Bob Morane © LE LOMBARD (Dargaud-Lombard s.a.), 2021

Bob Morane : la fin de l’aventurier polytechnicien

Dossier : ExpressionsMagazine N°768 Octobre 2021
Par Jean-Luc MASSET (76)

À l’occasion de la mort d’Henri Vernes, La Jaune et la Rouge ne pou­vait man­quer de ren­dre hom­mage à cet écrivain pro­lifique belge dont le héros prin­ci­pal Bob Morane s’est assis sur les bancs de l’X.

Hen­ri Vernes, de son vrai nom Charles-Hen­ri Dewisme, est mort le 25 juil­let 2021 à Brux­elles à près de cent trois ans. Avec plus de deux cent soix­ante ouvrages édités à quar­ante mil­lions d’exemplaires, et mal­gré son statut d’écrivain pop­u­laire, il fut élevé au rang d’officier des Arts et des Let­tres en 1999.

Henri Vernes, un écrivain aventurier

Bob morane
© LE LOMBARD (Dar­gaud-Lom­bard s.a.), 2021

Créa­teur du héros Bob Morane, sa vie romanesque a forte­ment influ­encé son œuvre, le choix de ses per­son­nages et de ses théâtres d’opérations. À dix-huit ans, cet écrivain fait la con­nais­sance d’une Chi­noise qu’il suit en bateau avec de faux papiers jusqu’à une mai­son close tenue par la mafia à Can­ton. À l’instar de son créa­teur, Bob Morane fal­si­fiera ses papiers pour rejoin­dre les Forces aéri­ennes français­es libres (FAFL) au début de la Deux­ième Guerre mon­di­ale. Revenu en Bel­gique en 1940, Hen­ri Vernes s’engage dans les ser­vices secrets belges avant de tomber amoureux d’une agente bri­tan­nique et de tra­vailler pour le MI6. Après la guerre, il exerce comme jour­nal­iste à Paris pour une agence améri­caine et divers­es revues français­es ou belges. En écho à la vie de son créa­teur, Bob Morane est égale­ment jour­nal­iste pigiste à la revue Reflets. Ce héros inter­vient égale­ment en solo au prof­it des ser­vices secrets bri­tan­niques, améri­cains ou français.

Le domaine de l’étrange et de la sci­ence-fic­tion font par­ties inté­grales du réper­toire de cet auteur, influ­encé par l’écriture de Jean Ray, son ami et écrivain fan­tas­tique belge. L’insatiable curiosité sci­en­tifique de Vernes, dou­blée d’une volon­té de vul­gar­i­sa­tion, nous fait décou­vrir des secteurs tech­niques en phase avec le pro­fil d’ingénieur X de Bob Morane : la foudre, les lasers, la manip­u­la­tion géné­tique ou cli­ma­tique, le monde de l’atome et de ses effets, le génie civ­il et l’hydroélectricité, sans oubli­er l’aéronautique.

Mal­gré un style un peu suran­né, au vocab­u­laire riche et pré­cis, où l’imparfait du sub­jonc­tif est présent, où chaque sub­stan­tif est suivi d’un adjec­tif, pléonasme ou oxy­more, Hen­ri Vernes a élaboré le por­trait d’un héros qui a cap­tivé la jeunesse fran­coph­o­ne depuis les années cinquante. Les édi­tions Marabout, et Bob Morane en par­ti­c­uli­er, furent très pop­u­laires au Québec dans les années 1950–1960, et Hen­ri Vernes y reçut un accueil digne d’une star.

Bob Morane, un héros diplômé

C’est en 1953, à l’âge de trente-cinq ans, que Dewisme ren­con­tre Jean-Jacques Schel­lens qui lui passe com­mande d’un ouvrage dans la col­lec­tion qu’il vient de lancer, Marabout Junior. Le pre­mier roman La Val­lée infer­nale écrit sous le pseu­do Hen­ri Vernes con­naît un grand suc­cès ; la série est lancée au rythme d’un roman tous les deux mois. La pro­duc­tion com­plète se chiffre à deux cent trente romans dont une cinquan­taine en bande dess­inée, aux­quels on peut ajouter des adap­ta­tions en série télévisée, comme la série française de vingt-six épisodes en deux saisons, dif­fusée par l’ORTF en 1965 (Claude Titre y joue le rôle de Bob Morane), en dessins ani­més et en jeux vidéos : Info­grames édit­era en1987 et 1988 une série de qua­tre jeux qui se révélera être un échec commercial.

Bob Morane con­serve dans ses romans l’âge de trente-trois ans, proche de celui de son géni­teur. S’engageant à dix-sept ans dans les FAFL, il y totalise plus de cinquante vic­toires, faisant de lui le plus grand as de la Deux­ième Guerre mon­di­ale : Pierre Closter­mann, le plus grand as « réel » français, n’en compte que trente-deux à son actif.

Démo­bil­isé, Bob Morane intè­gre l’X après la Libéra­tion, comme cer­tains de nos grands anciens. Les valeurs qui sont au cœur des aven­tures de Bob Morane font écho à la devise de Poly­tech­nique Pour la Patrie, les Sci­ences et la Gloire. Son patri­o­tisme ne fait aucun doute, que ce soit dans son par­cours mil­i­taire ou ses inter­ven­tions pour sauver le monde occi­den­tal. Ses con­nais­sances sci­en­tifiques sont sans cesse sol­lic­itées pour com­pren­dre les enjeux et les risques des inven­tions des savants fous qu’il devra affron­ter. Quant à la gloire, quoi de mieux que de sec­ourir la veuve et l’orphelin ou d’agir de façon dés­in­téressée pour sauver aus­si bien un gorille albi­nos que la planète ?

“Un héros auquel les jeunes de huit à douze ans pouvaient facilement s’identifier dans les années 1950 à 1980.”

La puis­sance de son raison­nement, sa capac­ité de déduc­tion, sa rapid­ité de déci­sion, mais aus­si son empathie ou la force de ses rela­tions ami­cales, avec Bill Bal­lan­tine par exem­ple, relèvent égale­ment du champ de com­pé­tences d’un poly­tech­ni­cien. À cela s’ajoutent des qual­ités comme la maîtrise des arts mar­ti­aux (jiu-jit­su et karaté), la course ou la nata­tion, cohérentes avec l’importance de sa for­ma­tion mil­i­taire et sportive reçue à l’X.

Mais pourquoi Hen­ri Vernes a‑t-il fait de son per­son­nage un poly­tech­ni­cien ? Loin des héros améri­cains Mar­vel aux cos­tumes cri­ards et aux super pou­voirs, loin d’un James Bond séduc­teur invétéré aux gad­gets de pacotille, Bob Morane tri­om­phe grâce à sa seule intel­li­gence et à la force de ses bras. Pilote de chas­se, aven­turi­er et poly­tech­ni­cien, Bob Morane incar­ne la per­fec­tion au mas­culin et sur­passe les héros des séries de la Bib­lio­thèque verte. C’est un héros auquel les jeunes de huit à douze ans pou­vaient facile­ment s’identifier dans les années 1950 à 1980.

Le vrai héros de tous les temps ?

En 1982 le groupe rock Indo­chine sort son pre­mier album à suc­cès inti­t­ulé L’Aventurier dont le sin­gle éponyme sera ven­du à 500 000 exem­plaires. La chan­son est un rap­pel litanique à l’univers de Bob Morane, aux titres de ses aven­tures, à ses amis (Bill Bal­lan­tine), à ses enne­mis récur­rents (l’Ombre jaune, le doc­teur Xhatan, Miss Ylang-Ylang). D’après Hen­ri Vernes inter­viewé en 2015, cette chan­son relancera sen­si­ble­ment les ventes de ses romans et ban­des dess­inées. Bob Morane y est iden­ti­fié comme le « vrai héros de tous les temps ».

Vrai héros, sans aucun doute : Bob Morane explore au fil des romans les zones les plus dan­gereuses de la planète et du temps, épargnant au monde des cat­a­stro­phes écologiques, nucléaires ou biologiques. Affrontant des savants fous ou des organ­i­sa­tions ter­ror­istes ou mafieuses, il sauvera plus d’une fois des jeunes femmes égarées dans ces mon­des hostiles. 

Héros de tous les temps, oui, notam­ment grâce à sa jeunesse per­pétuelle. Les tech­nolo­gies qu’il affronte et les univers dans lesquels il se débat sont intem­porels ou actu­al­isés au fil des romans. Héros d’aujourd’hui, peut-être pas, il subit en effet la con­cur­rence déloyale des super-héros soutenus par le mar­ket­ing assour­dis­sant d’Hollywood.

Mais, de manière plus objec­tive, un per­son­nage aus­si car­i­cat­ur­al est-il tou­jours crédi­ble ? Bob Morane incar­ne l’homme blanc, occi­den­tal, sans faille, à qui tout réus­sit. Les despotes cor­rom­pus qu’il com­bat sont sou­vent sud-améri­cains ou ori­en­taux. La récur­rence du per­son­nage de l’Ombre jaune, un Ori­en­tal malé­fique, oblig­era même Hen­ri Vernes à se défendre d’accusations de racisme anti-asiatique. 

Un héros trop genré ?

Quant au côté gen­ré, à la décharge de l’auteur, son héros « par­fait », pilote de chas­se et poly­tech­ni­cien pen­dant et juste après la guerre, ne pou­vait être qu’un homme, l’X n’ayant été ouverte aux filles qu’à par­tir de 1972. On pour­rait aujourd’hui com­par­er le per­son­nage de Bob Morane à celui de Mari­na Loiseau, alias Phénomène, inter­prétée par Sara Giraudeau dans la série Le Bureau des légen­des. Poly­tech­ni­ci­enne, elle est recrutée par la DGSE pour ses com­pé­tences sci­en­tifiques et sa maîtrise du far­si, ce qui lui per­met d’agir comme agent clan­des­tin en Iran au sein d’un insti­tut de géo­physique. Espi­onne au pro­fil plus com­plexe que celui de Bob Morane, avec des failles sug­gérées, elle pour­rait incar­n­er un per­son­nage crédi­ble et mod­élisant, en par­ti­c­uli­er pour des aspi­rantes poly­tech­ni­ci­ennes. On ne peut s’empêcher de penser aus­si à notre cama­rade Car­o­line Aigle, X94, cham­pi­onne de triathlon et com­man­dant de l’armée de l’air, qui fut la pre­mière femme pilote de chas­se en France en unité combattante.

Faut-il encore lire ou don­ner à lire Bob Morane à la jeunesse du XXIe siè­cle ? Oui indu­bitable­ment ; les réserves émis­es ci-dessus devant être rel­a­tivisées par le con­texte his­torique du roman d’aventures de la sec­onde moitié du XXe siè­cle. Au-delà des clas­siques de la lit­téra­ture et avant de pou­voir lire Har­ry Pot­ter en anglais, Bob Morane reste un passe­port ouvrant sur le monde, avec qui les pas­sion­nés de nature ou de tech­nolo­gie fer­ont leurs pre­mières décou­vertes. Ce héros diplômé a été et demeure inspi­rant pour une jeunesse issue des class­es moyennes. Écrivain pop­u­laire au style exigeant, Hen­ri Vernes reste un passeur cul­turel qui a sans doute inspiré nom­bre d’adolescents de milieu mod­este. J’ai pour ma part été bercé dans mon enfance par les aven­tures de ce héros sportif et intel­lectuel qui m’a peut-être con­duit sur les bancs de l’X.


Bob Morane, de l’aviateur à l’ingénieur polytechnicien

Dans sa pre­mière aven­ture, La Val­lée infer­nale, Bob Morane est d’entrée présen­té comme pilote et ingénieur : « Après avoir don­né sa démis­sion dans l’armée de l’air pour achev­er ses études d’ingénieur… » Toute­fois, dans la plu­part des pre­miers romans, c’est l’aviateur qui ressort : son ami Bal­lan­tine l’appelle régulière­ment Com­man­dant, Morane est sou­vent aux com­man­des d’appareils, ou est décrit comme « com­man­dant en réserve de l’armée de l’air française » dans le deux­ième roman, La Galère engloutie. Dans le qua­trième roman, pour­tant, La Griffe de feu, c’est par ces mots qu’il est car­ac­térisé : « Évidem­ment [il] était ingénieur et ne craig­nait pas les coups durs… » Pour son cen­tième roman pub­lié en 1970, Com­man­do épou­vante, l’éditeur a la bonne idée d’insérer une biogra­phie résumée des per­son­nages des cent pre­miers livres : Bob Morane y est présen­té comme suit : « Morane [Robert, dit Bob]. Né un 16 octo­bre. Poly­tech­nique. Ingénieur… », sans aucune référence à sa car­rière dans l’armée de l’air. Ce descrip­tif appa­raî­tra ensuite régulière­ment dans divers romans, per­me­t­tant à l’auteur de s’affranchir d’une présen­ta­tion monot­o­ne du héros.

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