Bois, charbon, pétrole, gaz, nucléaire et autres, mêmes problèmes

Dossier : L'effet de serreMagazine N°555 Mai 2000Par : Jean-Pierre BOURDIER (64), directeur de l'environnement d'Electricité de France

Il y a un peu plus de cent ans, Paris se chauf­fait au bois.
Des forêts du Mor­van descendaient vers ma cap­i­tale de grands trains de bûch­es que les flot­teurs con­dui­saient sur l’Y­onne puis la Seine, sou­vent au péril de leur vie, car ces riv­ières n’é­taient pas encore les ” longs fleuves tran­quilles ” qu’elles sont dev­enues aujourd’hui.

Dans les familles mor­van­delles, les vieux par­lent encore de ces arrières grands-pères qui tra­vail­laient dur à abat­tre, éla­guer, sci­er, assem­bler puis flot­ter, qui ne reve­naient par­fois jamais de leur voy­age. Les cartes postales d’époque mon­trent aus­si des forêts rav­agées par l’homme, des rives des cours d’eau avec des troncs partout, des hommes, des femmes (des enfants aus­si) au tra­vail. Si une pen­sée écologique alors avait existé, elle aurait cer­taine­ment con­testé ce saccage du milieu naturel, ces con­di­tions épuisantes de tra­vail des­tinées à sat­is­faire la demande en énergie de la cap­i­tale. A con­trario, l’im­age restée dans les mémoires est celle d’une époque où cette intense activ­ité don­nait du tra­vail et per­me­t­tait de vivre.

Puis le char­bon rem­plaça le bois, et sau­va vraisem­blable­ment forêts et cours d’eau d’une destruc­tion inévitable car, au rythme auquel on le con­som­mait, le bois n’é­tait pas une énergie renou­ve­lable. Le char­bon, lui, l’é­tait car les ressources parais­saient inépuis­ables ; la main d’œu­vre aus­si d’ailleurs car l’ex­ode rur­al, qui allait dur­er plus d’un siè­cle, four­nis­sait les bras néces­saires. Le char­bon allait assur­er la richesse d’autres régions, dans le Nord et dans l’Est, où il allait sig­ni­fi­er tra­vail et vie.

Grâce au char­bon, on put aus­si fab­ri­quer du gaz et éclair­er les villes, qui passèrent ain­si de l’om­bre à un peu de lumière, de l’é­tat de coupe-gorge à celui de lieux plus sûrs. Le char­bon per­mit aus­si à la chimie de “sor­tir du bois”, au sens pro­pre comme au fig­uré : la chimie appor­ta les molécules ser­vant à faire les médica­ments et à sauver quan­tité de vies humaines.

Le char­bon ame­na aus­si le train, reliant villes et vil­lages, trans­portant les richess­es. Le char­bon appor­ta enfin l’élec­tric­ité, qui allait boule­vers­er la vie en sor­tant défini­tive­ment les villes et les loge­ments du noir, en ren­dant le tra­vail moins pénible grâce aux moteurs, en appor­tant le froid et donc la san­té avec la pos­si­bil­ité de con­serv­er vac­cins et ali­ments, en per­me­t­tant télé­phone et radio.

Mal­heureuse­ment, le char­bon allait aus­si com­porter son lot de cat­a­stro­phes : les 1060 dis­parus de Cour­rières et, plus près de nous, en 1966, les 144 morts (dont 116 enfants) d’Aber­fan sont encore présents dans toutes les mémoires . Et on ne par­lait encore ni de sil­i­cose, ni de mal­adie liées à la pol­lu­tion atmo­sphérique, et encore moins de change­ments cli­ma­tiques dus à l’ef­fet de serre.

Le pét­role, et le gaz naturel qui lui est intime­ment lié à la sor­tie du puits, vin­rent ensuite avec le développe­ment des trans­ports : l’au­to­mo­bile d’abord, l’avion ensuite. Ils apportèrent aux con­som­ma­teurs de nos pays dévelop­pés, encore plus que le char­bon, prospérité économique et liber­té de déplacement.

En revanche (le doit-on à leur fort développe­ment ?) c’est de la péri­ode “pét­role, gaz, char­bon” que naquit la con­tes­ta­tion écologique met­tant en cause l’épuise­ment des ressources et les con­séquences de leur com­bus­tion, à tra­vers l’ef­fet de serre particulièrement.

Pour la pre­mière fois dans l’his­toire des éner­gies, furent évo­quées les généra­tions futures : était-il bien raisonnable de les priv­er de ces ressources dont nous aurons, nous la généra­tion actuelle, bien prof­ité, d’au­tant plus que non con­tents de priv­er les descen­dants de ressources rares, il ne leur en sera lais­sé que leurs pro­duits de com­bus­tion (CO2) aux con­séquences cli­ma­tiques mal con­nues ? (tableau 1).

Tableau 1 — Émis­sions de CO2 en g/kWh (analyse du cycle de vie)
Char­bon 800 à 1 050 suiv­ant technologie
Cycle com­biné à gaz 430
Nucléaire 6
Hydraulique 4
Bio­masse bois 1 500 sans replantation
Pho­to­voltaïque 60 à 150 suiv­ant lieu de fab­ri­ca­tion (1)
Éolien 3 à 22 suiv­ant lieu de fabrication
1) le CO2 provient surtout de la fab­ri­ca­tion des cel­lules des pan­neaux. Suiv­ant que ces pan­neaux sont fab­riques au Dane­mark (élec­tric­ité à 95% char­bon) ou en Suisse (élec­tric­ité majori­taire­ment nucléaire et hydraulique). le con­tenu en CO2 est très dif­férent. L’amor­tisse­ment se fait en vingt à trente ans suiv­ant les variantes

Le pét­role, enfin, aura été la source d’actes de guerre, y com­pris de la part des pays les plus dévelop­pés et les plus démoc­ra­tiques, pour s’as­sur­er le con­trôle de leurs appro­vi­sion­nements. La guerre de golfe en témoigne.

Bois util­isé inten­sive­ment, char­bon, gaz, pét­role ont en com­mun l’énorme avan­tage d’être faciles d’u­til­i­sa­tion (il suf­fit de les faire brûler) et plutôt bon marché (la nature s’est chargée de les fab­ri­quer, presque prêts à l’emploi). Ils ont en revanche plusieurs inconvénients :

  • les process indus­triels qu’ils utilisent met­tent en jeu des fortes pres­sions et des tem­péra­tures élevées dont la dan­gerosité est recon­nue et doivent faire l’ob­jet d’at­ten­tions particulières,
  • ils ne libérent leur énergie que sous forme de chaleur (la forme, certes utile, mais aus­si ther­mo­dy­namique­ment la moins sou­ple d’utilisation)
  • et surtout de le faire en reje­tant dans l’at­mo­sphère leur car­bone sous forme de gaz à effet de serre : en lan­gage écologique, on dit que l’aval du cycle de ces éner­gies n’est pas assuré puisque les déchets pro­duits ne sont ni retraités, ni stock­és et qu’on n’a aucune idée du coût de telles opérations.


Mais “l’his­toire énergé­tique” ne s’est pas achevée avec le gaz et le pét­role puisqu’en­suite sont apparues les deux nou­velles formes d’én­ergie, qui sont d’une part les renou­ve­lables et d’autre part le nucléaire.

Les renou­ve­lables, aujour­d’hui et pour des décen­nies encore con­sti­tuées à plus de 90% par l’hy­draulique, offrent beau­coup d’avantages :

  • leur car­ac­tère renou­ve­lable bien sûr qui fait qu’on ne prive pas les généra­tions futures de ressources rares,
  • l’ab­sence de prob­lèmes liés au rejet de gaz à effet de serre (donc “d’aval du cycle”),
  • le fait que l’én­ergie pro­duite est élec­trique (la forme ther­mo­dy­namique­ment la plus sou­ple d’utilisation).

Mais, elles ont, elles aus­si leurs inconvénients

  • elles occu­pent un espace sou­vent revendiqué pour d’autres usages (val­lées pour l’hy­draulique, côtes et crêtes pour les éoliennes),
  • elles sont très cap­i­tal­is­tiques (il faut bien pay­er pour con­cen­tr­er l’én­ergie et refaire ce que la nature a fait seule dans le cas des éner­gies fossiles).

C’est pourquoi, les renou­ve­lables subis­sent aus­si une con­tes­ta­tion écologique, d’au­tant plus forte qu’elles sont util­isées à forte dose : grands bar­rages et fer­mes éoli­ennes sont plus con­testées que petits bar­rages et éoli­ennes isolées.

En fait, le prin­ci­pal reproche qui est fait aux renou­ve­lables tient à leur essence-même : parce qu’elles font appel à des élé­ments dif­fus comme le vent ou le soleil, elles con­som­ment en grande quan­tité un espace, ou un paysage, qui est aus­si une ressource lim­itée pour l’hu­man­ité (tableau 2).

Tableau 2 — Sol occupé en km² par une instal­la­tion pro­duisant 1 TWh/an
Char­bon moins de 1
Cycle com­biné à gaz moins de 1
Nucléaire moins de 1
Hydraulique env­i­ron 5
Bio­masse bois plus de 700
Pho­to­voltaïque plus de 5 (1)
Éolien plus de 15
(1) Pour nos lat­i­tudes, avec 2 000 h/an d’en­soleille­ment et un ren­de­ment net de 10%.

Les renou­ve­lables sont par ailleurs sou­vent asso­ciées à une meilleure maîtrise des con­som­ma­tions d’én­ergie. Celle-ci est bien sûr tou­jours souhaitable, au nom de l’ef­fi­cac­ité, quelle que soit l’én­ergie pro­duite, qu’elle soit renou­ve­lable, fos­sile ou nucléaire.

Le nucléaire, lui aus­si, a ses avan­tages et ses inconvénients :

  • moins renou­ve­lable certes que l’hy­draulique, il fait appel à des ressources naturelles telle­ment plus abon­dantes que bois, char­bon, gaz ou pét­role que l’hori­zon prévis­i­ble d’épuise­ment dépasse large­ment la durée de vie des technologies ;
  • en out­re, les ressources sont beau­coup mieux répar­ties sur le globe, de sorte que le scé­nario de “guer­res du golfe” est peu probable ;
  • il ne pro­duit aucun gaz à effet de serre ; il occupe peu d’espace ;
  • il est très effi­cace, ce qui se traduit par une énergie abon­dante et à prix de revient faible, y com­pris en y inclu­ant l’aval du cycle (tableau 3).

Il présente aus­si des incon­vénients, qui sont bien connus :

Tableau 3 — Prix de revient du kWh produit
Char­bon env­i­ron 0,20 F (1)
Cycle com­biné à gaz env­i­ron 0,20 F (1)
Nucléaire env­i­ron 0,20 F (1)
Hydraulique env­i­ron 0,20 F (1)
Bio­masse bois env­i­ron 0,30 F
Pho­to­voltaïque entre 3 F et 6 F (2)
Éolien env­i­ron 0,30 F (1)
(1) Ces coûts sont des moyennes, avec (pour tous les modes) des fourchettes de plus ou moins 5 cen­times suiv­ant qu’on prend des modes de finance­ment plus ou moins chers et qu’on pro­jette des évo­lu­tions de régle­men­ta­tion plus ou moins coû­teuses. Ils sont donc grosso modo équiv­a­lents, mais cette équiv­a­lence cache en fait une grosse dif­férence : les périmètres ne sont pas les mêmes ! le coût du nucléaire intè­gre tous les coûts de l’aval de l’ac­tiv­ité (déman­tèle­ment des cen­trales, retraite­ment des com­bustibles usés, con­di­tion­nement et con­ser­va­tion des déchets sur des durées très longues). Par­mi les autres modes de pro­duc­tion, seule la grande hydraulique prend en compte ses coûts de déman­tèle­ment. les modes ni nucléaire ni hydraulique cal­cu­lent leurs prix sans pren­dre en compte leur déman­tèle­ment, leurs émis­sions de CO2 et leurs con­séquences sur l’ef­fet de serre, le devenir de leurs bat­ter­ies ou de leur sili­ci­um (pho­to­voltaïque). etc. La rai­son de cette non-prise en compte provient vraisem­blable­ment du fait que soit on ne sait que très mal cal­culer les coûts cor­re­spon­dants (effet de serre], soit on ne l’a jamais fait pour les éner­gies les plus anci­ennes (com­bus­tion thermique).

(2) Ces prix sont ceux que l’on con­state actuelle­ment dans les opéra­tions réal­isées à l’échelle mon­di­ale. Le groupe EDF, comme tous les autres pro­mo­teurs de ce type d’én­ergie, espère à terme attein­dre l’ob­jec­tif de 1 à 2 F.

Tableau 4 — Déchets nucléaires haute activ­ité en mm3/kWh produit
Char­bon 0,01
Cycle com­biné à gaz 0,0002
Nucléaire 0,30 (1)
Hydraulique 0,02
Bio­masse bois nég­lige­able
Pho­to­voltaïque nég­lige­able
Éolien nég­lige­able
(1) Ceci cor­re­spond, pour la pro­duc­tion française, à un vol­ume total d’en­v­i­ron 110 m3 par an.
  • les process indus­triels qu’il utilise met­tent en jeu des matières radioac­tives dont la dan­gerosité est avérée et doit donc faire l’ob­jet d’at­ten­tions particulières,
  • les déchets qu’il pro­duit sont eux-mêmes radio-act­ifs et doivent être par­ti­c­ulière­ment sur­veil­lés pen­dant des durées très longues,
  • il est (comme les renou­ve­lables) très cap­i­tal­is­tique (tableau 4).

Que le nucléaire soit con­testé aujour­d’hui est indé­ni­able, et il l’est d’au­tant plus que la con­science écologique est beau­coup plus aiguë qu’au temps des éner­gies qu’il a par­tielle­ment rem­placées. La prise de posi­tion du nou­veau gou­verne­ment alle­mand, qui affiche la volon­té d’a­ban­don­ner à terme cette énergie en est la plus récente illus­tra­tion. Cette posi­tion est cepen­dant con­comi­tante de l’en­gage­ment inter­na­tion­al du même pays de réduire de plus de 20% sa pro­duc­tion de gaz à effet de serre, ce qui sup­pose main­tien du nucléaire et pas­sage du char­bon au gaz.

Or, l’Alle­magne doit sa place de pre­mière puis­sance économique en Europe en par­ti­c­uli­er au fait qu’elle a su dévelop­per une forte indus­trie chim­ique à par­tir du char­bon puis faire appel mas­sive­ment à l’én­ergie nucléaire, lim­i­tant ain­si sa dépen­dance énergétique.

La con­tes­ta­tion du nucléaire, par­al­lèle à celle du char­bon, iront-elles jusqu’à faire renon­cer ce pays à sa place de leader indus­triel européen et à accepter de dépen­dre de gaz et d’élec­tric­ité venant d’autres pays (élec­tric­ité nucléaire pour la plus grande part, puisque la quin­zaine d’autres pays européens ayant plus de 20% de leur élec­tric­ité qui est nucléaire n’a entre­pris aucun geste de sor­tie com­pa­ra­ble au geste allemand)?

Le para­doxe de l’én­ergie nucléaire est vraisem­blable­ment davan­tage d’être la “petite dernière” dans la famille des éner­gies, celle qui a gran­di si vite que tous atten­dent d’elle qu’elle ait réponse à tout, à toutes les ques­tions aux­quelles ses grandes sœurs n’ont pas encore apporté de réponse comme celle de l’aval du cycle : ceux des Alle­mands qui dis­ent à la fois “non au CO2″ et “non au plu­to­ni­um” sont peut-être tout sim­ple­ment en train d’ex­primer à leur façon qu’il faut s’in­téress­er à l’aval de toutes les énergies ?

Si tel est bien le cas, nous vivons les signes précurseurs des prob­lèmes que se poseront nos conci­toyens européens dans les décen­nies 2020 à 2050, quand il leur fau­dra recon­stru­ire les infra­struc­tures énergé­tiques (hydrauliques, gaz­ières, pétrolières et nucléaires) que leurs arrière-grands par­ents avaient con­stru­its entre 1950 et 1980.

Ce sera un vrai dilemme puisque, quels que soient leurs choix, ces choix auront la même con­séquence : la néces­sité d’adopter une atti­tude respon­s­able à l’é­gard des déchets ou plus générale­ment des détri­ments, que ceux-ci soient dif­fus comme l’ef­fet de serre (par les éner­gies fos­siles), ou bien con­cen­trés comme les déchets de forte radioac­tiv­ité (par l’én­ergie nucléaire) ou la pré­da­tion d’e­spaces rares (par les éner­gies renouvelables).

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