Avec Charles Péguy, Victor Hugo

Dossier : ExpressionsMagazine N°581 Janvier 2003Par : Jean DEBAY (31)

Avant de faire état des pro­pos de Péguy, il nous faut recon­naître que ce qui a per­mis à Hugo d’ac­com­plir une œuvre immense, c’est d’a­bord sa lon­gé­vi­té de 83 ans, depuis une enfance au cours de laquelle il a beau­coup voya­gé, beau­coup vu, beau­coup enten­du et, comme l’hi­ron­delle de La Fon­taine, beau­coup rete­nu, sans que cela nuise à sa for­ma­tion lit­té­raire fon­dée sur un mon­ceau d’ou­vrages et de docu­ments d’o­ri­gines les plus diverses, jus­qu’à une vieillesse durant laquelle, dans ses der­niers moments, il a encore publié des chefs-d’œuvre comme Tor­que­ma­da et en a lais­sé d’autres publiés à titre post­hume (Dieu, Toute la lyre…). Entre les deux, son exil confor­table, loin de nuire à sa puis­sance de tra­vail, l’a au contraire sti­mu­lée au-delà de sa pas­sion romantique.

Péguy donne à ces remarques leur pleine signi­fi­ca­tion dans ce qu’il appelle : » la des­ti­na­tion tem­po­relle des temps et des lieux « . Entre la bataille de Water­loo, écrit-il, et sa rela­tion épique dans le poème L’Ex­pia­tion, qua­rante ans se sont écou­lés, et il nous en énu­mère la des­ti­na­tion : » Cinq règnes, deux révo­lu­tions, une res­tau­ra­tion, une inva­sion, trois ou quatre régimes, trois rois, une répu­blique, un prince-pré­sident, un deuxième empe­reur, un coup d’É­tat, une réac­tion, quatre ou cinq réac­tions, cinq ou six guerres « , évé­ne­ments qu’il résume dans la for­mule : » mou­ve­ments, re-mou­ve­ments, contre-mou­ve­ments » et ensuite qua­rante ans sans chan­ge­ment sous la IIIe République.

C’est la même lon­gueur du temps, nous dit-il, sans se dou­ter de l’ap­proche d’une guerre mon­diale de quatre ans au début de laquelle il va être tué sur le champ de bataille. Pour Hugo cette période calme ne sera que de dix ans jus­qu’à la mort et l’apothéose.

D’ici là, la vie et l’œuvre de Victor Hugo vont dépendre de tous ces événements et des réactions qu’ils provoqueront

Péguy nous en donne dans Clio un exemple fon­dé sur un autre poème des Châ­ti­ments inti­tu­lé Le Sacre. C’est une chan­son sur l’air de Mal­brough s’en va-t-en guerre déjà choi­si par Beau­mar­chais pour en faire, dans Le Mariage de Figa­ro, une romance pleine de charme dont le refrain était : » Que mon cœur, que mon cœur a de peine » rimant avec » J’a­vais une mar­raine « . Vic­tor Hugo en recon­naît l’o­ri­gine, mais, modi­fiant l’or­tho­graphe du nom, nous invite » sur l’air de Mal­brouck » à une danse macabre dont le refrain » Paris tremble, ô dou­leur, ô misère » devient dans la strophe finale » Ô dou­leur, ô misère, Paris tremble » pour rimer avec » Nous sacre tous ensemble « .

Doit-on rap­pe­ler qu’à ce moment Hugo est à Jer­sey pre­mière étape de sa pros­crip­tion et qu’a­près avoir écrit Napo­léon le Petit, il exhale sa hargne contre les conspi­ra­teurs qui ont ame­né celui-ci au pouvoir !

Péguy fait le rap­pro­che­ment entre Hugo et Beau­mar­chais et, tout en pré­fé­rant le bon goût du second, il admet que le pre­mier ait situé la scène dans un cime­tière sans tra­hir la chan­son ori­gi­nale qui concer­nait des funérailles.

La ten­dance de Hugo à trans­for­mer les faits à par­tir de leurs sources s’é­tait déjà mani­fes­tée dans ses Odes et Bal­lades. L’exemple le plus pro­bant en est sa qua­trième bal­lade À Tri­bly le lutin d’Ar­gail. Elle était pré­cé­dée, dans son épi­graphe, des vers de du Bel­lay, cités sans en recon­naître l’au­teur, en se conten­tant d’é­crire » vieille chan­son « . Péguy relève cette incor­rec­tion et la dif­fi­cul­té de trou­ver un rap­port entre ces vers extraits d’un recueil inti­tu­lé Jeux rus­tiques, et la bal­lade à laquelle ils servent d’introduction.

D’autres épi­graphes sont plus heu­reuses, c’est le cas de celle du poème bien connu La fian­cée du tim­ba­lier, intro­duit en termes appro­priés : » Douce est la mort qui vient en bien aimant. » La meilleure nous semble être celle de la deuxième bal­lade où Hugo s’ins­pire de La Fon­taine dans l’i­mi­ta­tion du poète grec Ana­créon. La com­pa­rai­son des deux récits est édi­fiante : le plus court est celui de La Fon­taine. Il reste conforme à la règle des trois uni­tés : l’ac­tion se passe en un seul lieu et se déroule en un même temps. Hugo, au contraire, s’en évade dans les temps et dans les lieux. L’im­pres­sion des lec­teurs est dif­fé­rente : La Fon­taine les fait réflé­chir, Hugo les fait pen­ser. Les deux lec­tures sont agréables : il s’a­git bien de deux grands poètes.

Le cas de » l’ode à la colonne » pousse Péguy à d’autres com­men­taires qui ne concernent pas l’ode sep­tième du livre III des Odes et Bal­lades, datée de février 1827. Sous le même titre, dans Les Chants du Cré­pus­cule, où elle pré­cède l’hymne à la gloire de la France éter­nelle, que tout le monde connaît, il en découvre une autre. Cette deuxième, écrite en octobre 1830, est selon lui, » la véri­table ode à la colonne « . La pre­mière, due à l’in­fluence napo­léo­nienne que Hugo tenait de son père, ne pou­vait faire état que des jour­nées révo­lu­tion­naires de la grande Révo­lu­tion de 1789 qui avait pré­cé­dé le Pre­mier Empire. La seconde lui est ins­pi­rée par la Révo­lu­tion de juillet 1830. Il y a eu un Empire entre les deux. Il fal­lait mar­quer le coup à l’é­gard des nou­veaux révolutionnaires,

Hugo leur écrit dans sa nou­velle ode : » Soyez fiers, vous avez fait autant que vos pères. » Péguy nous rap­pelle à ce pro­pos les méthodes de Hugo selon les­quelles » il ne fal­lait jamais cor­ri­ger un livre qu’en en fai­sant un autre « . C’est bien ce qui s’est pas­sé pour la colonne Ven­dôme, et cela aurait pu se repro­duire une troi­sième fois.

Le 16 mai 1871, devant des mil­liers de com­mu­nards hos­tiles à » ce sym­bole de des­po­tisme et tyran­nie « , elle était abat­tue et tom­bait, dis­lo­quée, sur un lit de fumier, sans que Hugo, ren­tré d’exil, mais absent de Paris, ait pu inter­ve­nir. Le peintre Gus­tave Cour­bet avait pro­po­sé de la débou­lon­ner et de prier les Alle­mands d’en recons­truire une autre avec le bronze des canons Krupp, pour effa­cer devant nos vain­queurs nos anciennes vic­toires. Il est cruel de rap­pe­ler, après ces mani­fes­ta­tions, que, dans sa pre­mière ode, Hugo s’é­tait van­té » de son nom saxon » et qu’il concluait :

» Sachons du moins, veillant aux gloires paternelles
Gar­der de tout affront, jalouses sentinelles
Les armures de nos aïeux. »

Que dire du théâtre de Victor Hugo ?

Péguy le com­pare à celui de Cor­neille, l’un et l’autre étaient fon­dés sur l’hé­roïsme de leurs per­son­nages qui expriment des idées géné­reuses dans de très beaux vers. Mais la même com­pa­rai­son a déjà été faite par Hugo dans la Pré­face de Crom­well où il recon­nais­sait » la mer­veille du Cid » puis oubliant Horace et Poly­eucte, pas­sait direc­te­ment à Nico­mède et aux pièces cri­ti­quées par Vol­taire. C’é­tait une mau­vaise fin, com­pro­met­tant Corneille.

À Racine, il repro­chait d’a­voir relé­gué dans la cou­lisse le ban­quet où Néron empoi­son­nait Bri­tan­ni­cus. Ain­si condam­nait-il le théâtre clas­sique, esti­mant que le drame seul, mélan­geant le gro­tesque au sublime, était l’ex­pres­sion de la réa­li­té, et qu’il conve­nait, à l’en­contre de la règle stu­pide des trois uni­tés, d’al­ter­ner des bouf­fon­ne­ries avec les scènes les plus sérieuses. Encore fal­lait-il que, dans ces alter­nances, il arri­vât à maî­tri­ser son lan­gage et sa pen­sée, et à se faire com­prendre par ses acteurs.

Un inci­dent, pen­dant une répé­ti­tion d’Her­na­ni, nous montre que cela n’a pas tou­jours été le cas. Le rôle de Dona Sol avait été confié à une grande comé­dienne, made­moi­selle Mars. Hugo lui lisait son texte qu’elle devait répé­ter. Quand il en vint à la réplique » Moi je suis fille noble et de mon sang jalouse, trop pour la concu­bine et trop peu pour l’é­pouse  » elle l’in­ter­rom­pit au mot de » concu­bine » qu’elle jugeait tri­vial, en lui sub­sti­tuant » favo­rite « . Mal­gré l’in­sis­tance de Hugo qui vou­lait faire accep­ter » concu­bine » par le public, c’est » favo­rite » qui fut dit lors de la pre­mière repré­sen­ta­tion et qui figure dans la pre­mière édi­tion de la pièce.

Le choix des mots revê­tait beau­coup d’im­por­tance dans toute l’œuvre de Vic­tor Hugo, en par­ti­cu­lier des noms propres de per­sonnes ou de lieux.

Le théâtre clas­sique en avait déjà beau­coup usé, mais il s’a­gis­sait tou­jours de per­sonnes et de lieux en cause dans l’ac­tion qui se dérou­lait. Hugo, refu­sant cette contrainte, s’en libé­ra entiè­re­ment, allant jus­qu’à ima­gi­ner des noms qui n’exis­taient pas. C’est, dans Booz endor­mi, le cas de » Jeri­ma­deth « . Péguy le com­mente lon­gue­ment après avoir recon­nu que sa pro­non­cia­tion en fai­sait un mot hébreu tout à fait de cir­cons­tance, et qu’il ser­vait d’in­tro­duc­tion aux plus beaux vers » d’un des plus beaux poèmes que l’on ait jamais fait en fran­çais, et en grec, et en euro­péen « , mais il ajou­tait qu’on l’a­vait cher­ché en vain dans les Écri­tures et qu’au­cune ville n’a­vait jamais por­té ce nom.

Cette remarque tour­nait à la plai­san­te­rie lors­qu’il fai­sait état de la décou­verte d’une arti­cu­la­tion du mot qui pou­vait s’écrire :

» J’ai rime à dait » rimant avec… » et Ruth se deman­dait » et sui­vi de la strophe :
 » Immo­bile, ouvrant l’œil à demi sous ses voiles,
Quel dieu, quel mois­son­neur d’un éter­nel été
Avait en s’en allant, négli­gem­ment jeté
Cette fau­cille d’or dans le champ, des étoiles. »

Dans d’autres poèmes de La Légende des siècles on trou­vait d’autres noms suspects :

» Moïse pour l’au­tel cher­chait un statuaire
Dieu dit : il en faut deux, et dans le sanctuaire
Condui­sit Oliab avec Béliséel
L’un sculp­tait l’i­déal et l’autre le réel. »

Et quel­que­fois les plus beaux mor­ceaux voi­si­naient avec des médiocres, comme c’é­tait le cas de Booz endor­mi, sui­vi de Dieu invi­sible au phi­lo­sophe qui, au propre comme au figu­ré, était une » âne­rie « . Cela n’empêchait pas que La Légende des siècles, de La Conscience aux Pauvres Gens, fût une œuvre magni­fique, après Les Contem­pla­tions parues dans les années d’exil pré­cé­dentes, pleines de poé­sies et des chan­sons les plus char­mantes. Hugo y ajou­te­ra ses meilleurs romans : Les Misé­rables qui eurent et ont tou­jours un immense suc­cès, et Les Tra­vailleurs de la mer, plus faciles à lire parce qu’ils com­portent moins de longueurs.

Péguy achève Clio en réabor­dant le cas excep­tion­nel de la lon­gé­vi­té de Hugo. La des­ti­na­tion tem­po­relle des temps a trans­for­mé ses 83 ans en un siècle, et il a lui-même contri­bué à cette trans­for­ma­tion en » emboî­tant » dans son œuvre » Les sol­dats de l’an deux » le » Siège de Tou­lon » et l’é­poque où l’empereur n’a­vait pas encore » per­cé sous Bonaparte « .

Péguy fait la com­pa­rai­son avec Cha­teau­briand, Lamar­tine et Vigny qui n’ont pas béné­fi­cié de telles pro­lon­ga­tions. Il leur ajoute Goethe et, à pro­pos de ce der­nier, nous nous per­met­tons de le contredire.

Goethe est né à Franck­fort en 1749 et est mort à Wei­mar en 1832, on peut, pour lui aus­si, énu­mé­rer les évé­ne­ments qui ont jalon­né son exis­tence : la guerre de Sept Ans avec déjà une occu­pa­tion fran­çaise de la Rhé­na­nie, Val­my, l’in­va­sion de son pays par nos armées, les batailles de notre Empire, puis la vic­toire alle­mande de Leip­zig, et Water­loo. Il aurait pu lui aus­si pro­fi­ter de la des­ti­na­tion tem­po­raire des temps.

S’il ne l’a pas fait, c’est parce que, n’ayant pas le carac­tère de Hugo, il a mené une vie très dif­fé­rente. Dès leur enfance, ils s’é­taient dis­tin­gués l’un de l’autre : Hugo avait refu­sé de pour­suivre ses études comme le sou­hai­tait son père, et s’é­tait enfer­mé dans la rédac­tion de ses poèmes qui allaient lui pro­cu­rer ses seules res­sources finan­cières. Goethe s’é­tait ouvert aux études uni­ver­si­taires qui lui valurent à Stras­bourg, où il pas­sa sa thèse, le titre de doc­teur en droit. L’ad­mi­ra­tion que lui por­tait le grand-duc de Saxe-Wei­mar, de sept ans plus jeune que lui, enga­gea ce der­nier à le prendre comme conseiller juri­dique, puis à lui confier diverses hautes fonc­tions dont la pré­si­dence de la chambre des Finances.

Il s’y dis­tin­gua en s’oc­cu­pant des tâches les plus diverses : mines, tra­vaux publics, agro­no­mie. Auto­di­dacte, il s’i­ni­tiait à de nom­breuses sciences : la géo­lo­gie, l’op­tique, l’a­cous­tique, l’a­na­to­mie, la bota­nique ; en optique, jus­qu’à une contro­verse avec New­ton, en écri­vant un petit livre inti­tu­lé De la théo­rie des cou­leurs. Il n’a­vait pas pour autant aban­don­né son œuvre lit­té­raire, mais il n’en fai­sait pas le » le but unique de sa vie » et ne cher­chait pas avant tout à » expri­mer poé­ti­que­ment ses pensées « .

Ce besoin était, au contraire, pri­mor­dial pour Vic­tor Hugo qui pas­sa entiè­re­ment sa vie à le satis­faire. Sans doute fut-il aus­si pair de France sous la royau­té, puis dépu­té et séna­teur sous la Répu­blique, ce qui fai­sait de lui un homme poli­tique, mais on doit recon­naître qu’a­lors il inté­grait ces hautes fonc­tions dans ses œuvres (Choses vues, Avant l’exil, Après l’exil...). Aus­si peut-on dire que Vic­tor Hugo a par­ti­ci­pé à l’his­toire mon­diale d’un siècle, tan­dis que Goethe s’est conten­té de » la croi­ser » à cer­taines époques (par exemple à Val­my). C’est dans Clio le juge­ment que pour­rait por­ter Péguy sur ces deux admi­rables poètes.

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