Groenland

Scientifiques, ingénieurs, experts et technocrates

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Georges ROZEN (61)

Les X sont le plus sou­vent scien­ti­fiques, ingé­nieurs et/ou experts. Mais si ces acti­vi­tés peuvent par­fois être exer­cées par la même per­sonne, elles recouvrent des rôles bien dif­fé­rents dans la socié­té. Il leur est aus­si sou­vent repro­ché d’être des repré­sen­tants d’une tech­no­cra­tie, sans que l’on sache bien de quoi il s’a­git. Il est donc utile de pré­ci­ser ces rôles et leur défi­ni­tion, pour évi­ter de voir la confu­sion s’installer. 


Erik le Rouge a don­né au pays qu’il avait décou­vert le nom
de « Pays vert » (Groën­land) pour don­ner aux gens envie d’y venir 

Le scien­ti­fique ou homme de science découvre les lois de la nature et prouve leur véri­té. Seules des expé­riences repro­duc­tibles et des rai­son­ne­ments véri­fiables per­mettent de qua­li­fier les connais­sances de scien­ti­fiques et leur donnent ain­si un carac­tère uni­ver­sel. D’autres modes de connais­sance, dépen­dant des indi­vi­dus, de leurs humeurs ou de l’é­tat de la socié­té, uti­lisent des méthodes scien­ti­fiques, sans pour autant répondre à ce cri­tère. Ain­si l’é­co­no­mie ou les sciences humaines ne sont que pour par­tie des sciences véri­tables. L’homme de science n’a pas à tenir compte de l’u­ti­li­té de ses décou­vertes pour la socié­té, mais il peut par­ti­ci­per au débat pour l’évaluer. 

L’ingénieur, créateur de richesse économiques

L’ingénieur conçoit, construit et entre­tient des objets, des sys­tèmes ou des ser­vices utiles à la socié­té, à par­tir des lois de la nature et de tech­niques exis­tantes ou nova­trices. Il a ain­si un rôle majeur dans la créa­tion des richesses éco­no­miques. Comme c’est la socié­té qui défi­nit ce qui lui est utile ou non, l’ingénieur doit appar­te­nir à une struc­ture sociale et n’est donc pas com­plè­te­ment libre. Cepen­dant, en France, il est atten­du de l’ingénieur qu’il s’engage sur l’utilité de son action pour la struc­ture à laquelle il appar­tient comme pour la socié­té, et sa for­ma­tion en tient compte. Comme cette ques­tion de l’utilité est deve­nue déli­cate et poli­tique, la for­ma­tion des ingé­nieurs pour­rait évo­luer pour mieux en tenir compte. Les rela­tions entre la socié­té et les ingé­nieurs sont ain­si à double sens, et il serait pré­somp­tueux de don­ner à leurs connais­sances une valeur supé­rieure aux autres connais­sances. Cepen­dant, elles ont l’immense avan­tage pra­tique de garan­tir les résul­tats de leur mise en œuvre si on se limite à leur propre domaine. 

L’expert, homme du dire vrai

L’expert est choi­si par la socié­té pour son expé­rience et sa connais­sance recon­nues dans un domaine don­né, doit dire le vrai sur un sujet de ce domaine, qui peut néces­si­ter des connais­sances scien­ti­fiques ou tech­niques. Dans notre socié­té, une tra­di­tion très ancienne sépare le rôle des experts de celui des déci­deurs et ren­force le carac­tère uni­ver­sel atten­du de la véri­té énon­cée par l’expert.
Son rôle pose un pro­blème par­ti­cu­lier. Il lui faut sur­mon­ter la contra­dic­tion entre l’implication per­son­nelle dans son domaine d’expertise qui seule per­met l’acquisition d’une com­pé­tence recon­nue, et l’occultation de cette impli­ca­tion dans son tra­vail d’expert. À cette condi­tion, il peut don­ner une opi­nion déta­chée de toute contin­gence et dire le vrai, comme cela lui est demandé. 

Le rôle des experts sou­vent contesté
Suite à l’augmentation géné­rale du niveau d’instruction, l’expertise tra­di­tion­nelle fait l’objet de cri­tiques comme n’étant pas assez démo­cra­tique. Il en résulte de nou­velles exi­gences : res­pect plus strict de la déon­to­lo­gie, ouver­ture de l’accès à l’expertise, exten­sion de la contre-exper­tise à des sphères non judi­ciaires. D’autre part, avec l’influence de la post­vé­ri­té où le vrai perd toute valeur uni­ver­selle, par défi­ni­tion elle devient obso­lète d’où les dérives popu­listes de l’expertise citoyenne ou l’expertise auto­pro­cla-mée pro­li­fé­rant dans les médias et Internet. 

Des rôles parfois dévoyés

Le monde n’étant pas par­fait, il y a de mau­vais scien­ti­fiques qui racontent des his­toires fausses pour leurs propres inté­rêts, ain­si cer­tain ancien ministre et scien­ti­fique dis­tin­gué a réus­si à faire croire que le Groen­land a été autre­fois un pays de verts pâtu­rages et de doux cli­mat – ce qui est une pure inven­tion pas du tout inno­cente, comme l’a rap­pe­lé Le Monde ; de mau­vais ingé­nieurs qui construisent des ouvrages qui s’écroulent ; et de mau­vais experts qui ne disent pas le vrai, mais dévoient leur noto­rié­té en inter­ve­nant en dehors de leur domaine d’expertise, ou donnent un avis biai­sé par la mode, leurs inté­rêts propres ou de ceux qui les man­datent, comme ceux qui ont défen­du scien­ti­fi­que­ment les bien­faits du tabac ou de médi­ca­ments délétères. 

Glissement de sens

Compte tenu des mul­tiples confu­sions aux­quelles elle a don­né lieu, la notion de tech­no­cra­tie mérite aus­si d’être expli­ci­tée. D’après Wiki­pé­dia, la tech­no­cra­tie est une forme de gou­ver­ne­ment (d’entreprise, d’État) où la place des experts tech­niques et de leurs méthodes est cen­trale dans les prises de déci­sion. Elle n’occulte pas le carac­tère poli­tique des déci­sions et ne peut consti­tuer à elle seule un pro­jet de socié­té, mais pro­pose de tenir compte de la rai­son, de l’objectivité et de l’impartialité propres à la science et la tech­nique. La cri­tique la plus fré­quente de la tech­no­cra­tie consiste à dénon­cer la confis­ca­tion du pou­voir poli­tique par une classe sociale, sou­cieuse de ses propres inté­rêts et non de l’intérêt général.
Ce juge­ment a été por­té par des uni­ver­si­taires, des popu­listes et des pro­fes­sion­nels de la poli­tique de tous bords. Pour ces der­niers, cette méthode déran­geait leurs idéo­lo­gies ou leur propre quête du pouvoir. 

Le débat sur la technocratie doublement relancé

L’époque actuelle a relan­cé le débat pour deux rai­sons prin­ci­pales. La pre­mière est la réus­site de la Chine à sor­tir des cen­taines de mil­lions de per­sonnes de la misère avec une rapi­di­té jamais vue dans l’histoire, par des méthodes tech­no­cra­tiques appli­quées par des ingé­nieurs pour réa­li­ser un pro­jet de socié­té. La seconde est la maî­trise de la révo­lu­tion numé­rique en cours. Les détrac­teurs de la tech­no­cra­tie et de la culture scien­ti­fique nour­rissent l’absence de contre-pou­voirs aux GAFA. Leur igno­rance béate et irres­pon­sable de bons colo­ni­sés du numé­rique for­ti­fie notre dépen­dance à l’idéologie des ingé­nieurs et scien­ti­fiques cali­for­niens, pour­tant bien plus contes­table. Alors que, dans l’esprit des Lumières, l’application des sciences et de la rai­son dans l’action qui défi­nit la tech­no­cra­tie n’est pas contra­dic­toire, au contraire, avec la volon­té et la liber­té de choix de tous, c’est-à-dire avec le pro­jet de socié­té d’une démo­cra­tie renouvelée. 

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