui menait au métier d’ingé­nieur.

Ingé­nieur en quoi ? Peu lui impor­tait. Le pres­tige de cette car­rière tenait à son abs­trac­tion, à son intran­si­ti­vi­té même. L’air tonique des trente glo­rieuses souf­flait alors sur le pays. La crois­sance bat­tait son plein. La tech­nique appuyée sur la science accom­plis­sait des miracles et bâtis­sait notam­ment le pont de Tan­car­ville. Dans tous les domaines, le vieil homo Faber ache­vait de se trans­for­mer en mani­pu­la­teur de symboles.

L’ingénieur régnait sur les choses, parce qu’il n’habitait pas le monde des choses, mais celui des algorithmes.

Sa com­pé­tence n’était pas réduc­tible à une pro­fes­sion par­ti­cu­lière. Mon père, qui diri­geait avec son frère un ate­lier de petite maro­qui­ne­rie, vou­lait que je sois par­tie pre­nante de cette grande muta­tion. À lui, les cou­peurs et les façon­niers ; à moi l’avenir, c’està- dire le sai­sis­se­ment de la matière par les opé­ra­tions de l’esprit.

Je n’ai pas répon­du à son attente. Par incli­na­tion, mais aus­si par sous­trac­tion, j’ai opté, dès la ter­mi­nale, pour les lettres et la philosophie.

J’aimais la lit­té­ra­ture et les sciences ne m’aimaient guère, sur­tout celles que l’on confé­dé­rait sous la déno­mi­na­tion demeu­rée pour moi opaque et effrayante de “ physique-chimie ”.

Et voi­ci que, plus de trente ans après ce choix défi­ni­tif, l’École poly­tech­nique me demande de pro­non­cer le dis­cours de remise des diplômes. Certes, féli­ci­ter des ingé­nieurs, cela ne fait pas de moi un ingé­nieur. Mais en par­ti­ci­pant à cette céré­mo­nie, j’ai le sen­ti­ment qu’une ruse du des­tin m’a conduit là où mon père sou­hai­tait que j’aille, alors même que je sui­vais la voie oppo­sée à l’injonction paternelle.

Il n’est plus là pour voir son vœu para­doxa­le­ment exau­cé, mais c’est à lui que je pense main­te­nant, et c’est en son nom que je vou­drais remer­cier l’École de l’honneur qu’elle me fait.

Hon­neur auquel je suis d’autant plus sen­sible qu’il ne va pas de soi. Il serait naïf de croire, en effet, que la culture géné­rale est un espace apai­sé où les sciences conspirent avec les lettres à for­mer un homme aus­si com­plet que pos­sible. La réa­li­té est moins idyl­lique, et le pro­blème ne tient pas seule­ment à la dif­fi­cul­té gran­dis­sante d’être fort en tout : il y a, entre les deux filières prin­ci­pales de la for­ma­tion et du savoir, un dif­fé­rend qui remonte à Gali­lée, c’est-à-dire au geste inau­gu­ral des Temps Modernes. Dans L’Essayeur, un texte écrit en 1623, Gali­lée répond en ces termes à la convic­tion expri­mée par un nom­mé Sor­si qu’en phi­lo­so­phie il est néces­saire de s’appuyer sur l’opinion d’un auteur célèbre, et que notre pen­sée, si elle n’épouse pas le dis­cours d’un autre, doit res­ter infé­conde et stérile.

“ Peut-être croit-il, écrit Gali­lée, que la phi­lo­so­phie est l’œuvre de la fan­tai­sie d’un homme, comme L’Iliade ou le Roland furieux, où la véri­té de ce qui y est écrit est la chose la moins impor­tante. Il n’en est pas ain­si, Signor Sor­si. La phi­lo­so­phie est écrite dans cet immense livre qui se tient tou­jours ouvert devant vos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le com­prendre si l’on ne s’applique d’abord à en com­prendre la langue et à connaître les carac­tères avec les­quels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathé­ma­tique et ses carac­tères sont des tri­angles, des cercles et autres figures géo­mé­triques, sans le moyen des­quels il est humai­ne­ment impos­sible d’en com­prendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un laby­rinthe obscur. ”

Ce qui naît donc avec Gali­lée, c’est le cli­vage entre la mathé­ma­ti­sa­tion du monde et tout le reste qui est lit­té­ra­ture. La science devient l’unique déten­trice de la rai­son et l’exclusif lan­gage du vrai. Hors d’elle, il n’y a que les caprices et les rêves, les émo­tions et les diva­ga­tions des sub­jec­ti­vi­tés singulières.

Science objec­tive, lit­té­ra­ture sub­jec­tive : nous n’en avons pas fini avec l’inégalité d’un tel par­tage, comme le montre cet échange – qui date de 1990 – entre le Pre­mier ministre d’alors et les jour­na­listes du Monde de l’éducation qui l’interrogeaient sur la réforme de l’enseignement mise en chan­tier par son gou­ver­ne­ment, et plus pré­ci­sé­ment sur la rai­son pour laquelle il avait pré­fé­ré une loi d’orientation à une loi de programmation.

“ Qui­conque a un peu de culture bud­gé­taire sait que les lois de pro­gram­ma­tion sont une des formes évo­luées de la poé­sie” répon­dit avec une iro­nie toute gali­léenne l’hôte de Mati­gnon. Si c’est par le cal­cul et le cal­cul uni­que­ment que doit être réso­lue l’énigme de l’être, alors il dévient légi­time et même inévi­table de faire de poé­sie un syno­nyme d’élucubration.

Et puis, ce que les sciences démontrent avec leurs résul­tats, leurs conquêtes et leurs triomphes, c’est que la véri­té, comme disait déjà Bacon, est fille du Temps et non de l’Autorité. Les scien­ti­fiques ont délo­gé les Anciens de leur posi­tion sur­plom­bante et fon­dé sur l’histoire cumu­la­tive de leurs décou­vertes comme de leurs inven­tions, la croyance dans l’avancée géné­rale de l’esprit. Or à ce pro­grès expé­ri­men­table et démon­trable, la culture lit­té­raire fait en quelque sorte exception.

Les inno­va­tions pleuvent sur nous et attestent, comme le disait, après Bacon, Pas­cal que les “ Anciens for­maient l’enfance des hommes pro­pre­ment ”. Mais les œuvres d’art et de pen­sée ne se laissent pas ran­ger dans cette ligne évo­lu­tive. Elles ne forment pas une série, elles ne s’empilent pas comme des pièces de mon­naie, elles ne se suc­cèdent pas comme les bornes d’une route ; elles sont, dit Péguy, “ comme un concert de voix qui sou­vent concertent et quel­que­fois dis­sonent, et qui résonnent tou­jours ”.

Ni fille du Temps, ni fille de l’Autorité, la véri­té dont elles sont por­teuses ins­taure entre les hommes d’époques dif­fé­rentes une conver­sa­tion silen­cieuse et une contem­po­ra­néi­té véritable.

Ces diver­gences dans l’approche de la réa­li­té et de la tem­po­ra­li­té ont conduit le phy­si­cien et roman­cier Charles Per­cy Snow à pro­cla­mer en 1959 le schisme de la culture : scien­ti­fiques et lit­té­raires, disait-il, forment deux mondes étanches, étran­gers, et même hos­tiles l’un à l’autre.

Et l’abîme n’a pas été com­blé. La vie intel­lec­tuelle reste scin­dée en deux groupes dis­tincts, comme en témoigne la toute récente et très média­ti­sée affaire Sokal.

Au prin­temps 1996, une revue amé­ri­caine d’avant-garde, Social Text, publiait un article majes­tueu­se­ment inti­tu­lé : Trans­gres­ser les fron­tières : vers une her­mé­neu­tique trans­for­ma­tive de la gra­vi­ta­tion quantique.

Dans ce texte abs­cons, pom­peux et bar­dé de réfé­rences fran­çaises, l’auteur, pro­fes­seur de phy­sique à l’université de New York, dénon­çait la longue hégé­mo­nie exer­cée sur la pen­sée occi­den­tale par le pré­ju­gé selon lequel il exis­te­rait un monde exté­rieur à notre conscience. Affir­mant au contraire que le don­né se pré­sente d’emblée en tant que signi­fi­ca­tion, que rien ne se donne au sein de l’expérience humaine qui ne soit déjà mis en forme par une culture par­ti­cu­lière, Allan Sokal plai­dait pour la mul­ti­pli­ca­tion, les pers­pec­tives.

L’enseignement de la science et des mathé­ma­tiques, écri­vait-il, doit être pur­gé de ses carac­té­ris­tiques auto­ri­taires et éli­tistes et le conte­nu de ses sujets doit être enri­chi par l’incorporation des aper­çus dus aux cri­tiques fémi­nistes, homo­sexuelles, mul­ti­cul­tu­relles et éco­lo­giques.

Un mois plus tard, Sokal dévoi­lait le pot aux roses : son article était un canu­lar, une paro­die du style et de la pen­sée post­mo­derne en vogue dans les dépar­te­ments de lit­té­ra­ture amé­ri­caine des campus.

Le scan­dale fut énorme. Et je dois dire que lorsque j’ai eu vent de l’affaire, ma pre­mière réac­tion – ni très patrio­tique ni très cor­po­ra­tiste – a été de dire : “ Bra­vo ! bien joué ! ” Que les lettres dis­putent aux sciences leur mono­pole sur la véri­té – qu’elles disent avec Péguy que les sciences dévoilent un vrai du réel mais non le seul vrai du réel – c’est bien, c’est même indis­pen­sable ; mais que les lit­té­raires recourent à un voca­bu­laire scien­ti­fique dont ils ne maî­trisent abso­lu­ment pas le sens pour sub­ju­guer leur lec­teur et pour dis­soudre toute véri­té comme toute réa­li­té dans la plu­ra­li­té indé­pas­sable des idiomes et des construc­tions cultu­relles, ce n’est pas une apo­théose, c’est une abdi­ca­tion pure et simple : s’il n’y a pas de réfé­rent, alors tous les codes se valent ; si rien n’est vrai, si rien n’est don­né, tout est égal. Et si tout est égal, tout devient pos­sible : le posi­ti­visme se voit ainsi.

Ain­si défié par le nihi­lisme, c’est-à- dire par un adver­saire beau­coup plus dan­ge­reux que lui, ne fût-ce que parce qu’il nous laisse tota­le­ment désar­mé devant un déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique dont les mani­pu­la­tions et les modi­fi­ca­tions de la nature ont un lien désor­mais très pro­blé­ma­tique avec la belle idée de progrès.

Mais Sokal n’en est pas res­té à cette salu­taire démys­ti­fi­ca­tion. Avec un col­lègue – Jean Bric­mont – il a publié un livre Les impos­tures intel­lec­tuelles, où il ridi­cu­li­sait tous les pen­seurs fran­çais qui, de Deleuze à Bau­drillard ou à Régis Debray, fai­saient un usage approxi­ma­tif, désin­volte ou contes­table des der­nières décou­vertes en sciences.

La blague deve­nait beau­coup moins drôle. Le canu­lar virait au règle­ment de comptes. Bien sûr que les frac­tales et les trous noirs ont don­né lieu à des méta­phores hasar­deuses. Mais ces mots dans leur emploi légal ne sont-ils pas déjà des tra­duc­tions méta­pho­riques d’une réa­li­té qui se dérobe de plus en plus à toute repré­sen­ta­tion ? Des phy­si­ciens nous confient que les trous noirs ne sont ni des trous ni noirs. Alors…

Et puis dans les der­nières lignes de l’ouvrage, le sar­casme cède la place à l’élégie, et les deux auteurs nous invitent à nous sou­ve­nir “ qu’il y a bien long­temps, il était un pays où des pen­seurs et les phi­lo­sophes étaient ins­pi­rés par les sciences, pen­saient et écri­vaient clai­re­ment, cher­chaient à com­prendre le monde natu­rel et social, s’efforçaient de répandre ces connais­sances par­mi leurs conci­toyens et met­taient en ques­tion les ini­qui­tés de l’ordre social. Cette époque était celle des Lumières et ce pays était la France ”.

Rayon­nante époque, en effet, et qui avait le charme des commencements.Les phi­lo­sophes, alors et ici, étaient d’autant plus ins­pi­rés par les sciences que les sciences étaient elles-mêmes ins­pi­rées par un grand pro­jet phi­lo­so­phique : maî­tri­ser la nature et réor­ga­ni­ser la socié­té pour amé­lio­rer le sort des hommes. Les pre­miers modernes ont, à l’encontre de toutes les socié­tés anté­rieures, éri­gé la peur de la mort en pas­sion légi­time et même en pas­sion fon­da­trice. Phi­lo­so­pher, ce n’était plus apprendre à mou­rir, c’était œuvrer au ren­for­ce­ment de la vie. Hobbes a fait repo­ser l’État sur le droit de cha­cun à sa propre conser­va­tion. Des­cartes n’a vou­lu rendre l’homme “comme maître et pos­ses­seur de la nature ” que parce qu’il tenait la san­té pour “ le pre­mier bien et le fon­de­ment de tous les autres en cette vie”.

Alain Finkielkraut remet son diplôme à un élève de la promotion 96 de polytechniqueEt Les lumières ont mobi­li­sé tous les savoirs au ser­vice du com­bat pour le bien-être d’une humani­té libre. Ce pro­jet reste, à n’en pas dou­ter, le nôtre. Lorsque, arri­vé à un cer­tain âge, on fait des exa­mens médi­caux et que le spé­cia­liste consul­té nous ras­sure, on est d’accord avec Woo­dy Allen pour dire “ The most beau­ti­ful words in the English lan­guage are not : I love you, but it’s beni­gn ”.

Autre­ment dit, nous res­tons modernes, en ceci que, pour nous, celui qui sou­lage a rem­pla­cé celui qui sauve. Et le sou­la­ge­ment, nous ne l’attendons pas de la méde­cine seule­ment mais de l’application géné­rale des sciences à l’existence.

On ne peut cepen­dant pas oppo­ser au rela­ti­visme post­mo­derne (et pari­sien) un pur et simple retour aux Lumières fran­çaises. Il nous faut prendre acte d’une peur nou­velle et lui don­ner droit de cité bien qu’elle ne puisse être trai­tée ni même appré­hen­dée dans les caté­go­ries de l’Aufklä­rung. Cette peur a trou­vé chez le phi­lo­sophe Hans Jonas sa for­mu­la­tion la plus frap­pante : “Ce n’est plus comme jadis la nature, mais notre pou­voir sur elle qui désor­mais nous angoisse et pour elle et pour nous.

Deux cultures, deux peurs. Peut-être. Il est, en tout cas, dif­fi­cile de savoir à quelle peur se vouer, quelle angoisse écou­ter dans le monde tel qu’il va.

Pre­nons l’exemple tout récent du pou­let à la dioxine. On a trou­vé de très fortes concen­tra­tions de ce pro­duit chi­mique hau­te­ment can­cé­ri­gène dans des ani­maux nour­ris avec les farines ani­males livrées par une entre­prise située en Flandres.

Cette décou­verte a pro­vo­qué une très forte émo­tion et la peur qui a par­lé la pre­mière est la peur pour la vie des hommes, en l’occurrence des consom­ma­teurs. On a donc cher­ché très vite le lieu du dys­fonc­tion­ne­ment pour que tout fonc­tionne à nou­veau sans accroc ni problème.

Cepen­dant ne devrait-on pas aus­si lais­ser par­ler l’autre peur, celle qui s’inquiète non des dys­fonc­tion­ne­ments mais d’un monde où rien n’existe qu’à titre de fonc­tion, où la nature est abo­lie par l’ingénierie et où les hommes aug­men­tés de leurs pro­thèses ne vivent qu’entourés des pro­duits de leur fabrication.

Les images fur­tives de l’élevage en bat­te­rie qu’on nous mon­trait pour illus­trer le scan­dale du dys­fonc­tion­ne­ment exhi­baient en fait, et comme à leur insu, l’horreur du fonc­tion­ne­ment total et elles m’ont rap­pe­lé ces pages extra­or­di­naires de Claudel :

L’habitant des grandes villes ne voit plus les ani­maux que sous l’aspect de la chair morte qu’on lui vend chez le bou­cher. La méca­nique a tout rem­pla­cé. Et bien­tôt ce sera la même chose à la cam­pagne. Les ani­maux fai­saient l’alliance entre la terre et l’homme (…). Main­te­nant une vache est un labo­ra­toire vivant qu’on nour­rit par un bout et qu’on trait, à l’électricité, par l’autre. Le cochon est un pro­duit sélec­tion­né qui four­nit une qua­li­té de lard conforme au stan­dard. La poule errante et aven­tu­reuse est incar­cé­rée et gavée scien­ti­fi­que­ment. Sa ponte est deve­nue mathé­ma­tique. Chaque espèce est éle­vée à part et en série. Et voi­là la cin­quième plaie : tous les ani­maux sont morts, il n’y en a plus avec l’homme.

Le constat dou­lou­reux de Clau­del ne sau­rait suf­fire à congé­dier un pro­jet moderne qui n’a pas encore tenu toutes ses pro­messes et qui n’a pas fini de nous sou­la­ger de nos misères. Mais au moins redonne-t-il une actua­li­té inat­ten­due à la maxime d’Héraclite, l’un de ces Anciens que Bacon et Sokal pre­naient pour des enfants : “ Il faut craindre la déme­sure plu­tôt que l’incendie. ”

En tout cas, le dua­lisme tran­chant des Lumières auquel Sokal vou­drait nous voir reve­nir n’est plus en prise sur les pro­blèmes du temps. Pas ques­tion bien sûr de bais­ser la garde : il y a aujourd’hui, il y aura demain des batailles à mener contre l’obscurantisme, et les char­la­tans de toutes sortes n’ont pas fini d’exploiter la cré­du­li­té des masses comme – par­fois – des intellectuels.

Je me dis néan­moins qu’aux brillants élèves qui reçoivent aujourd’hui ce diplôme bien méri­té, la lit­té­ra­ture, la phi­lo­so­phie et tout ce que l’École ras­semble sous le nom cou­ra­geu­se­ment inac­tuel d’Humanités, ont aus­si appris à se mettre à la place des autres – fussent-ils pou­lets – et à se figu­rer la réa­li­té autre­ment que par des tri­angles, des cercles et des figures bien plus com­plexes encore.

Ain­si, tan­dis qu’ils exer­ce­ront leurs remar­quables facul­tés intel­lec­tuelles dans la recherche, dans l’entreprise, dans l’administration, sau­ront-ils peut-être éga­le­ment répa­rer les oublis de l’intelligence. C’est tout le bien que je leur sou­haite et que je sou­haite au monde à tra­vers eux.

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