Galilée

Un fil directeur pour préparer l’avenir

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Philippe FLEURY (59)

Les révo­lu­tions en cours peuvent être une chance si nous savons valo­ri­ser nos atouts et dépas­ser nos inhibitions. 


Gali­lée n’au­rait pas exis­té sans sa lunette.

L’X et les grandes écoles forment des ingé­nieurs de très haut niveau qui sont appré­ciés par les entre­prises étran­gères, les­quelles en recrutent tel­le­ment qu’on peut se poser la ques­tion de savoir pour­quoi la « Patrie » fait encore par­tie de notre devise. Acqué­rir de l’expérience à l’étranger est une excel­lente chose. Encore faut-il que l’intéressé revienne. Com­ment est-il pos­sible que nous per­dions ain­si nos forces vives ? Les ingé­nieurs ne souf­fri­raient-ils pas, depuis des années, d’un manque de visi­bi­li­té et de consi­dé­ra­tion dans la socié­té civile fran­çaise ? La France per­drait-elle son attrac­ti­vi­té ? Notre pays a‑t-il la masse cri­tique et ne fau­drait-il pas rai­son­ner au niveau d’une enti­té géo­gra­phique plus vaste, l’Europe ? Est-ce une ques­tion de for­ma­tion ? Pour­quoi les ingé­nieurs ont-ils pro­gres­si­ve­ment per­du la place émi­nente qu’ils occu­paient dans la socié­té fran­çaise alors qu’ils l’occupent tou­jours aux États-Unis ? Les ingé­nieurs créa­teurs de start-up ne seraient-ils pas dis­sua­dés d’entreprendre en France par les mul­tiples dif­fi­cul­tés créées par le réseau de pou­voir, si bien que les rares qui réus­sissent n’ont fina­le­ment qu’une envie : vendre. Le sys­tème de finan­ce­ment des start-up et leur trans­for­ma­tion pro­gres­sive en ETI et au-delà sont-ils adap­tés à la France, voire à l’Europe ?

REPÈRES
Nos petits-enfants, lorsqu’ils fouille­ront dans nos archives, se deman­de­ront pro­ba­ble­ment pour­quoi le rang de la France dans le monde s’est affais­sé en si peu d’années. Selon le clas­se­ment du FMI, le PIB par habi­tant de la France ne lui per­met même plus d’apparaître dans les 20 pre­miers pays du monde. Ils com­pren­dront mieux la situa­tion, à la lumière de l’accumulation des pro­ces­sus de contrôle des risques adop­tés au cours de ces der­nières décen­nies et de la para­ly­sie qui en est la consé­quence. Il en résulte en effet une déres­pon­sa­bi­li­sa­tion des ingé­nieurs qui se sentent de plus en plus « hap­pés » par le sys­tème. Spec­ta­teurs plu­tôt qu’acteurs, ils n’apportent plus à l’édifice la contri­bu­tion que l’on est en droit d’attendre d’eux, ou alors ils deviennent acteurs mais ailleurs qu’en France. 

Une désaffection récente

Cette évo­lu­tion toute récente suc­cède à une période où la « tech­no­cra­tie », avec ses qua­li­tés de rigueur, de trans­pa­rence et de fia­bi­li­té, assu­rait le préa­lable de l’économique et de l’industriel sur le poli­tique. Ses brillants résul­tats ont des­ser­vi les ingé­nieurs, et prin­ci­pa­le­ment les poly­tech­ni­ciens dont les com­pé­tences tech­niques mena­çaient le pou­voir en place. Au point que l’opinion va les har­ce­ler : la seule chose qu’il fau­drait qu’ils changent, c’est l’arrogance de la cer­ti­tude que parce qu’ils sont X, ils sont légi­times 1. Simul­ta­né­ment, le sys­tème fran­çais des grandes écoles est remis en cause mais curieu­se­ment pour sa par­tie scien­ti­fique et tech­nique seulement. 

De l’Encyclopédie aux fablabs

Cette situa­tion est d’autant plus cho­quante que notre tra­di­tion phi­lo­so­phique ne devrait pas aller dans ce sens : l’Encyclopédie qui en est la réfé­rence ne s’intitule-t-elle pas aus­si Dic­tion­naire rai­son­né des sciences, des arts et des métiers ? La seconde par­tie du titre de l’Encyclopédie a été acti­ve­ment oubliée en France mais pas aux États– Unis où c’est le monde uni­ver­si­taire qui a créé le concept de fablab, que n’aurait pas renié Dide­rot. Né au MIT et sou­te­nu par le pré­sident des USA, ce concept est une consé­quence de la culture maker, qui eut des influences déci­sives sur la créa­tion notam­ment de Apple et de Google. Qu’attend-on pour recon­naître les suc­cès qui découlent de ce lien pri­vi­lé­gié et le res­tau­rer d’urgence dans nos écoles ? 

Clas­se­ment vertical
On connaît le des­tin des rap­ports scien­ti­fiques deman­dés par le pou­voir poli­tique notam­ment à l’Office par­le­men­taire d’évaluation des choix scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques. Le clas­se­ment ver­ti­cal est de rigueur lorsque le rap­port dérange la pen­sée unique. La socié­té perd ain­si la dimen­sion d’objectivité et d’alternative, gage de la qua­li­té des déci­sions prises. 

Une technostructure étouffée par la bureaucratie

Dans les années 50, « le Prince » fai­sait appel aux élites scien­ti­fiques pour l’aider à bien déci­der, c’est-à-dire à tran­cher. Pour tran­cher, il faut savoir dire l’alternative. C’est l’époque des bud­gets de pro­gramme au début des années 70, aban­don­nés puis repris par la LOLF (loi orga­nique du 1er août 2001 rela­tive aux lois de finances) qui ins­ti­tue de nou­velles règles d’élaboration et d’exécution du bud­get de l’État, et intro­duit éga­le­ment une démarche de per­for­mance pour amé­lio­rer l’efficacité des poli­tiques publiques. Mais désor­mais mise en oeuvre par la struc­ture poli­ti­co-admi­nis­tra­tive, elle s’enlise dans la bureau­cra­tie comme le déplore la Cour des comptes. Pré­ju­di­ciable aux ingé­nieurs, cette évo­lu­tion l’est donc, aus­si, pour l’État et la socié­té civile elle-même. Le cas fran­çais est à cet égard spé­cia­le­ment grave en dépit de ses impor­tants atouts. Soyons clairs : toutes les déci­sions de la vie poli­tique, de la vie cou­rante ou de l’entreprise ne néces­sitent pas le recours à la science et la tech­nique. Mais bien sou­vent, elles servent d’habillage pour jus­ti­fier des déci­sions prises d’avance. Le pou­voir rému­nère leurs acteurs et les uti­lise pour cap­ter une forme de légi­ti­mi­té sup­plé­men­taire, fon­dée sur l’objectivité cen­sée carac­té­ri­ser la science et la tech­nique. Elles finissent ain­si de perdre leur sens et leur valeur. De même dans la vie cou­rante, l’expression « prou­vé scien­ti­fi­que­ment » est trop sou­vent uti­li­sée à tort, ce qui finit par la décon­si­dé­rer dans l’opinion. La situa­tion n’est-elle pas tou­te­fois en voie de s’améliorer ? Peut-on voir dans les nomi­na­tions de Cédric Vil­la­ni, médaillé Fields, en qua­li­té de pré­sident de l’Office d’évaluation des choix scien­ti­fiques, et de trois ingé­nieurs dans le gou­ver­ne­ment, un chan­ge­ment de para­digme ? Nous l’espérons vive­ment étant don­né les enjeux pour la com­pé­ti­ti­vi­té de notre pays. 

La tech­nique dédaignée
La tech­nique est elle aus­si concer­née. Le cas de l’École nor­male supé­rieure d’enseignement tech­nique de Cachan est édi­fiant. Cette école s’intègre depuis une décen­nie dans le sys­tème uni­ver­si­taire et devient une « école nor­male supé­rieure Paris-Saclay », déna­tu­rant de fac­to com­plè­te­ment sa spé­ci­fi­ci­té. Elle n’est plus en mesure de pré­pa­rer à l’usine du futur ce qui était pour­tant sa voca­tion. En effet, ce lieu pri­vi­lé­gié de la culture tech­nique avait des liens étroits avec l’industrie et les écoles des arts et métiers. Son direc­teur est aujourd’hui un dis­tin­gué socio­logue, alors que cette école avait tou­jours été diri­gée par des professionnels. 

Les révolutions en cours, chance ou menace ?

Aujourd’hui, les révo­lu­tions du numé­rique, de la bio­lo­gie, de l’énergie, des neu­ros­ciences et de l’industrie offrent aux ingé­nieurs l’opportunité de retrou­ver une place de choix dans la socié­té civile, sauf si la struc­ture poli­ti­co-admi­nis­tra­tive se sai­sit du thème pour le dévoyer et lais­ser certes invo­lon­tai­re­ment mais sûre­ment le champ libre aux GAFA. Sou­hai­tons qu’il soit tenu compte dans le futur des énormes moyens mis en oeuvre outre-Atlan­tique et que la culture finan­cière des ins­ti­tu­tions soit plus auda­cieuse. De grands indus­triels fran­çais, tel Renault, lancent des fonds d’investissement. Certes ils res­tent dédiés. Et pour ce qui concerne Renault, ils seront affec­tés aux start-up de l’automobile et des nou­veaux ser­vices de mobi­li­té. De plus, ils sont mon­diaux. Mais c’est un signe d’une prise de conscience qu’il faut impé­ra­ti­ve­ment inves­tir mas­si­ve­ment pour faire émer­ger les entre­pre­neurs. De même les mul­tiples pro­grammes pour le déve­lop­pe­ment des com­pé­tences numé­riques, ini­tiés par l’Europe, devraient faire en sorte que, au moins sur la for­ma­tion des hommes et des femmes, nos vieux pays aient pris la mesure de cet enjeu, notam­ment s’agissant de l’apprentissage du codage. Il reste que le déve­lop­pe­ment d’une indus­trie infor­ma­tique capable de concur­ren­cer les GAFA reste pour le moment un voeu pieux. 

Une maîtrise indispensable des réseaux sociaux

Laurent Alexandre sou­ligne dans La guerre des intel­li­gences : « La ter­rible véri­té est que les tech­no­lo­gies numé­riques déli­vrées par les GAFA rendent plus de ser­vices aux citoyens que n’importe quelle admi­nis­tra­tion. » Le déve­lop­pe­ment des réseaux sociaux véhi­cule néan­moins, dans son cor­tège de ser­vices, une pseu­dos­cience tein­tée de magie qui écrase la science véri­table par son impact sur les pro­fon­deurs de l’esprit humain et même de cer­tains scien­ti­fiques. Les réseaux sociaux ampli­fient éga­le­ment la pro­pa­ga­tion de fausses nou­velles. Les débats actuels sur la vac­ci­na­tion en sont un triste exemple. Mais il est dif­fi­cile de lut­ter contre ce qui appa­raît comme une forme de cor­rup­tion intel­lec­tuelle, de même qu’il est très dif­fi­cile de lut­ter contre la corruption. 

L'Encyclopédie
L’En­cy­clo­pé­die s’in­ti­tule Dic­tion­naire raisonné
des sciences, des arts et des métiers
.

Une grande connexité entre science, ingénierie et technique

Une grande connexi­té entre science, ingé­nie­rie et tech­nique Rap­pe­lons les liens étroits entre le milieu des ingé­nieurs et celui des scien­ti­fiques (la tech­no­struc­ture). En fait, entre la recherche pure et la recherche appli­quée, entre décou­verte, inven­tion et inno­va­tion, le pont est solide. Il est en place depuis le début de leur exis­tence. Gali­lée n’aurait pas exis­té sans sa lunette. Les décou­vertes scien­ti­fiques créent ou amé­liorent les ins­tru­ments (la rela­ti­vi­té géné­rale et le GPS). Grâce aux ingé­nieurs et au carac­tère géné­ra­liste de leur for­ma­tion en France, le lien entre la pra­tique et les théo­ries abs­traites est inté­gré à notre édu­ca­tion, notre culture et ne reste pas affaire de spé­cia­liste. Le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique actuel crée aus­si des peurs qui rejaillissent sur les scien­ti­fiques et les ingé­nieurs. Certes les garde-fous que leur com­mu­nau­té a mis en place pour les conte­nir ont des défauts. Cepen­dant l’exploitation de ces défauts par la struc­ture poli­ti­co-admi­nis­tra­tive pose problème. 

Développer un environnement favorable

Il faut donc recréer l’environnement finan­cier, cultu­rel, social pour redon­ner aux ingé­nieurs une place plus en rap­port avec leurs qua­li­tés spé­ci­fiques, de rigueur notam­ment. C’est pri­vi­lé­gier la réa­li­té objec­tive par rap­port au sub­jec­tif, le long terme du pro­grès au court terme de l’élection. C’est enfin redon­ner une plus grande séré­ni­té aux rap­ports humains et de la mesure en toute chose. À l’heure de l’intelligence arti­fi­cielle, l’adjectif humain ne doit pas deve­nir de fac­to suspect. 

Des bud­gets euro­péens encore modestes 
Le bud­get de l’Europe rela­tif à la socié­té numé­rique s’élève en 2016 à 46,2 M€. Com­pa­ra­ti­ve­ment le bud­get de la PAC est de 56 G€. Soit plus de mille fois plus. Le plan Al Gore était approxi­ma­ti­ve­ment de 500 M$ par an sur cinq ans en 1991. La com­mis­sion euro­péenne a pris la mesure de l’enjeu, et pour le bud­get de la période 2021 2027 a pré­vu un pro­gramme de 9,2 mil­liards d’euros.

Vers un humanisme renouvelé

Au XIXe siècle, le tri­angle matière, éner­gie et onde a struc­tu­ré la pen­sée scien­ti­fique et tech­nique. Il a débou­ché sur une phi­lo­so­phie, le saint-simo­nisme. Cette doc­trine qui cumule plu­sieurs plans, social, spi­ri­tuel, poli­tique, reli­gieux était com­plè­te­ment en phase avec son époque. Les grandes révo­lu­tions indus­trielles du XIXe siècle en sont la mani­fes­ta­tion la plus évi­dente. Saint- Simon a en effet repen­sé entiè­re­ment l’ordre social en faveur de l’entreprise, de l’industrie et de l’entrepreneur. Et donc des ingé­nieurs qui sont à l’origine de la pro­duc­tion et de l’amélioration de la vie. Aujourd’hui le tri­angle se trans­forme en tétra­èdre, un som­met sup­plé­men­taire, l’information, appa­raît depuis les années 50. La révo­lu­tion numé­rique offre à la socié­té de nou­velles pos­si­bi­li­tés et de nou­velles pers­pec­tives. Sans doute pour en béné­fi­cier, fau­dra-t-il lever de nom­breux obs­tacles, faire en sorte que l’économie numé­rique pro­fite à tous. Les acti­vi­tés éco­no­miques affec­tées devront être pré­pa­rées au chan­ge­ment. Le top mana­ge­ment est par­ti­cu­liè­re­ment concer­né par les enjeux de la numé­ri­sa­tion. Pour gagner, l’avenir du pay­sage fran­çais devra assu­rer une plus grande mixité. 

Des ponts à reconstruire

Il est temps de recons­truire des ponts entre la science et la socié­té civile. L’ingénieur peut jouer, sous de mul­tiples formes, le rôle d’interface ou de faci­li­ta­teur entre les spé­cia­listes et les pro­fanes. La for­ma­tion plu­ri­dis­ci­pli­naire comme la maî­trise de la com­plexi­té sont des qua­li­tés appro­priées à cet effet. Il faut aus­si grâce à une com­mu­ni­ca­tion plus huma­ni­sée retrou­ver le goût de vivre ensemble et arrê­ter l’individualisation achar­née qui carac­té­rise notre socié­té aujourd’hui. Dia­lo­guer, échan­ger entre infor­ma­ti­ciens et uti­li­sa­teurs par exemple, faire com­prendre les enjeux de l’informatique aux diri­geants comme à la jeu­nesse per­met­tra de mieux maî­tri­ser l’angoisse algo­rith­mique. Enfin, il fau­dra gérer la bipo­la­ri­sa­tion de l’économie. C’est la condi­tion pour évi­ter qu’une plou­to­cra­tie digi­tale capte l’essentiel des richesses nou­velles pro­duites. Et ain­si recréer un huma­nisme adap­té au nou­veau para­digme, au fond recréer un saint-simo­nisme du XXIe siècle. Si les ingé­nieurs retrouvent la place qu’ils n’auraient pas dû perdre dans la socié­té, ils contri­bue­ront à rele­ver ces défis. Sinon les inté­rêts finan­ciers ou poli­tiques risquent d’enclencher des mou­ve­ments cumu­la­tifs per­vers qui ne leur per­met­tront pas de béné­fi­cier des immenses avan­tages de cette nou­velle révo­lu­tion. Les ingé­nieurs devront alors sans doute se réin­ves­tir en poli­tique. Mais il y a urgence ! Le futur, c’est maintenant. 


1. Source : Denys Acker, L’abécédaire.

Poster un commentaire